La veille de l'arrivée de Théola et Delum, Kaelán aborda enfin avec Naelmo ce qui lui tenait à cœur. Son passé à elle.
Un sujet douloureux. En lui ouvrant son esprit depuis leurs retrouvailles, son père avait dévoilé avant tout ses fêlures ainsi que la mélancolie profonde qui l'habitait. Si elle n'en savait pas plus pour le moment, elle devinait que tout cela était lié à ce passé qui lui échappait. Elle avait à grand-peine ravalé ses questions et attendu qu'il fasse le premier pas.
Ce soir-là, Talie déserta la table du dîner. Elle les avait épuisés ces derniers jours, ne tenant pas en place, oscillant entre tendresse et jalousie, écoutant avec passion les récits de son père puis disparaissant sans prévenir jusqu'à l'aube. Naelmo plaignait les adversaires d'un jour qui affrontaient sa colère avivée. Combien en esquintait-elle chaque nuit ?
- Je vous abandonne en famille, balança-t-elle en début de soirée, à sa manière brusque coutumière.
Elle partit aussitôt à grandes enjambées, laissant échapper de son esprit échauffé des relents de fureur incandescente.
Naelmo compléta en pensées, à l'attention de son père :
- Puisqu'elle ne fait pas partie de la famille, c'est ça qu'elle veut dire ?
- Je lui parlerai demain, une fois encore, soupira Kaelán. Elle ne digère pas d'avoir été mise en échec sur Oolkyuth, et comme cela te concernait...
-... selon sa logique habituelle, elle me blâme pour le seul fait d'exister.
- C'est un peu cela, en effet. Talie tend à considérer que l'univers s'arrête à nous deux. Elle refuse de t'y ménager une place.
Naelmo ne put cacher l'amertume dans ses pensées.
- J'avais remarqué.
- Ne crois pas que ce soit contre toi en particulier, la détrompa son père. Talie a toujours cherché à me protéger de tout et de tous. Ton irruption bouleverse son agencement, elle se sent impuissante devant la marche des événements. Alors elle te blâme, tout comme elle maudirait le grain de sable qui grippe une mécanique bien conçue. Mais elle t'aime bien, ce qui rend les choses encore plus compliquées.
- Non, elle me déteste ! protesta Naelmo.
- Elle essaye, mais tu sais bien au fond de toi qu'elle n'y parvient pas.
Naelmo aurait désiré le croire de tout son cœur, cependant elle soupçonnait son père d'embellir la réalité. Talie se montrait souvent si... hostile envers elle. Elles s'étaient rapprochées pendant leurs voyages, mais voilà que Talie la considérait de nouveau comme une étrangère ou, pire, une rivale, et la maintenait à distance.
Il soupira.
- Cela peut te paraître étonnant, mais Talie est comme une petite fille qui craint d'être abandonnée. Une séquelle de son lointain passé, avant notre rencontre. Je n'ai jamais été capable jusqu'ici de la convaincre qu'elle est ma fille à jamais, même si d'autres se font aussi une place dans mon cœur. Mais c'est à elle et à moi de résoudre ce problème. Dînons, j'ai des choses à te raconter ensuite.
Naelmo comprit que le départ de Talie ne contrariait pas totalement son père ce soir. Impatiente, sentant que le moment tant attendu approchait, elle eut de la peine à avaler le contenu de son assiette et avait déjà oublié le menu dès la table débarrassée.
Ils s'installèrent près de la piscine. Au bord de l'eau phosphorescente du bassin doucement éclairé par le fond, la terrasse obscure leur ménageait une intimité bienvenue. Il le fallait pour évoquer un passé dont les blessures semblaient loin d'être refermées. Allongés sur les larges fauteuils, ils contemplaient les étoiles, les yeux plongés dans l'infini du ciel bleu d'encre. À vrai dire, Naelmo ne voyait pas grand-chose : les paupières palpitantes à demi closes, incapable de ralentir les battements effrénés de son cœur, elle attendait que son père se décide enfin.
