J'avais attrapé une licorne par la queue

Par Rachael

Extrait de l'abécédaire des planètes : Ione/Histoire

Découverte voici un millénaire et demi, Ione a été jugée impropre à la colonisation. Ses terrifiantes tempêtes ravagent les terres régulièrement ; les plus apocalyptiques laissent sur leur passage une terre rase et dénuée de vie.

Mais les hommes sont têtus. Ione, enchâssée au centre de la zone la plus peuplée de la Fédération, a attiré des marginaux, des déçus du système en place sur les planètes proches. Ils y ont fait éclore une civilisation singulière. Les maisons-forteresses de douze cents ans, préservées avec amour sur les collines d'Ithéus, la capitale, illustrent l'esprit ionien, son obstination à combattre les éléments, sa détermination à garder son indépendance et à se perpétuer.

 

****

 

Le récit de Naelmo les tint éveillés jusque fort tard.

La jeune fille se sentit vaguement coupable à la pensée de Talie qui devait s'ennuyer ferme dans la seule pension du bourg côtier où les parents de Shielfen s'étaient installés. Elle veillait sur Naelmo à distance, avec ordre de Kaelán de ne pas se faire remarquer : pas de sorties en vue, même pas pour boire un verre dans un des bars de la ville. « Soirée de pénitence », avait déclaré la jeune femme avec un sens de l'autodérision que Naelmo lui découvrait. Avec cette intransigeance qui la caractérisait, elle s'en voulait de ne pas avoir su protéger la « petite » sur Oolkyuth. Si la Talie habituelle épuisait Naelmo avec ses exigences et sa vitalité débordante, la Talie morose de ces derniers jours lui sapait le moral. Tout bien considéré, elle la préférait comme avant.

Shielfen ne lui laissa cependant pas le loisir de s'apitoyer sur Talie. Il réagissait avec force aux confessions de Naelmo. Ses sentiments se lisaient sur son visage mobile autant qu'à la surface de son esprit. Il faut dire que son amie avait préparé son affaire et ne lui permit pas de beaucoup souffler. Elle avait tant savouré par avance ce moment de révélation qu'elle savait presque son « texte » par cœur. Elle ne se connaissait d'ailleurs pas ce talent de conteuse. Constatant l'attention passionnée que lui portait Shielfen, elle se régala à distiller son récit comme à se remémorer de petites anecdotes de ses semaines avec Talie. Tout n'avait pas été si noir. Quand elle arriva à la fin de l'histoire, sa voix commençait à s'érailler.

- Quand j'ai retrouvé mon père, conclut-elle, j'ai décidé que je voulais revoir tous les gens qui comptent pour moi. Ma liste est courte : tu es la seule personne en dehors de ma famille.

Shielfen secoua la tête avec stupéfaction pour la millième fois de la soirée. Il avait d'ailleurs perdu la parole au moment où Naelmo avait dévoilé l'identité de son père. Il s'était tu après avoir bredouillé qu'il n'était pas surpris, que des iris d'un tel bleu, ça ne trompait pas. Puis l'énormité de la chose l'avait submergé, et Naelmo n'avait plus tiré de lui que des borborygmes. Il paraissait... intimidé, et ça, c'était quelque chose qu'elle n'aurait jamais cru contempler venant de lui.

- Eh, t'es muet ?

Il fixa son verre, vide depuis longtemps, avec une expression songeuse ; comme s'il n'osait plus la regarder.

- C'est tellement extraordinaire, tout ça, j'ai l'impression que tu es devenue inaccessible tout d'un coup.

Il haussa les épaules, retrouvant son sourire en coin, et leva enfin les yeux sur elle :

- Ah, j'ai toujours su que tu avais un destin, Naelmo.

Elle fripa son minois dans une grimace de désapprobation :

- N'importe quoi ! Arrête avec ces histoires. Et puis, je ne suis pas inaccessible, puisque je suis là. Mon père, c'est mon père, et moi, c'est moi.

Il secoua la tête, pas convaincu.

- Tu comptes vivre où maintenant ?

- Sur Ione, à Ithéus. Théola et Delum s'y installeront bientôt, et Kaelán s'y trouve aussi, la plupart du temps. Ça risque d'être un peu compliqué quand Del va apprendre l'identité de mon père.

