L'effet inverse se produit. Les Ténèbres reculent, s'éclairent.
Une image pixelisée apparait.
Les pixels réduisent de taille, le Monde prend forme sous nos yeux, jusqu'à devenir net.
Sara est assise dans une cellule du commissariat, à l'écart du groupe de trois prostituées - dont Fatime - le visage fermé, sali par ses larmes, un coin de la bouche gonflé par la gifle du policier.
Regroupées entre elles, les prostituées partagent des conseils de cuisine et de vie.
— Moi en tout cas, j'ouvre un restaurant dès que j'ai mis assez d'argent de côté. Lance Mona, la plus petite, et probablement la plus âgée du groupe. Et je n'engagerai que des femmes pour faire la cuisine, et pour faire le service. On ne peut compter que sur nous pour s'en sortir.
— Exactement ! Éructe Samia, véhémente.
— Vous voulez ouvrir un restaurant comme Al Fassia, c'est ça ? Intervient Sara timidement.
— Al Fassia, c'est qui celle-là ? Tonne Mona.
— C'est un restaurant à Marrakech. Un restaurant qui appartient à des femmes, et avec que des employées femmes. Elles font tout, de la cuisine à la comptabilité. Y'a pas un seul homme, comme pour ton projet.
Mona fronce les sourcils et répond d'un ton faussement fâché.
— Ah ouais, donc quelqu'un m'a volé mon idée avant que je l'ai eu ! C'est quand même fort la technologie d'aujourd'hui.
Son visage s'ouvre soudainement d'un large sourire sincère.
— Bah c'est pas grave, ça prouve que c'est une bonne idée alors.
— Exactement ! Éructe Samia, véhémente.
— Samia, ça va ? T'as buggé ma fille. On se croirait dans Matrix, quand y'a des trucs qui se répètent, rebondit Fatime.
— Exactement ! Éructe à nouveau Samia, mais en riant cette fois. Je voulais juste dire que c'est une super idée, reprend-elle. Plus on se serrera les coudes, moins on aura besoin des hommes.
— On aura toujours besoin des hommes... Réagit Fatime, sérieuse. Tu sais, je suis très contente d'avoir ma fille, et son idiot de père est un bon père... C'est juste que c'est un bon à rien qui préfère l'alcool au travail.
— Avant je me disais que les hommes c'est tous des porcs, mais en vrai c'est parce que nous on ne rencontre que ce genre d'hommes, réagit Mona.
— Tu parles. Les autres c'est juste qu'ils sont trop fauchés, ou trop timides, s'amuse Fatime.
— J'aime bien les timides, continue Mona. Un jour j'en ai eu un, il ne voulait que parler... Bon, des clients qui ne font que parler j'en ai eu plein en vrai, mais lui il voulait que ça soit moi qui parle, et pas à lui... À mini-lui. Et il voulait que je lui fasse que des compliments.
Le groupe de femmes explose de rire à l'unisson, à l'exception de Sarah qui ne lâche même pas l'ébauche d'un sourire.
Fatime la fixe avant de tenter de la sortir de ses pensées.
— Et toi ma fille, pourquoi t'es là ?
— C'est... C'est une erreur, hésite Sara. Je suis venue porter plainte. C'est mon prof de thèse, il m'a convoqué et...
— Et il t'a violé ! Éructe Samia, de la même véhémence que précédemment.
Fatime lui fait signe de laisser Sara répondre.
— Non, il m'a fait une... Proposition.
— Une proposition ? C'est joli comme mot, une proposition, réagit Fatime. C'est plus joli que "il a voulu coucher avec moi contre ma volonté", que l'on peut aussi traduire de façon plus claire par "il a essayé de me violer".
— C'est quoi son truc, sa petite phrase "slogan" ? Demande Mona. Ils ont tous un slogan, genre "Coucher pour gagner", ou "gémir pour réussir" ?
Un temps de d'hésitation avant que Sara ne se lance.
— Fellation contre validation.
— Ahaha... un original, j'aime bien.
— T'as un témoin ma chérie ? Demande Fatime d'un ton rassurant.
— Non.
— T'as une vidéo ? Un enregistrement audio ?
— Non. Juste quelques sms.
— Laisse tomber alors... Personne ne te croira. Et même si on te croit, tu ne peux rien prouver.
— Mais c'est pas juste. En plus je suis sûre qu'il l'a déjà fait avec d'autres étudiantes.