Kaelán commença d'une voix douce, à peine un murmure qui obligea sa fille à tendre l'oreille. De lui à elle flottaient des relents de peine et de regrets qui s'estompèrent à mesure qu'il refermait son esprit pour ne pas la perturber. Dans ces conditions, pas étonnant qu'il préfère s'exprimer de vive voix.
- Je voudrais que tu me pardonnes, Naelmo. Quand je t'ai retrouvée, je n'ai pas su m'ouvrir à toi. J'avais enseveli mes sentiments si profondément que je redoutais ce qui se passerait si je les laissais sortir.
- J'ai douté si longtemps de susciter ton intérêt.
Les mots s'étaient bousculés, et elle n'avait pu totalement effacer le reproche dans sa voix. Ses yeux s'embuèrent et elle se mordit la lèvre pour l'empêcher de trembler. Sans qu'elle se l'avoue, cette frustration l'avait rongée.
Il lui effleura le bras du bout des doigts. Une sensation de chaleur lui chatouilla la peau. Elle se sentit comprise et déjà à moitié consolée.
- Je suis désolé si je te l'ai laissé croire. À chaque fois que je te regardais, le visage de ta mère se dessinait devant moi. Tu lui ressembles beaucoup. Vois-tu, je sais que je ne retournerai jamais là-bas.
- Jamais ? ne put se retenir Naelmo.
Malgré son ton neutre et la façon presque indifférente dont il énonçait cela, une tristesse sans fond émanait de lui.
- Ça, c'est la fin de l'histoire. Commençons plutôt par le début.
Naelmo se raidit. Allait-elle enfin savoir ? Elle tourna la tête vers lui : il souriait dans la pénombre à son impatience.
- Il était une fois une planète. Une petite sphère bleue d'où nos ancêtres se sont élancés pour venir peupler ce coin de l'univers.
- La mythique terre des origines ! souffla Naelmo.
- Cette planète, nous en avons retrouvé la trace par hasard, pendant un vol d'essai des premiers vaisseaux hyperspatiaux.
Il fit une pause et enfonça une main dans ses cheveux perpétuellement ébouriffés :
- Peu importent les détails pour le moment. Les documents que nous avions découverts étaient inquiétants. Ils évoquaient des monstres invincibles à visage humain, en guerre avec l'humanité depuis des siècles.
Il s'arrêta pour laisser Naelmo prendre la mesure de ses paroles.
- Tu ne veux pas dire... des gens comme nous ?
- C'est ce que j'ai pensé, et l'armée fédérale également.
- Ils savent, pour toi ? murmura Naelmo.
Il acquiesça.
- Alors tu es allé là-bas, affirma-t-elle.
- Ah, mais, on ne va pas avancer si tu mets ton grain de sel en permanence.
Sa voix s'était faite gentiment moqueuse. Naelmo se mordit la lèvre en se promettant de ne plus l'interrompre.
- Oui, j'y suis allé. Impossible de ne pas se sentir alarmé et curieux à la fois. C'était facile : ils voulaient un vaisseau hyperespace assez grand pour une expédition d'envergure. Le premier de cette taille ; il a fallu le construire, la Fondation l'a fait, et en échange, j'ai rejoint la mission.
Naelmo laissa échapper un petit rire ravi. Avec Kaelán, les exploits scientifiques majeurs se réduisaient à un « il a fallu » et « on l'a fait ». Il ne se mettait même pas en avant. Pourtant tout le monde savait bien que sans lui, la Fondation Eckarn n'existerait pas.
Peu importait. On entrait enfin dans le cœur du sujet. Naelmo attendit la suite, le cœur battant.
- J'avais vingt-trois ans quand nous sommes arrivés là-bas. Une planète magnifique vue d'en haut : sauvage, colorée. Des océans bleus immenses, des montagnes blanches, des plaines vertes et jaunes. Première surprise : la nuit était noire. Tu comprends ce que cela implique ?