Shielfen écarquilla encore une fois les yeux en réalisant que Delum n'était toujours au courant de rien. Son froncement de sourcils réprobateur lui donna un visage presque féroce :

- Vous autres télépathes, vous cultivez les secrets.

- Bien souvent pour des impératifs de survie, Shiel.

Un silence tomba entre eux. Naelmo se demandait comment continuer. Shielfen n'avait rien dit sur les talents de son amie.

- Bon, c'est gentil d'être passée me voir, en tout cas, reprit-il.

Il regarda par la fenêtre, avec une expression si misérable qu'elle ne put retenir un sourire.

- Tu trouves ça comment ici ? questionna-t-elle d'une voix ingénue.

- Exactement comme tu as dû l'apercevoir : terne, triste, glacial. Paumé, inintéressant. Un endroit charmant. Mes parents ont décidé d'y rester dix ans, pour obtenir la citoyenneté d'Arkiès. Les autorités appellent ça un programme incitatif : en gros, personne ne consentirait à vivre dans ce trou glauque s'ils ne promettaient pas autant. Je la regrette, notre belle forêt, avec sa chaleur et sa magie noire, ajouta-t-il avec un soupir.

- Tu étais pourtant content de partir.

- Ouais, mais j'espérais changer pour mieux.

- À moi aussi, elle me manque.

- Tu rigoles ? Comme si tu avais eu le temps de t'ennuyer !

Elle se récria :

- Eh, t'as écouté ? Tu imagines que c'était drôle tous les jours ?

- Hum... Sur Hevéla, tu étais une petite peste arrogante. Ça t'a fait du bien de te frotter à quelques défis. Tu ne penses quand même pas que je vais te plaindre ?

Il abusait ! Elle croisa les bras avec une moue. Elle avait presque oublié que Shielfen éprouvait toujours un malin plaisir à la prendre à rebrousse-poil et à la bousculer. Entre Talie et lui, pas un pour racheter l'autre !

- Pff, pas la peine de compter sur toi pour compatir. Laisse tomber. Tu crois que c'est bien, Ione ?

- Tu rigoles ou quoi ? Tout le monde dit que cette planète est fantastique... si on omet les tempêtes et les forêts remplies d'animaux féroces. Bof, on a connu pire avec Hevéla.

Il fit un geste de la main, comme pour signifier qu'on ne devait pas attacher de l'importance à ces petits détails.

- Ça te plairait, toi, d'y vivre ? questionna Naelmo.

- Eh, arrête, tu veux bien ; tu te crois drôle ? Je suis coincé ici, mes parents sont fauchés. Ils n'ont pas le moindre sou de côté pour mon éducation, même sans viser des études dans une capitale. Quand j'aurai validé mon niveau intermédiaire, ils ont prévu que je m'embauche comme récolteur d'algues pendant quelques années. « Ça paie bien, tu reprendras tes études quand nous aurons mis un peu d'argent de côté » m'a dit mon père.

- Oh, à mon tour de compatir, répliqua-t-elle d'un ton narquois. Tu le passeras dans combien de temps, ton niveau ?

- Là, je fais traîner, pour essayer de trouver une échappatoire, mais dans trois mois tout au plus, j'aurai terminé.

- Non, ce n'est pas ça que je te demande : tu peux avoir fini au plus vite quand ?

- Puisque je te dis...

- Ah, mais zut ! j'ai compris. Oublie ta stratégie miteuse et réponds à ma question.

- Au plus vite ? Dans une semaine, le temps de passer les épreuves.

Naelmo éclata de rire, soulagée. Son plan, très simple à vrai dire, reposait sur la capacité de Shielfen à décrocher ce fichu niveau, pour pouvoir entamer des études supérieures.

- Génial ! Et si je te proposais de me suivre ? Enfin, pas dans l'instant ; tu obtiens ton machin d'abord, puis on s'arrange pour que tes parents acceptent, bien sûr. Tu... tu n'aurais pas peur ?

- Peur ? Tu rigoles. De quoi ?

Il scruta sa frimousse où pointait l'agacement.

- Peur de toi, tu veux dire ? De tes « talents singuliers » ?

Un clignement d'yeux le renseigna sur la pertinence de son hypothèse. Son large sourire découvrit deux rangées de dents blanches qui éclairèrent son visage. Son rire emplit l'espace, il se leva, agrippa Naelmo par la taille et la fit valser dans la pièce. Elle se laissa entraîner : ce satané charmeur parvenait toujours à la prendre au dépourvu.