— Ça c'est sûr, intervient Samia. Tu n'imagines pas un slogan comme ça, tu le vis, ton esprit fait un lien qui commence souvent par une blague, et c'est après que tu en fais un slogan.
Fatime et Mona la fixent, surprises.
— Bah quoi, j'ai fait des études de marketing.
— Peut être que si je réussi à en convaincre une ou deux... Reprend Sara, imaginant déjà la suite de son combat.
— Les convaincre de quoi ? D'avouer qu'elles ont couché avec leur prof pour avoir de bonnes notes ?
L'ironie de Fatime, et l'honnêteté de sa question, laissent Sara sans réponse possible.
— Si elles le font ça sera rendu public. Et tu sais ce que c'est une fille qui couche avant le mariage, même par amour, alors imagine si elle le fait contre des bonnes notes.
— C'est pas juste. Conclue Sara.
— Non, c'est pas juste, mais c'est vrai. Bienvenue dans la réalité.
Le Monde se fige autour de Sara.
Mais cette dernière, le regard baissé, accusant le coup, n'a pas réalisé que ses trois co-détenues ont été mises sur pause.
— C'est pas juste, c'est vraiment pas juste. Si j'étais un homme rien ne serait arriv... Vé.
Sara sursaute, s'interrompt. Elle vient de remarquer la présence d'un homme debout dans un coin de la cellule.
Sa tenue - costume noir parfaitement ajusté, chemise d'un blanc lumineux, une fine cravate noire, des lunettes de soleil opaques et des chaussures en cuir impeccablement lustrées - donne l'impression qu'il sort tout droit du film Men In Black avec Will Smith.
— Bonsoir mademoiselle Sara. Je me présente, je m'appelle A.D.A.M, pour "Advanced Digital Administration Module". Je suis le modérateur du jeux dans lequel vous évoluez depuis près d'une heure maintenant.
Sara regarde tout autour d'elle. Elle réalise enfin que ses amies d'un soir sont immobilisées.
— Bon... Bonsoir... Je... Désolé, je suis un peu perturbée.
— C'est normal. Ça arrive dans ce genre de jeux ultra immersifs. C'est d'ailleurs pour ça que j'ai choisi "d'apparaître" au milieu de votre aventure. Pour vous rappeler qu'il ne s'agit que d'un jeu.
— Ça veut dire que ce n'est QUE le milieu de la partie ?
— En fonction de ce que vous déciderez. Oui.
— Comment ça ?
— Deux choix s'offrent à vous. Vous arrêtez la partie maintenant, ou vous continuez...
— Mais si j'arrête j'ai perdu ?
— Oui... Dans un sens.
— Alors je veux continuer. Je n'ai rien fait, je ne peux pas me retrouver en prison comme ça. On est pas dans une partie de Monopoly.
— C'est vous qui décidez, dans ce jeu vous êtes maître de votre Destin. Choix validé.
Un cri retentit, faisant sursauter et se tourner Sara, l'espace d'un instant.
— Sara Guerrouj !! Sara Guerrouj !! Hurle un policier approchant.
— Waouh, ça c'est de l'organe. Grimace Fatime. J'en ai eu des clients bruyants, mais lui il doit se trouver à 12 sur l'échelle de l'auto-satisfaction... Et y'a que 6 niveaux.
— C'est comme les gars avec les grosse voitures, plus c'est gros ou bruyant, plus t'as un truc à cacher, surenchérit Mona.
Sara est surprise par le retour à la vie des filles.
Elle cherche l'homme en noir du regard tout autour de la cellule, en vain.
— Ou plutôt pas grand chose à cacher. Conclut Samia dans un éclat de rires contagieux.
— Hé, les comiques ! C'est qui Sara Guerrouj ?! Insiste le policier, autoritaire.
— C'est... C'est moi, Monsieur, répond Sara tout en levant le doigt, hésitante, telle une élève trop timide qui connait la réponse mais sait que cela ne lui apportera rien de bon.
— Allez dépêche toi, ordonne-t-il sèchement. C'est pas le moment de dormir. Visite conjugale !
Sara se lève, surprise.
Le Monde autour de Sara se pixelise - des pixels de plus en plus gros, puis de plus en plus sombres - jusqu'à devenir entièrement noir.
Un logo apparaît: "Réalité-ЯR-Réelle"
Sous le logo une barre de téléchargement qui progresse jusqu'à atteindre 100%.
Le logo disparait. Le Monde n'est plus que Ténèbres.
------------
L'effet inverse se produit. Les Ténèbres reculent, s'éclairent.
