Une famille singulière

Par Rachael

Extrait du cours élémentaire : exploration d'Hevéla

Les études font ressortir un bilan prometteur après trente ans de présence. La planète est propre à abriter la vie humaine sans modifications majeures. Les végétaux importés et les écosystèmes locaux montrent une totale incompatibilité, induisant une cohabitation sans contamination biologique croisée.

Les faibles moyens d'exploration de la colonie n'ont pas permis encore de certifier la planète pour une occupation de masse. Ce n'est toutefois qu'une question de temps, car l'absence de vie d'un niveau d'intelligence supérieure semble aujourd'hui une conclusion acquise...

 

****

 

La famille de Naelmo avait rejoint Hevéla et sa forêt six ans plus tôt, après avoir quitté Druthk un peu précipitamment. Théola avait eu quelques ennuis au jardin d'enfants où elle travaillait. Ironiquement, c'est parce qu'elle faisait trop bien son métier qu'elle avait été soupçonnée de télépathie par des parents suspicieux. Elle comprenait facilement les petits qui, eux, trouvaient normal qu'elle décrypte leurs désirs non exprimés et ne voyaient pas de mal à s'en émerveiller devant leur papa ou maman.

Depuis une quinzaine d'années, les télépathes de la Fédération étaient devenus officiellement des citoyens à part entière. Ils ne devaient pas subir de discrimination en raison de leurs talents particuliers. Pourtant, bien peu se révélaient, car cette égalité de traitement restait de la pure théorie dans beaucoup d'endroits. On assistait même ces derniers temps à un retour en arrière de la part du gouvernement fédéral qui faisait prédire à certains que leur citoyenneté allait être remise en question.

Petite fille, sur Druthk, Naelmo avait dû accepter cette nécessité du secret :

- Pourquoi faut rien dire, m'man ?

- Les gens par ici ne comprennent pas bien nos capacités et n'aiment pas tellement les télépathes.

- Mais, pourtant papa, il comprend, lui ?

Là, en général, Théola soupirait, puis se lançait dans une salve d'explications.

Théola professait que les humains ordinaires et les télépathes comme elles pouvaient vivre ensemble ; elle l'avait démontré en partageant sa vie avec Delum. Comme Naelmo s'en était aperçue en grandissant, ce n'était pas vraiment une preuve. Si son père semblait banal à première vue, falot même pour des yeux extérieurs, avec son physique quelconque qui ne retenait pas l'attention, ceux qui le connaissaient le découvraient intelligent autant que perceptif, avec le talent précieux de ressentir de l'empathie pour les créatures les plus étranges, des animaux d'Hevéla aux télépathes de la Fédération.

Ces derniers constituaient du reste une espèce exotique bien plus rare que les mygranes ou les nenems d'Hevéla. Seulement une naissance sur un million en moyenne, soit un nombre hypothétique dérisoire d'un quart de million d'individus, éparpillés et souvent isolés parmi les milliards d'âmes peuplant les planètes majeures.

Les familles de télépathes étaient encore plus exceptionnelles. Théola n'avait jamais caché à Naelmo que Delum et elle n'étaient pas ses vrais parents. D'ailleurs, s'ils avaient pu concevoir un enfant, autrefois, il ou elle n'aurait probablement pas hérité du don de Théola.

- Comme on ne réussissait pas à avoir de fille à nous, on a cherché à en adopter une qui n'avait plus de parents et par chance on t'a trouvée, avait exposé Théola à la petite Naelmo, dès qu'elle avait été en âge de comprendre.

- Est-ce que j'ai une autre maman quelque part ?

- Une maman, un papa, ou peut-être les deux, disait Théola, mais on ne sait pas qui ils sont, ni pourquoi ils n'ont pas pu s'occuper de toi.

Sur Druthk, quand des rumeurs avaient commencé à courir sur Théola, la vie était vite devenue insupportable. Naelmo, qui n'avait que sept ans à l'époque, se rappelait les regards suspicieux, les gestes méprisants et effrayés à la fois, la toile d'angoisse qui s'était tissée autour d'eux depuis ce moment.

Par coïncidence, au même moment sur Hevéla, le xénobiologiste qui inventoriait la sylve venait de disparaître. Parti plusieurs jours sur le terrain, il n'était jamais revenu. Plus aucun signe de lui ni de sa navette, l'un comme l'autre absorbés par la forêt. Les lois fédérales exigeaient que sur chaque planète en cours d'exploration, des études soient pratiquées sur la flore et la faune locales. Un remplaçant avait été réclamé ; son père avait sauté sur l'occasion, que peu lui avaient disputée, à vrai dire.

Depuis, ils constituaient la famille la plus singulière de la colonie, même si, bien sûr, personne ne savait rien concernant les « petites » particularités de Théola ou Naelmo. Vivre en forêt dans une structure légère qu'on déplaçait à chaque extension de la ville était une source d'originalité bien suffisante.