Quand il arrêta son manège endiablé, la tête de Naelmo lui tournait. Il lui tint les joues entre ses mains en coupe et la fixa avec sérieux :

- J'ai compris il y a longtemps que j'avais attrapé une licorne par la queue, même si je me souviens avoir prétendu que c'était une chèvre.

- Ah ! T'es infernal.

Elle esquissa une moue en se remémorant cet épisode, à quoi il répondit par un grand sourire enjôleur ; ils éclatèrent de rire tous les deux.

- Et si tu découvres que je ne suis pas une gentille licorne, mais une chimère beaucoup plus redoutable ? Une hydre noire des marais ?

Cela fit grimacer Sheilfen. Il n'en avait jamais vu, et Naelmo non plus, d'ailleurs, mais l'hydre noire aux multiples tentacules faisait partie du folklore hevélien.

- Comme ce type-là, cet Ezfra ?

- Il n'était pas si mauvais ! Enfin... j'en sais rien... En tout cas, il ne méritait pas ça ! s'indigna-t-elle.

- Je n'ai pas dit le contraire. Mais il était dangereux, non ?

Elle acquiesça, de mauvaise grâce, ses ardeurs vengeresses déjà oubliées.

- Je suis sûrement un grand naïf, Nael, mais je ne crois pas que tu te satisferas d'influencer les autres, de les tenir comme des marionnettes au bout de chaque tentacule, comme ton Ezfra. Tu auras besoin de les convaincre réellement. De recueillir leur adhésion, pleine et entière.

Naelmo se demanda d'où lui venaient de telles réflexions. Peut-être, oui... peut-être qu'il avait raison. Au-delà de toute considération morale, elle se serait sentie rabaissée de se résoudre à employer ce genre de procédé... sauf en cas de nécessité, pour se sortir d'un mauvais pas.

- Sauf pour te défendre, ajouta-t-il. Là, je te crois capable de tout, et c'est plutôt rassurant pour moi !

Elle sursauta et lui jeta un coup d'œil inquiet. Par moments, on aurait juré que c'était lui le télépathe.

- Je te connais mieux que tu ne penses, fanfaronna-t-il, je sais que je ne me trompe pas.

- Pff, toujours aussi sûr de toi.

Malgré les moqueries, Naelmo se sentit soudain plus légère. C'était bon d'être acceptée pour ce qu'elle était.

- Tu es vraiment sérieuse avec Ione ?

- Tu n'imagines quand même pas que je suis venue juste pour te narguer avec mes aventures ? Tu m'as dit sur Hevéla que tu voulais me suivre, t'as pas déjà changé d'avis ? L'université d'Ithéus n'attend que toi : spécialité, hyperespace.

 

****

 

Shielfen discuta bien un peu, embarrassé de dépendre de son amie, cependant elle lui fit valoir que pour Kaelán, entretenir un, dix ou même mille étudiants n'amputerait son budget de rien de mesurable. Grâce à la possession en son nom propre de l'ensemble de la flotte hyperespace, n'était-il pas considéré depuis des années comme l'homme le plus riche de toute la sphère habitée ? Cela ne gênait pas Naelmo de le mentionner, car elle savait que cela importait peu pour lui.

Quand ils eurent fini de mettre au point leur plan, la nuit était bien avancée. Ils se quittèrent, le moral au plus haut, avec des mines de conspirateurs et la promesse de se retrouver bientôt. La seule difficulté potentielle concernait l'accord des parents de Shielfen. Pour le reste, avec Kaelán dans la confidence, rien n'était vraiment compliqué.

Naelmo scruta l'espace entre la maison et la pension du village.

- On met les voiles ? demanda-t-elle.

- Pas trop tôt ! répondit la voix mentale familière de Talie. Tout va comme tu voulais ?

- Ça ne pourrait pas aller mieux.

 

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Luciole Mape
Posté le 05/04/2020
J'ai le sourire jusqu'aux oreilles avec ce chapitre à la fois posé et entrainant qui fait du bien au récit. Admirable ! Et franchement, j'adore Shielfen.
Rachael
Posté le 06/04/2020
Shielfen, il a du chien, non ? Merci pour ta lecture !
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