Une image pixelisée apparait.
Les pixels réduisent de taille, le Monde prend forme sous nos yeux, jusqu'à devenir net.
Sara est assise à une table, immobile, au cœur d'une pièce aux murs de carrelage blanc ternis par le temps, une sorte de salle d'interrogatoire de série policière américaine.
La lumière blafarde des néons souligne la froideur clinique de l'endroit.
Face à elle, de l'autre côté de la table, son fiancé fait les cent pas. Ses mouvements sont nerveux, mécaniques, et son regard, sombre, brûle d'une tension qu'il ne cherche même pas à dissimuler. Ses poings serrés trahissent une colère contenue jusque là, n'attendant que ce moment, cette confrontation, pour enfin se libérer.
— Elias, je suis tellement contente de te voir. Le soulagement dans la voix de Sara est sincère. Il faut que je te raconte ce qui m'est arrivé, il faut que tu m'aides.
— Il faut que tu signes les papiers, lui répond-il froidement, sans même la regarder.
Sara baisse le regard. Devant elle, sur la table, un document écrit à la main, signé et cacheté.
Elle s'en empare, et commence à le lire.
— Tu veux annuler les fiançailles ? C'est bien ça ?
Sara fixe son ex-futur mari, avant de le relancer.
— Tu ne veux plus te marier ?!
— Ça te surprend ? Tu pensais vraiment que j'allais accepter de me marier à une pute ? Sérieusement ?
— Je ne suis pas une pute !
Sara ponctue sa phrase en bondissant de sa chaise.
— Les policiers ont dit qu'ils t'ont ramassée dans un bar avec une demie douzaine d'autres prostituées.
— Quoi ?! Mais ça va pas, je suis venu ici pour...
— Tu n'es pas venue ici ! Insiste-t-il, la police t'a ramené ici.
— Non, c'est faux, se défend-elle, je suis venue ici directement après les cours.
— Et pour quoi Sara ? Tu es venue ici pour faire quoi ? Hein ?
Les deux mains fermement appuyées sur la table, Elias se penche légèrement vers Sara, rapprochant son visage dans un geste de défit. Son regard, chargé de morgue et de jugements, la transperce comme une lame gelée, avant qu'il ne reprenne, son ton aussi tranchant que son attitude.
— Je suppose que tu vas me dire que, toouuuut ça, c'est juste un grand malentendu... C'est ça ?
— Oui, oui, bien sûr que c'est ça ! Mais personne ne veut m'écouter. Je suis venu pour porter plainte contre mon directeur de thèse, et là ce policier il m'a frappé, et... Et il m'a mise ici avec toutes ces femmes, et...
— Arrête ! Arrête de mentir !! La coupe-t-il enragé. Et puis de quelles femmes tu parles ?! C'est pas des femmes, c'est des putes !!
Sara reste sans voix. Submergée par l'émotion, elle se laisse retomber sur sa chaise, le regard brouillé de larmes naissantes, fixant le sol, résignée.
— Quoi que je dise ça ne changera rien c'est ça ?
— De toute façon j'aurais dû me méfier. Ma mère me l'a toujours dit, une fille qui couche avant le mariage c'est forcément une pute.
— Espèce d'enfoiré. En fait t'es comme les autres.
— Pas vraiment, moi j'ai pas eu besoin de payer pour te baiser.
Sara redresse la tête et le fixe d'un regard ardent, ses yeux brûlant de colère, d'où s'écoulent des larmes au goût salé d'une amertume infinie.
— Et n'oublie pas de signer les papiers. Je ne veux pas que ton nom salisse le mien.
Sara essuie ses lames, reniflant, avant de lever les yeux vers le plafond à la recherche d'une aide supérieure, avant de penser à voix haute.
— Et là, y'a pas de choix possible, c'est ça ?!
La voix qui retentit, en réponse à sa question, est celle de celui avec qui elle pensait fonder une famille il y a encore cinq minutes de cela.
— Non, t'as aucun choix. Parce que t'es qu'une pute !
Le dernier mot résonne, tel un écho maudit destiné à la hanter pour l'éternité.
Le Monde autour de Sara se pixelise - des pixels de plus en plus gros, puis de plus en plus sombres - jusqu'à devenir entièrement noir.
Un logo apparaît: "Réalité-ЯR-Réelle"
Sous le logo une barre de téléchargement qui progresse jusqu'à atteindre 100%.
Le logo disparait. Le Monde n'est plus que Ténèbres.