Au Maroc, chaque ville a sa couleur de taxi inter-urbain. Bleu océan à Rabat, jaune sable à Marrakech, rouge sang à Casablanca. Et à Casa, ceux que l'on appelle les petits taxis en sont probablement l'élément le plus vital, irriguant les artères de la ville comme de véritables globules rouges transportant l'oxygène que sont ses habitants. Sans interruption. De jour comme de nuit. Tout au long de l'année.
La conduite chaotique des chauffeurs - les chauffeuses sont plus rares, et plus respectueuses du code de la route, il faut bien l'avouer - est célèbre à travers tout le pays. Ils s'arrêtent n'importe où, déboitent sans prévenir, déboulent parfois à contresens s'il le faut. Les clignotants sont des options, les ceintures des accessoires décoratifs, et l'utilisation du klaxon un langage à part entière. Leur couleur, leur bruit, et leurs excès, tout fait partie du paysage sonore et visuel de Casablanca, dont on peut sentir battre le pouls à chaque trajet - à moins qu'il ne s'agisse de l'accélération de notre propre coeur à chaque stop ou feu rouge grillé.
Ces voitures rouges au code de la route spécifique font un peu office de spécialité locale. Chaque Casablancais est, au moins une fois dans sa vie, monté dans l'un de ces bolides, chaque Casablancaises a une anecdote à vous raconter, chaque touriste Européen a été marqué par son premier trajet. D'ailleurs, la première chose qui marque un étranger n'est pas la façon de slalomer au coeur de la circulation, mais la raison. Les petits taxis sont l'ancêtre des transports en commun. Le chauffeur s'arrête autant de fois qu'il le faut, jusqu'à ce que le taxi soit plein de ses trois passagers.
C'est probablement pour ça que le chauffeur de la petite 206 rouge - une survivante des années 90, car aujourd'hui les Dacia dominent largement le cheptel - surmontée d'un porte-bagage noir sur lequel est peint en jaune "TAXI", avance plus lentement qu'il ne le pourrait, voire même qu'il ne le devrait, le long de la Corniche de Casablanca - avec la grandiose mosquée Hassan II en ligne de mire. Comme si le chauffeur était à la recherche de quelque chose, ou plutôt de quelqu'un.
Trois jeunes hommes sont assis dans ce petit taxi rouge sang. Les deux installés à l'arrière ne sont pas des clients, mais des amis du chauffeur. Ce dernier, Youssef, mi-trentaine en faisant plus, est le plus âgé, et le plus nerveux des trois. Le regard sombre, les yeux plissés, il observe nerveusement les passants. Mounir, le gamin du trio - et si l'on demandait à leur entourage féminin, le plus beau gosse des trois, mais clairement pas la roue la mieux huilée de la charrette - fait sursauter Mounir en poussant des cris plus proche de la mouette que de l'humain.
— Poulettes à deux heures !! Poulettes !! Pouleeettes !!!
— Hé ! S'pèce de malade ! C'est ça pour toi s'faire discret?! L'engueule Youssef.
— Poooeet poet poet poet poet poet poooeet !!
L'imitation, très personnelle, d'un gallinacé femelle est l'oeuvre de Hamza, tête passée par la fenêtre de la trop ancienne 206 rouge vif, et le regard fixé sur deux jeunes femmes marchant tranquillement sur le trottoir - sortant d'un brunch entre copine face à l'océan, ou en direction d'un café à la mode où l'on se montre autant que l'on regarde.
— Sacrés morceaux hein ? Surenchérit Mounir, un large sourire dévoilant une double rangée de dents parfaitement alignées. Et morceaux avec plusieurs X, si vous voyez ce que je veux dire.
Youssef slalome dangereusement entre deux voitures, dans une circulation surchargée. Malgré son air sombre et concentré, il participe au jeux de ses deux comparses.
— On voit toujours c'que tu veux dire, répond Youssef, avant de pointer du doigt un... Troupeau de poulettes à 2h !!
— À 2h ?... Mais il est même pas midi !!
— Hamza, t'as arrêté l'école à quel âge ? À 2h ça veut dire devant à droite, s'pèce d'ignorant !
