Acte I : Petit oiseau

 

Madame Clarisse savait Monsieur sans scrupules en affaires — qu’est-ce que la morale, après tout ? — et cela lui convenait parfaitement, tant que son confort et son oisiveté demeuraient intacts.

La règle non dite exigeait qu’elle détournât le regard de ces manigances, après tout, sa condition la condamnait au silence. En retour, elle se prêtait aux jeux attendus de son rang : confidences sucrées autour de porcelaines fleuries et promenades feutrées sous les feuillages paisibles des allées.

Elle devait porter l’honneur de son époux, préserver le nom, l’apparence, le décor. Paraître, toujours. Offrir un sourire, même lorsque l’univers s’effritait à ses pieds, même lorsque son propre souffle voulait fuir le théâtre des mondanités.

Était-elle heureuse ? Elle l’ignorait. La question ne s’était jamais invitée à ses pensées. Nulle part, dans son éducation bien repassée, on ne lui avait laissé l’espace pour l’envisager. Le bonheur, pour elle, n’était pas un but : c’était un mot lu dans les contes chevaleresques, réservé à celles qu’on ne destinait à rien, sauf à rêver.

Elle n’était ni vertueuse ni cruelle, elle était là, simplement là, à sa place assignée. Présence discrète dans un décor figé, elle remplissait son rôle sans élan ni écart. On ne lui demandait rien de plus qu’un silence bien tenu.

Sous une ombrelle et la fraîcheur tachetée des platanes, elle se promenait avec, en écho, le rire de marmots qui jouaient autour des fontaines du parc public. Chacun de ces éclats de joie fendillait un peu plus son cœur, elle qui rêvait d’une maison vibrante de rires et de pleurs enfantins, d’ombres fugaces courant entre les meubles et d’un désordre vivant.

Elle n'était pas avare en effort, mais toujours, à la nouvelle Lune, le rouge discret de l’échec venait fleurir ses draps, une offrande muette que son ventre, encore vide, faisait à la nuit.

Par une agréable journée de fin de printemps, alors que l'été, déjà pressé, étendait ses ramures sous le soleil, madame Clarisse se promenait. Fidèle à elle-même, elle allait dans le parc baigné de lumière, l'ombrelle tenue dans sa main gauche, son chagrin dissimulé dans l'autre.

Les oiseaux chantaient haut dans les arbres, leurs voix légères flottaient dans l’air doux du matin. Les merles, d’un noir brillant, lançaient leurs trilles mélodieux tandis que les mésanges sautaient de branche en branche. Parfois, un rouge-gorge solitaire se perchait sur une ramure, son chant cristallin s’élevait dans la quiétude du parc. Sous cette symphonie d’oiseaux, Clarisse errait, le regard perdu dans le lointain. Les trilles des merles et les chants des mésanges se mêlaient avec harmonie mais rien ne parvenait à apaiser le tourment discret qui habitait son cœur.

Au détour d'une allée, un son étrange attira son attention : des pleurs discrets, à peine audibles. Là, sous un arbre, une petite silhouette tremblait : un véritable ange en pleurs, se tenait seule. Ses yeux pleins de larmes brillaient dans la lumière tamisée et ses sanglots se mêlaient au chant des oiseaux, harmonie de beauté et tristesse.

Clarisse s'approcha, son ombrelle effleurait le sol sous ses pas. Elle s'agenouilla, ses yeux se posant sur le visage de la petite fille, du petit ange aux yeux bleus mouillés. Les pleurs se faisaient maintenant plus discrets.

— Ma pauvre enfant... Que fais-tu ici toute seule ? demanda Clarisse d'une voix douce.

La petite renifla, essuyant une larme et baissa les yeux. Incertaine, elle murmura :

— Je me suis perdue. Je ne sais pas où est mon père...

Clarisse, avec un regard empli de compassion, lui prit la main.

— Où l’as-tu vu pour la dernière fois ? insista-t-elle, son regard scrutant les alentours.

La petite leva les yeux puis secoua doucement la tête.

— Je... il m’a dit de rester ici, de ne pas bouger. Je ne sais plus où il est allé... Elle baissa les yeux, visiblement confuse.

Clarisse la regarda un instant, son cœur se serrant pour elle.

— Ne t’inquiète pas, je vais m’occuper de toi. On va trouver une solution. Comment t'appelles-tu ?

— Miranda, Madame.

Sa petite robe, d’un blanc immaculé, était d’une coupe simple et élégante, avec des détails subtils : une broderie délicate sur le col, des plis parfaitement disposés. Rien n'indiquait qu'elle était une enfant des rues, ni même qu'elle avait été longtemps seule. Ses manières, à la fois douces et précises, trahissaient une éducation soignée, un raffinement que l’on ne trouvait pas souvent dans les rues, même parmi les enfants des familles les plus respectables.

Clarisse, touchée par la douceur tranquille de la petite, lui sourit doucement, sans un mot, avant de tendre une main dans sa direction. Pas de gestes brusques, pas de précipitation, juste une invitation tacite à marcher ensemble. Elles se mirent en mouvement, l'une à côté de l'autre, dans une lente déambulation sous les platanes. Le soleil filtrait à travers le feuillage et tissait des ombres mobiles sur le sol. Le monde autour d’elles s'était suspendu dans une étrange quiétude.

