Trois jours plus tard, il arriva à cheval.
Le genre de monture qu’on ne voit qu’en peinture, lustrée d’orgueil et de poussière dorée, les sabots claquant sur les pavés comme des coups de théâtre. Cléandre portait un manteau long, bleu nuit, brodé de fil d’argent, dont les pans volaient derrière lui à chaque pas. À son cou, une écharpe nouée avec une négligence savamment étudiée, et à sa boutonnière, une plume d’oiseau exotique qui semblait sortie tout droit d’un zoo pour aristocrates déchus.
Il mit pied à terre devant la demeure de Madame Clarisse avec le calme hautain d’un homme qui venait reprendre ce qui lui appartenait : une enfant, une dignité, et peut-être un service de porcelaine fine pour la route.
Le majordome, habitué à filtrer les indésirables à coup de sourcils levés, n’eut pas le temps de froncer le sien. Cléandre s’était déjà faufilé entre les rideaux, saluant l’intérieur d’un :
— Mes hommages à la vertu domestique et au bon goût suranné.
Il ôta ses gants lentement, les yeux fixés sur un miroir, ajusta son col, et tendit sa carte, vierge, bien entendu. Il n’avait jamais eu besoin de se nommer pour exister.
— Dites à Madame que le père de l’enfant est venu chercher son bien. Avec tout le respect que mérite l’hospitalité, et tout le mépris que requiert l’enlèvement d’une petite fille.
Puis il se planta dans le salon, sur le tapis le plus clair, là où ses bottes feraient le plus d’effet.
Il était venu pour jouer une scène. Et Cléandre, lorsqu’il jouait, ne supportait pas qu’on le coupe.
Le domestique, tout à fait perdu face à la scène qu’il venait de découvrir, se figea un instant, son regard se dirigeant d'abord vers Cléandre, puis vers la porte. Le monde de Cléandre ne laissait que peu de place aux hésitations.
— Eh bien ? Qu’attendez-vous pour aller chercher Madame, Monsieur ou bien les deux, peu m'en fichtre! Ne pensez tout de même pas que j’allais m’installer ici pour vous distraire, si ? Je ne suis pas venu pour observer vos tapis, aussi agréables soient-ils à regarder.
Le majordome, déstabilisé mais conscient qu'il avait affaire à un homme qui possédait le don rare de transformer chaque mot en épée, se dirigea, en traînant les pieds, vers les escaliers. Cléandre se laissa aller à une inspection minutieuse des objets autour de lui. Chaque meuble appartenait à un temps révolu et chaque broderie sur les rideaux lui murmurait : tu es dans un monde où même les meubles trouvent le temps long.
Monsieur et Madame Clarisse finirent par faire leur apparition, poussant la porte du salon dans un silence cérémonieux. Leurs regards se posèrent sur Cléandre, qui les attendait debout, l’air gravement indigné, un général sur le point de décréter la guerre pour un affront invisible.
Cléandre se tourna vers eux avec une lenteur infinie, ses yeux noirs flamboyants, prêts à enflammer le moindre objet à portée. Il laissa passer un long silence avant de briser la tension d’une voix théâtrale, parfaitement calibrée pour la circonstance :
— Ah ! Enfin, les nobles parents ! Les fameux… Si j’avais su que j’aurais l’honneur de rencontrer des voleurs en personne, j’aurais pris mes précautions. Vraiment, je vous félicite ! Vous avez tout à fait l’audace de vos actes.
Il s’approcha d’un pas, puis s’arrêta, frappé par l’injustice du monde. Il porta une main à son cœur, une autre à son front, dans un geste grandiose, et fixa Madame Clarisse d’un air accablé.
— Madame, n’êtes-vous pas un peu honteuse ? Monsieur, vous ne rougissez pas ? Voleurs, je vous dis ! Vous avez subtilisé mon trésor, mon joyau, l'innocente, la sublime petite créature qui suffisait à mon modeste bonheur et vous l’avez… et vous l’avez retirée de mes bras ! Je parle bien de ma fille, Miranda !
Il s’avança de quelques pas et fit une pause pour bien marquer l'ampleur de l'absurdité de sa déclaration.
— Vous m’avez volé ma fille ! Ma chair, mon sang ! Et cela, sous mon propre nez ! Comment oserez-vous expliquer ce crime monumental à la société ? J’ai été floué dans un monde sans justice, sans respect ! Mes droits ont été bafoués ! Je devrais porter plainte, rien ne vous sauvera, vous deux !
Madame Clarisse, dans toute sa dignité, tenta d’intervenir. Cléandre la coupa d’un geste théâtral, levant une main, aussi grande qu’un éventail pour se protéger de sa répugnance.
— Non, non ! N’essayez pas de nier ! Vous avez pris mon trésor ! Une petite fille innocentissime et voilà que vous en faites une prisonnière dans vos murs ! Rendez-la moi immédiatement, sinon je n'hésiterai pas à faire entrer la justice… Et croyez-moi, elle me connaît. Vous risqueriez fort de finir dans des tribunaux où vous ne comprendriez même pas les accusations portées contre vous. Tels des criminels en herbe, vous serez jugés pour avoir, oh, trop osé.