Mounir éclate de rire, avant qu'Hamza ne réitère son imitation de poule.
— Poooeet poet poet poet poet poet poooeet !!
— Mais où est-c'qu'elles vont habillées comme ça ? Grommelle Youssef. Elles s'respectent même pas.
— Waouh !! T'as vu celle du milieu ?! Mounir accompagne son exclamation d'un coup de coude à Hamza. Quel canon ! Ça donne pas envie de rentrer seul ce soir.
— Regarde moi ces fesses ! Popopooo... Ça vaut bien un 10 sur 10 non ? Rebondit Hamza.
— Ouais, mais je préférais celle de toute à l'heure. Celle là je dirais un bon gros 9, mais pas plus.
— Celle de toute à l'heure ? Quoi, la blonde !? C'est parce que c'est une gaoulïa, c'est tout. Elle avait le cul tout plat, c'est pas comme nos soeurs !
Le duo comique formé par Mounir et Hamza conclue son sketch dans un éclat de rires complices.
— C'est pas nos soeurs ça ! Intervient Youssef, nerveux. Si jamais j'vois ma soeur habillée comme ça, j'la...
Il s'interrompt de lui même, bouillonnant de colère.
— Arrête toi aussi, glisse Mounir à Hamza. Je t'ai dit de pas parler de sa soeur comme ça.
— Mais j'ai pas parlé de sa soeur.
— Ces filles là, tout c'qu'elles cherchent c'est d'l'argent. Reprend Youssef.
— Tu crois qu'il y en a qui sont mariées ? Demande Mounir à Hamza.
— Euh... Sûrement... Pourquoi ?
— Bah... J'ai entendu un politicien dire qu'une femme mariée coûte moins cher qu'une petite amie alors, comme j'ai pas beaucoup d'argent... Je me disais que...
Hamza rit aux éclats à la remarque de Mounir, d'un rire si sincère qu'il en est contagieux. La colère de Youssef s'est dissipée. Il se joint au rire de Hamza.
— Mounir, suis mon conseil, arrête la politique !!
Le rire d'Hamza redouble d'intensité.
— Mais pourquoi vous riez comme ça ?
Devant l'incompréhension totale de Mounir, Hamza ne tient plus, des larmes s'écoulent sur son visage.
— Arrête, sinon je vais m'pisser d'ssus !
Youssef ralentit, actionne le clignotant, et se dirige vers la droite, se rapprochant du trottoir.
— Bon, assez rigolé. Et surtout maintenant vous la fermez. On est là pour s'faire d'l'argent, pas pour s'promener.
Mounir acquiesce d'un mouvement de tête. Hamza, lui, a du mal à effacer son large sourire d'un seul coup.
— Ok, mais il va quand même falloir que j'aille pisser. Conclue-t-il en essuyant ses larmes.
Youssef quitte le boulevard de la Corniche juste avant d'atteindre la grande mosquée. Il n'a pas besoin de lever les yeux vers son imposant minaret pour sentir son ombre peser sur lui. Il sait que ce qu'ils disent, ce qu'ils ont fait, et ce qu'il s'apprête à faire, sont un affront à la foi, et à la morale. Mais parfois, les péchés font partie de vous, que vous le vouliez ou non. C'est écrit. Comme un mauvais tatouage que l'on préfère cacher plutôt qu'effacer. C'est plus simple.
Alors il tourne, s'éloigne du regard de Dieu, comme si changer de rue pouvait suffire à tromper son Jugement. Il bifurque à droite sur Zerktouni, s'enfonçant dans les entrailles de la ville. Devant lui se dressent les Twins, deux tours jumelles qui transpercent le ciel casablancais, symbole de l'entrée de la ville dans la modernité à la fin du siècle dernier. C'est vers elles qu'il roule, attiré par ce double phare de verre et de béton, au coeur du quartier Maarif.
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Accroupie dans un recoin d'ombre, Sarah se cache, en silence, retenant jusqu'à son souffle.
En pénétrant dans cette pièce à l'abandon, plongée dans les ténèbres, personne ne pourrait distinguer Sarah, personne ne pourrait imaginer que cette forme, en boule contre un mur, cache un être humain.