 

****

 

Laissant le nenem à son repas dans les bois, Naelmo rentra avant sa mère pour l'attraper dès son retour du travail.

Ce soir-là, Théola portait une robe froufroutante verte et rose et un collant violet qui descendait jusqu'à ses chaussures fleuries à dominante pistache. Le tout était complété par une écharpe orange nouée en turban autour de ses cheveux blonds bouclés, dans un effort pour les domestiquer. Elle paraissait jeune ainsi ; malgré quelques cheveux blancs, personne ne lui donnait les cinquante ans qu'elle avait fêtés l'an passé.

L'humour et la fantaisie faisaient partie de ses traits de caractère, ainsi qu'un certain dédain des règles établies. Comme un petit côté rebelle. Extérieurement, cela se traduisait par un physique dont les rondeurs montraient qu'elle n'utilisait pas systématiquement les programmes nutritionnels personnalisés. Si cela lui valait régulièrement des rappels à l'ordre des instances médicales, elle restait toutefois dans la limite tolérée et acceptait les remontrances avec un air contrit et totalement hypocrite.

Elle agrémentait ce physique ostentatoire d'une certaine excentricité vestimentaire, son signe distinctif dans le petit monde un peu trop uniforme de la colonie. Elle travaillait ici aussi au jardin d'enfants ; les gamins adoraient cette extravagance colorée déployée à leur intention.

Pour décourager les critiques - ou se gausser des ricaneurs -, Théola prétendait avec gravité que les teintes vives dissuadaient les animaux féroces de s'attaquer à elle dans la jungle hostile où elle risquait sa vie tous les soirs. Elle n'aurait pas pu se moquer du monde plus ostensiblement. Mais comme personne ne se hasardait dans la forêt, les gens prenaient cette affirmation très au sérieux. Leur surprise ou leur perplexité, rejouée par Théola pour sa fille, la faisait souvent rire aux larmes. C'était un de leurs amusements, à toutes les deux.

Ce soir-là, cependant, Naelmo ne donna pas à sa mère l'occasion de lui raconter sa journée. Son esprit palpitait d'impatience, ses yeux bleu foncé ne lâchaient pas Théola alors qu'elle entrait, fermait la porte, dénouait son écharpe pour laisser échapper le nuage de ses cheveux blonds aux boucles serrées, le tout dans une succession d'actions qui semblaient s'étirer à infini, jusqu'à ce qu'enfin, elle se cale dans un fauteuil avec un soupir :

- Qu'est-ce qui se passe, ma puce ?

- J'ai presque eu l'impression que la forêt me parlait, ce soir, attaqua Naelmo de but en blanc. Mais aujourd'hui, il n'y avait que les tables qui ne me disaient rien !

Elle se laissa tomber, elle aussi, dans le canapé en face de sa mère et attrapa un coussin qu'elle comprima entre ses deux mains, en un geste de frustration. Devant l'air alarmé de sa mère, Naelmo déballa tout, du guet-apens de la veille jusqu'à la disparition presque totale de sa barrière et la journée de cauchemar qu'elle avait passée. Elle parla tout haut, refusant pour une fois le dialogue mental familier : elle se sentait si fatiguée, l'esprit bourdonnant et confus !

Théola l'écouta sans l'interrompre. Seuls ses sourcils froncés et le vrombissement qui émanait de son esprit trahirent sa colère au moment où sa fille parla des quatre garçons postés en embuscade. Cela fut vite remplacé par de l'inquiétude, transparaissant de ses yeux bleu vert fixés sur Naelmo avec sollicitude :

- Ah, ça devait bien arriver, compatit-elle. Tu entres dans une période difficile, ma puce. Pour tous, l'adolescence est source de grands changements : les hormones libérées par le corps entraînent des bouleversements physiques et psychiques. Pour la plupart des télépathes, c'est aussi le moment de la révélation de leurs pouvoirs.

Théola prit un air lointain :

- Pour moi, quatorze ans, c'est l'âge où j'ai fui ma famille, pour ne pas leur causer de problèmes. À l'époque, sur Chuoo, il ne faisait pas bon être télépathe. On nous rendait responsables de l'espionnage politique au cœur du gouvernement fédéral, et cela avait donné un prétexte bien commode pour nous pourchasser. Ici, nous sommes à l'abri de ce genre de choses.

Théola n'avait jamais parlé de son enfance. Naelmo se promit de la questionner un autre jour, mais ne se laissa pas distraire de ses préoccupations :

- Mais moi, j'ai toujours été comme ça, maman, alors qu'est-ce qui m'attend à l'adolescence ?

- Tu as toujours été télépathe, c'est vrai, et ce n'est pas ordinaire. Tes capacités vont sûrement se renforcer et s'affiner. Je pense que tu perçois plus et mieux qu'avant : ta barrière se retrouve simplement en surcharge. Désolée, je ne crois pas aux punitions divines.