Il se tourna alors vers Monsieur, les yeux pétillants de défi.
— Vous m’entendez, Monsieur ? Votre femme, il est vrai, semble dotée d'une certaine beauté. Or, la beauté ne justifie pas le vol ! Ni la pensée qu’on puisse cacher une fille innocente pour soi-même ! Qui vous a donné ce droit ? Qui vous a permis de vous croire au-dessus de la loi ?
Son regard se fit plus perçant, plus malicieux, et il s'inclina légèrement.
— Alors ? Toujours muets ? Ou peut-être comptez-vous sur l’intimidation pour vous sauver ?
Il s’éteignit dans un sourire digne d'un acteur sur scène.
Monsieur Clarisse, tout à coup pris d’une fébrilité palpable, se tourna vers sa femme, l’air soudainement affolé. Ses mains tremblaient alors qu'il murmurait, plus pour lui-même que pour elle :
— Je t'avais bien dit qu'on aurait des soucis. Quelqu'un allait forcément venir chercher la petite. Il fallait qu’on aille voir la justice, tu n'as rien voulu entendre ! Que va-t-on penser de nous maintenant, hein ? Un homme dans une telle situation… sans son honneur, et voilà que cette histoire nous dépasse… C’est ma réputation qui est en jeu, et tu me l’as laissée filer !
Il laissa échapper un soupir lourd, le regard perdu, cherchant une échappatoire dans les plis de sa chemise trop serrée. Puis, dans un ultime effort pour sauver ce qui pouvait l’être, il ajouta, se tournant vers Cléandre avec un air de reproche habilement dissimulé :
— Je vous en prie, Monsieur, ne vous en prenez pas à moi. Madame, vous savez, elle… elle a toujours eu une tendresse… peut-être excessive pour ces petites choses, et voilà où cela nous a menés ! C’est elle qui a insisté pour la garder… Je suis, à vrai dire, un homme de raison, vous comprenez, c’est elle qui a voulu tout garder pour elle, toute cette… cette… innocence !
Cléandre, dont l'âme était un champ de bataille où chaque mot était une charge, écouta la tirade avec un air parfaitement stoïque, avant de se tourner vers Monsieur, son sourire devenant un peu plus acéré.
— Quelle bassesse ! Votre honneur en est plus touché que vous ne l’admettez. Vous êtes un homme, et un homme responsable, n’est-ce pas ? C’est vous le maître de maison ici, il me semble. Vous n’avez pas eu l’idée de tenir votre petite folle de madame à l’écart de ses élans ! Un vrai maître de maison, un homme respectable. Mais non, vous laissez votre honneur trembler sous le poids de vos mauvaises décisions et vous accablez votre femme. Voilà une démarche digne des plus grands !
Il marqua une pause. Il laissa ses mots s’imprégner dans l’air lourd du salon, avant de lever un doigt, l’air mystérieux et solennel.
— Mais… je vois la solution à votre problème. Une solution très simple, je vous l’assure. Que diriez-vous, Monsieur, de remettre toute cette histoire dans le bon sens, tout en donnant à votre honneur une dernière chance ? Je peux rendre les choses beaucoup plus simples pour vous, si vous suivez mes instructions et laissiez sortir le petit oiseau de sa cage…
Il s’avança d’un pas, le regard brillant de malice, attendant une réaction.
Il l'a laissée TROIS JOURS ?! Ciel...
Je ne suis pas sûre de comprendre exactement ce que Cléandre va faire, je lirai pour le découvrir. Une remarque toutefois, je me demande pourquoi Miranda ne vient pas aussi rejoindre cette scène. Aussi, je trouve qu'il manque quelques répliques (ou tentative de réplique) de la part du couple pendant les longues accusations de Cléandre. Ex : "Madame Clarisse, dans toute sa dignité, tenta d’intervenir." -> j'aurais préféré une réplique coupée, là j'ai le sentiment d'être face à des gens bâillonnés.
Une remarque :
- "Monsieur Clarisse, tout à coup pris d’une fébrilité palpable, se tourna vers sa femme, l’air soudainement affolé" -> l'air soudainement affolé me semble redondant.
Je te dis à bientôt ! :)
Oui trois jours... Cléandre est inconscient de tout ... surtout du pétrin dans lequel il se met pour une entourloupe supplémentaire. Je ne spoile pas, bien sûr, mais les mésaventures qui vont lui arriver feront que, par la force des choses, Cléandre va changer... ou du moins essayer de changer. Je lui réserve une petite évolution, vers le bien disons-nous... Pour l'instant il en est à son stade immature, comploteur et dangereusement naïf.
Merci pour ton retour sur l'effet "bâillonné" des autres personnages dans la scène, j'essaierai d'améliorer ça lors de la réécriture !
3 messages ! Allez, un 4eme ! Tu peux le faire ! :)
A bientôt ! Et merci encore
Tu es devenu un maître-chanteur des plus déplorables ! Je me dois de suivre tes mésaventures jusqu'à l'éternuement salvateur !
Atchoum. Pas très loin, en effet.