Tout en s'empêchant de céder à la terreur qui l'assaille, elle essuie ses larmes en silence. De la même façon qu'on ne peut lutter contre des larmes de joie ou de rire, elle ne peut réprimer les siennes, mais elle ne se permet aucun reniflement nerveux, aucun sanglot.
Ses yeux se sont habitué à la pénombre. Sarah se redresse lentement, et se met en mouvement. Elle avance, un pas après l'autre, attentive au moindre son.
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Ses longs cheveux lâchés, habillée d'une salopette-short en jean s'arrêtant au-dessus du genoux - féminine dans la coupe, androgyne dans l'attitude - et d'un simple tee-shirt blanc, Sarah sort d'un petit magasin de bricolage en centre ville, une anomalie locale coincée entre deux vitrines de prêt-à-porter aux enseignes internationales.
Sac à main sur l'épaule, elle porte deux sacs d'une seule main - l'un d'eux est un sachet de courses rempli d'outils et de produits pour voiture, l'autre est une robe dans son emballage en plastique, tout droit sortie du pressing - tout en plaquant son téléphone à l'oreille du côté de sa main libre, alors qu'elle traverse lentement le large trottoir qui longe le boulevard Massira.
En pleine conversation avec Ilias, son futur mari, elle jette un oeil à la circulation du boulevard, comme cherchant une voiture du regard.
— Oui, oui, j'arrive hbibounet. J'arrive... Là ? Bah je sors tout juste de la droguerie à Massira... Si, y'avait plus près, mais pas au même pris. Chacun ses contacts... Bien sûr, juste le temps de rentrer me changer et je vous rejoins au restaurant, promis... Non, ne t'inquiète pas.
Puis ironique, énumérant une liste, comme répondant à un interrogatoire.
— Oui, j'ai récupéré des outils pour réparer TA voiture... Oui, je les ai avec moi... Oui, j'ai aussi récupéré ma seule vraie robe pour m'habiller en fille... Quoi les dessous sexy ?
Sarah réalise qu'elle a bel et bien oublié quelque chose. Alors qu'elle écoute son futur mari, son regard trahit sa recherche d'une bonne excuse, puis:
— Mais est-ce que les dessous les plus sexy, c'est pas quand il n'y en a pas ? Hein ?
Elle accompagne la fin de sa phrase d'un sourire et d'un regard si équivoques qu'il n'y a pas besoin d'être en visio pour les voir.
Alors qu'elle approche du bord du trottoir, Sarah coince son téléphone entre sa joue et son épaule, et fait machinalement signe de la main pour appeler le petit taxi rouge qu'elle vient d'apercevoir du coin de l'oeil.
— Hbibou, tu sais, si tu voulais une femme au foyer qui te prépare des petits plats et t'attend à la maison en porte-jarretelles, il est encore temps que tu te rendes compte que tu t'es trompé.
Le petit taxi vient de s'arrêter à son niveau.
— Attends, y'a un taxi...
Sarah ouvre la portière avant de sa main libre, récupère ensuite son téléphone, dépose ses sachets au pied du siège passager, avant de s'y installer, et de refermer la portière. Elle clôture ainsi une chorégraphie parfaitement maîtrisée, tout en annonçant sa destination au chauffeur de taxi.
— Rond point Bachkou, quartier Taddart.
Le taxi démarre aussitôt.
— Hein ?... Euh, non, en taxi, reprend-telle. Bah parce que Nadia a dû partir pour aller récupérer ses enfants, son mari avait une urgence apparemment. Quant à moi, mon futur mari a emprunté ma voiture pour aller chercher ses parents à l'aéroport, tu te souviens ?
À l'arrière du taxi, Hamza et Mounir sont accrochés à la conversation de Sarah comme devant une sitcom.
— Euh... Non, je ne sais pas, je ne l'ai pas rappelée. Oui, promis... On appellera ma mère ce soir, tous ensemble.
Le regard de Youssef, hésitant dans un premier temps, dérive discrètement en direction des jambes de Sarah.
— On verra. Moi aussi j'aimerais qu'ils soient là tous les deux pour le mariage mais... Je sais, mais on n'est pas dans un film Américain où tout s'arrange à la fin.