Elle se ménagea une pause, l'air sévère, se penchant en avant :

- Même si dans ce cas, tu l'aurais bien mérité. Tu as raison de te sentir coupable. Ce sont assurément des vauriens sans cervelle, mais tu as montré que tu ne valais pas mieux qu'eux. Tu aurais dû prévenir des adultes.

Naelmo se mordit la joue en baissant la tête, prise de vrais remords.

Delum, qui venait juste de pousser la porte et avait eu vent de la mésaventure des garçons, s'immisça dans la conversation :

- Sans compter que si l'un d'entre eux avait été tué, ce qui a bien failli se produire, ça aurait donné un argument supplémentaire à ceux qui veulent qu'on isole la ville et qu'on repousse la sylve plus loin.

- Il n'y a pas que ta forêt qui compte, Del, lui opposa Théola avec irritation. Arrête de tout voir à travers le prisme de la forêt ! Si un enfant avait été tué, ta fille aurait été responsable ; ce sont des choses graves.

- Ça n'est pas arrivé, alors, puisqu'elle regrette, tirons un trait.

Théola s'empourpra de colère, mais se contint. Delum était parfois si centré sur la sylve qu'il en oubliait les réalités. Il vivait sur un autre plan ; comme sa fille, se mouvoir au milieu des humains ordinaires lui pesait.

- Ce que cet épisode démontre une fois encore, poursuivit-il, c'est que les colons se désintéressent de la planète où ils habitent. Ni toi ni moi ne pouvons nous poster derrière chacun d'entre eux pour lui expliquer son erreur. Tes efforts avec les petits ne servent pas à grand-chose : leurs parents défont ce que tu construis patiemment avec eux.

Il se tourna vers sa fille :

- Tu dois les protéger d'eux-mêmes, Naelmo. Je vais proposer que tu prépares un exposé sur la forêt pour les autres élèves. Peut-être cela les motivera-t-il davantage qu'un programme éducatif impersonnel, qu'on n'a pas changé depuis cinq ans. Considérons que ce sera là ta manière de faire amende honorable.

Naelmo soupira avec emphase, un air tragique peint sur son minois. Du coin de l'œil, elle décela le regard complice et admiratif que Théola adressa à son mari. Il parlait de tirer un trait et il le pensait. Mais avant, il avait trouvé la punition parfaite, celle qui mettait sa fille devant ses responsabilités en la forçant à réfléchir, s'impliquer et communiquer avec les autres.

Et le pire, c'est qu'elle ne pouvait même pas lui en vouloir...

 

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Moje
Posté le 17/09/2016
J'aime toujours autant! C'est fluide et interessant, on a vraiment envi de continuer! C'est d'ailleurs ce que je vais faire!
Rachael
Posté le 17/09/2016
Merci Moje, à bientôt pour la suite, alors... ;-)
Fannie
Posté le 07/09/2016
Salut Rachael,
Je suis venue voir les changements. (Je fais un rapide commentaire pour les trois chapitres).<br />J'aime toujours autant ton écriture et à mes yeux, il n'y a aucune longueur dans ces trois chapitres. Au contraire, je te trouve plutôt concise et parfaitement claire, bref, efficace. Peut-être que mon regard change légèrement maintenant que j'ai lu d'autres plumes et qu'avant, je ne t'aurais pas qualifiée de concise...
C'est bien que tu aies laissé l'ancienne version pour qu'on puisse voir les changements. Je suis rassurée qu'il n'y en ait pas beaucoup.<br /> <br />(J'ai résolu mes problèmes de mise en page en faisant transiter mes commentaires par un document txt.)
Comme je suis toujours aussi pinailleuse, j'ai quelques toutes petites remarques :
- J'écrirais arbres-ressorts plutôt qu'arbres-ressort, même si chaque arbre forme un seul ressort. (Chapitre 1)<br />- Dans le dialogue, j'aurais mis une virgule avant "de toute façon", mais pas après "et puis". (Chapitre 1)<br />- J'écrirais : "qui faisait prédire à certains que leur [plutôt que la] citoyenneté allait être remise en question." (Chapitre 3)
- "les créatures les plus étranges, des animaux d'Hevéla aux télépathes de la Fédération" <br />J'aime bien cette association.
À bientôt, sur le forum ou ici. 
 
Rachael
Posté le 07/09/2016
Salut Donna,
C'est gentil de repasser par ici et de déposer quelques compliments au passage. :-*)
Je mets vraiment l'accent sur le rythme dans cette relecture, alors tant mieux s'il ne te semble pas y avoir de longueurs. C'est vrai qu'il n'y a pas beaucoup de changements dans ce début. Il y en a un petit peu plus dans la suite à partir du 4, avec des redécoupages de chapitre et d'autres petites modifs. je me suis aussi un peu amusée avec les titres de chapitre...
Merci pour les détails, toujours très à propos.  
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