Naelmo plissa le nez, pensa au ciel nocturne :
- Il n'y avait pas de lune ?
- Non, non ! Observée depuis l'orbite, la surface était plongée dans l'obscurité.
Zut, Naelmo était toujours arrivée de jour sur les quelques planètes qu'elle avait visitées. Son père ne la laissa de toute façon pas réfléchir davantage.
- Cela signifie qu'on ne voyait pas de villes éclairées. Et ça, ce n'est pas bon, ce n'est pas l'indice d'une civilisation avancée. Première surprise, mais pas la dernière...
Sa voix s'était faite un peu lointaine, comme s'il se revoyait là-bas, il y a une quinzaine d'années. À côté de lui, Naelmo attendait la suite, avec l'avidité d'un bambin devant un conte.
- Bon, je te passe les détails de l'exploration en altitude, qui a duré des mois. Très longue, très ennuyeuse. Des ruines désertées. Des champs cultivés, mais aucun indice de concentrations d'humains. On a fini par trouver des hameaux habités en montagne, utilisant des équipements rustiques. Puis de rares bourgs perchés, un peu plus développés. Nous avons pris contact là. Un peu rude, permets-moi de te le dire !
Naelmo ne put s'empêcher d'interrompre son père, à nouveau.
- Ils étaient hostiles ?
Il grimaça et continua sans pause :
- Hum... disons plutôt méfiants. Nous arrivions, soi-disant d'une autre partie de l'espace, avec nos machines sophistiquées. À l'évocation des télépathes de l'armée, ils ont réagi tellement négativement que nous avons craint de devoir plier bagage. Pour ces gens, les télépathes étaient des ennemis. Des ennemis à abattre. Tous.
Naelmo ouvrit de grands yeux. Était-ce pour cela que Kaelán était reparti ? Il leva la main pour interrompre la question qui menaçait encore de le couper :
- Leur civilisation avait été anéantie, deux siècles plus tôt, par ces fameux monstres invincibles, qui se nommaient eux-mêmes nazgars, secondés par des télépathes. Ils avaient tout détruit et massacré les neuf dixièmes de la population humaine, ne laissant debout ni villes ni industries. Ils régnaient désormais sur les plaines et avaient laissé aux humains les montagnes et les zones inhospitalières. De bonnes raisons pour ces villageois de les haïr, donc. À cause de cela, j'ai dû endurer plus de six mois de négociations délicates avec notre État-major. Ils refusaient de me voir risquer un orteil sur le sol.
- Mais tu es obstiné, commenta-t-elle.
- Oui, très. D'ailleurs, en attendant de pouvoir descendre à terre, c'est là-haut en orbite que j'ai rencontré ta mère.
Naelmo se tortilla sur son fauteuil, incapable de rester immobile.
- Oanell et son frère jumeau faisaient partie d'un groupe de jeunes gens que nous cherchions à familiariser avec notre culture. Ils avaient mon âge, ils étaient faciles à approcher. Je savais que par eux, j'en apprendrais davantage ; l'État-major m'avait fortement incité à espionner tous ceux qui montaient à bord.
Naelmo devina sa grimace de dégoût. Elle se tordit le cou pour essayer d'épier ses expressions, avide de trouver sur ses traits ces émotions qu'il gardait loin d'elle. Mais son visage restait lisse, ses yeux songeurs plongés très profondément dans ses souvenirs.
- La sagesse demandait que je conserve mes distances avec les Terriens, parce que tous détestaient les télépathes. Évidemment...
Il ouvrit les bras, paumes tournées vers le ciel, et rit doucement.
-... tu as fait tout le contraire, compléta Naelmo.
- Évidemment ! Il palpitait comme une aura de danger autour d'eux. Et puis cette méfiance... un vrai défi à relever. Je voulais leur montrer qu'ils avaient tort. C'est comme cela que tout a commencé.