Clarisse engagea la conversation, d'abord avec des banalités, des questions légères sur le parc, le temps, les oiseaux. Ses mots étaient mesurés, cependant une chaleur nouvelle prenait place dans sa voix, une chaleur qu’elle n’avait pas éprouvée depuis longtemps, depuis ses propres rêves de maternité sans écho. Elle parla de ses promenades solitaires, des saisons changeantes, des souvenirs lointains de l’enfance. Elle se permit même de rire un peu, une légère éclatante qui la surprit elle-même.

Toujours sage à ses côtés, Miranda hochait la tête. Ses yeux brillants se levaient parfois vers les oiseaux qui volaient au-dessus d’elles ou vers les feuilles qui dansaient dans le vent. Elle observait tout avec une attention discrète. Le silence entre elles, bien que doux, ne pesait pas ; il se remplissait des bruits du parc, des chants d’oiseaux, des pas feutrés sur le gravier.

Elles marchaient, sans hâte, à un rythme lent et méditatif. Il y avait quelque chose de délicat dans cette complicité naissante, un lien invisible qui se tissait.

En l'espace de cette petite heure, Clarisse ressentait un élan inattendu de joie, un sentiment chaud qui se répandait dans son cœur. Ce petit être, si pur et si beau, emplissait son âme d'une douceur qu'elle n'avait pas connue depuis longtemps. Plus que tout ce qu’elle avait éprouvé depuis des années, plus que les rires étouffés de ses mondanités ou les faux sourires, la présence de cette enfant la touchait profondément. Pour la première fois, elle goûtait à la vraie chaleur d'une affection sincère, du moins le croyait-elle.

Puis, soudain, alors qu'elles longeaient une haie parfumée, Miranda s’arrêta un instant, les yeux fixés sur un groupe de mésanges qui picoraient les graines au sol. Lentement, elle tourna son regard vers Clarisse, et, dans une inflexion inaudible, murmura :

— Veux-tu être ma maman ?

Le trouble envahit Clarisse, bouleversée. Elle resta silencieuse et observait Miranda avec une intensité nouvelle. Ce rêve trop parfait, trop osé, venait de se matérialiser devant elle.

Clarisse ne trouva pas les mots, mais son cœur, lui, avait déjà répondu.

 

 

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Cléooo
Posté le 20/08/2025
"Elle n’était ni vertueuse ni cruelle, elle était là, simplement là, à sa place assignée. Présence discrète dans un décor figé, elle remplissait son rôle sans élan ni écart. On ne lui demandait rien de plus qu’un silence bien tenu." -> j'ai un coup de coeur pour ce passage.
En revanche, je ne sais pas si j'adhère entièrement à la fin du chapitre. Bon, passons sur le fait que notre Cléandre n'hésite pas à envoyer un enfant en appât, je me demande si trouver un enfant ainsi, qui dit tout simplement à une inconnue "veux-tu être ma maman", appaisera le désir de maternité de la dite inconnue. C'est subtil, mais l'échec de ne pas réussir à concevoir peut être une obsession discrète et qui prend pourtant une personne toute entière, au point que c'est le processus qui importe au moins autant que l'enfant qui n'arrivera qu'ensuite.
ClementNobrad
Posté le 20/08/2025
Bonsoir Cléooo,

Je partage parfaitement ton ressenti et la crédibilité toute relative de ce plan foireux. Je te rejoins, je ne pense pas que ces quelques mots échangés entre Clarisse et Miranda puisse, en vrai, suffire à ce que la "mère" en manque d'enfant se jette sur cette dernière. J'ai voulu privilégier pour ce roman des chapitres et des arcs narratifs courts, voir très courts, ce qui ne permet pas de développer la temporalité nécessaire à des actions crédibles. J'ai préféré privilégier le "divertissant" au réalisme.

J'espère que tu profiteras quand même de ce petit arc narratif en 3 actes !

A très bientôt !
Syanelys
Posté le 03/06/2025
Oh, la poésie pourrait être de retour avec la Dame Clarisse ! C'est étrange, elle croise la route du même ange de Cléandre par pure et innocente coïncidence ! La Miranda de Troie est parfaitement mise en place de la plus ignoble des façons !

Cléandre ! Sa vie est déjà gachée par son destin ! J'espère que tu lui voleras son fardeau apès avoir détroussé les poches du stérile qui lui sert d'époux !

Et... je ne sais pas. Si je dis avoir aimé le paragraphe du ventre vide lunaire, pour qui me prendras-tu ? Très belles images.

On sent que le paternel saucissonné reste dans le coin. Prions pour que son plan angélique ne devienne pas trop démoniaque avec un monstre sur l'échiquier du larcin..

Prends soin de NOTRE Miranda, Cla'.
ClementNobrad
Posté le 17/06/2025
Ho petit oiseau ! Je viens de me rendre compte que je ne t'ai pas commenté ! M'en voudras-tu de t'avoir laissé si longtemps dans ta cage aux commentaires ? La porte s'ouvre, te voilà libre ! Va, va rejoindre Miranda, déploie comme elle tes ailes d'innocence ! Mais ne t'avise pas à fienter sur tous les manants ! Cléandre te surveille. Le vil et fourbe ! Il bouffe des pigeons.
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