Sarah remarque le regard de plus en plus insistant du chauffeur sur ses jambes. Elle tend la main vers sa robe sous plastique et la repositionne, la remonte, afin de cacher ses jambes du regard de Youssef, avant de mettre un terme à sa conversation téléphonique, gênée.
— Je... Je dois te laisser. On en reparlera ce soir. Je suis là dans une heure... Oui, maximum, promis... Je t'embrasse.
Sarah raccroche et range son téléphone dans son sac à main, qu'elle tient serré contre sa poitrine. Elle vient de prendre conscience des regards pesants, et des oreilles à la curiosité insidieuse, uniquement dirigées vers elle.
Un silence de plomb pèse sur l'habitacle du taxi.
— Alors comme ça vous allez vous marier ? Demande Mounir, brisant la glace. Toutes mes félicitations !!
— Euh oui. M... Merci. Hésite Sarah, tendue.
— Je suis désolé, je ne voulais pas être indiscret, mais vous savez, le téléphone...
— Non, non, c'est moi qui suis désolée d'être aussi malpolie.
— Malpolie et impudique ! Tonne Youssef.
— Pardon ? Réagit Sarah.
— T'as pas honte de t'habiller comme ça ? Relance-t-il.
Sarah est choquée, autant par la question que par le ton nerveux, voire haineux de Youssef.
— Qu... Quoi ? Mais c'est quoi cette question ? Réagit Sarah, prise de court. Tu te pre...
— Ton mari c'pas un vrai homme ! La coupe Youssef, autoritaire. Sinon il t'laisserait pas t'habiller comme ça !
— Mais pour qui tu te prends pour me dire ça ?! Espèce de fou ! Arrête toi tout de suite !
— Hamza !!
Hamza obéit d'instinct à l'ordre de Youssef. Il empoigne les cheveux de Sarah, et la tire en arrière. La tête de Sarah est plaquée contre l'appui-tête.
— Ahhhahhhhh !! Sarah hurle, plus de peur que de douleur. Lâche moi ! Laissez moi descendre !
— Ton père, il t'a mal élevée. Et c'est pour ça qu't'as l'air d'une pute, et c'est aussi pour ça qu'tu crois qu'tu peux m'dire c'que tu veux, répond froidement Youssef.
Sarah se débat et panique. Elle hurle, tape des pieds devant elle, remue les bras dans tous les sens, essayant de se libérer.
— Hé, mais vous êtes tarés ! Arrêtez ça les gars, réagit mollement Mounir.
Sarah se débat, tente de libérer ses cheveux, mais Hamza la tient fermement.
Sarah change alors d'objectif. Elle s'en prend au chauffeur, qu'elle atteint d'un violent revers de la main gauche. Deux fois de suite. Youssef est obligé de s'arrêter sur le bas coté. Malheureusement pour Sarah, le taxi a quitté le centre-ville pour une zone pavillonnaire déserte.
— S'pèce de garce, reprend Youssef, une main sur le côté du visage, à l'endroit du coup reçu. J'vais t'apprendre à respecter les hommes moi.
Youssef sort un "tazer" de la poche de sa veste.
La tête bloquée, Sarah ne voit pas la main de Youssef s'approcher de ses côtes, mais elle comprend aussitôt ce qui lui arrive lorsqu'elle est prise de violents soubresauts provoqués par les 100.000 volts parcourant son corps.
Électrisée, elle finit par perdre connaissance.
Hamza relâche les cheveux de Sarah, dont la tête retombe sur le côté, se bloquant contre la vitre, comme si elle dormait. De la bave s'écoule de sa bouche entrouverte.
— Mais vous êtes complètement fou. Panique Mounir. Pourquoi t'as fait ça ? Il faut l'emmener à l'hôpital maintenant, sinon on va...
— Ferm'là !! Le coupe Youssef, autoritaire et enragé. C'est quoi ton problème ?!
Youssef fixe Mounir droit dans les yeux. Son regard noir n'attend qu'un mot, qu'une réaction de Mounir, pour en faire sa seconde victime.
— Tu devrais plutôt m'remercier, grâce à moi demain matin tu s'ras plus puceau.
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