Broderies sous escroquerie

Parmi les délices que le monde offre aux âmes errantes, nul n’égale un bain d’eau chaude, parfumé de savon, où se délient la poussière des routes et les nœuds du corps lassé. Là, dans une bassine d’étain cabossée, Cléandre goûtait à ce plaisir, la panse alourdie par un repas généreux.

La chambre, modeste mais propre, exhalait une odeur mêlée de savon, de bois ciré et de drap fraîchement battu. Une toile épaisse, accrochée au plafond par un système de cordelettes improvisé, barrait la pièce en deux pour préserver l’intimité de Cléandre, dont les soupirs de contentement s’élevaient par vagues tièdes depuis sa bassine. De l’autre côté, Miranda, méconnaissable, se tenait droite comme un i, parée d’une toilette neuve aux broderies délicates. Lavée, coiffée, poudrée même, elle avait l’air d’une enfant de vitrine, œuvre d’un artisan trop zélé. Sur une chaise, soigneusement pliés, reposaient des tissus somptueux et un costume d’homme flambant neuf, à la mesure de ce que porteraient les fils dorlotés des dignitaires. Une filouterie se tramait, et tout, jusqu’aux coutures, avait été payé rubis sur l’ongle… grâce à la rapine bien placée de la veille.

— Tu es bien silencieuse, murmura Cléandre en s’adossant contre la bassine, les yeux mi-clos. Tu médites sur ta nouvelle condition de demoiselle de porcelaine ?

Un froissement de tissu lui répondit, puis la voix calme de Miranda :

— J’ai l’impression d’être empaquetée. Et on m’a mis du parfum. On ne m’a jamais mis de parfum.

— Ils ont dû croire bon de masquer ton fumet forestier. Rassure-toi, tu sens désormais la roseraie de noble famille.

Un silence, puis un soupir venu de l’autre côté du rideau.

— Et toi, tu vas vraiment porter ça ? demanda-t-elle en désignant les habits sur la chaise.

— Est-ce que j’ai l’air d’un homme qui recule devant un peu de soie ?

— Tu as l’air d’un homme qui aime les poches profondes. Et il n’y en a pas, sur ce genre de vêtements.

— Ah, mais c’est là tout l’art : on apprend à faire sans.

Un léger grincement se fit entendre — la chaise qu’elle avait tirée pour s’asseoir. Cléandre imagina ses petites mains gantées croisées sur ses genoux, ses boucles bien mises, son front soucieux.

— Et si on se fait attraper ? souffla-t-elle.

Il rit doucement, un rire mousseux qui ricocha contre les parois de la bassine.

— C’est que tu deviens raisonnable. Trop tard. On est déjà des gens bien trop respectables pour être soupçonnés.

Miranda ne répondit pas tout de suite. Puis, plus bas :

— J’espère qu’on pourra garder les vêtements, après.

Cléandre sourit, les yeux fermés.

— Il se pourrait même qu’on en reparte avec d’autres.

— Mais… ton collier de saucisson, demanda-t-elle soudain, l’air inquiet. Tu vas le laisser ? Tu l’adores tant.

— Sacrilège, non. Je vais le glisser sous la chemise. Juste assez haut pour que l’arôme me suive, assez bas pour ne pas troubler les gens bien.

— Moi je l’aime bien, ton collier. On dirait un talisman.

Cléandre laissa échapper un rire doux et attendri.

— C’est un secret qui sent la charcuterie, fillette. Le genre qu’on ne partage qu’en cas de famine… ou de monstruosité.

Elle hocha la tête, sérieuse, avant de lancer, tout à trac :

— Tout est joli ici. Même les tapis qui grattent. Et la servante m’a dit "mademoiselle". Elle m’a souri, tu sais.

Cléandre resta là, un moment, les bras posés sur les bords de la bassine, à écouter les froissements discrets de Miranda, ses petits commentaires émerveillés sur un bout de dentelle, la brillance d’un bouton. Elle n’avait rien d’une voleuse, encore moins d’une complice. Elle suivait, les yeux fermés et cette foi sans prudence, cette confiance aveugle, le désarmait plus sûrement qu’un poing dans l’estomac. Elle s’émerveillait d’un savon, d’un "mademoiselle", d’un tissu qui ne grattait pas, et lui, le vieux filou, se sentait pris dans quelque chose de doux et d’inattendu. Un attendrissement sans nom, qu’il préférait ne pas trop examiner, de peur qu’il prenne racine.

Les escrocs les plus raffinés, dans ce monde où la morale s’effrite et les bons sentiments s’éclipsent, arboraient fièrement leur cravate à fichu et élaboraient leurs futures fortunes malhonnêtes sous des perruques poudrées.

Sous leurs discours publics moralisateurs se dissimulaient les âmes les plus noires et perfides, indifférentes aux lois et à la morale, s’en sentant même exemptées.

Lorsqu'un de ces individus était pris la main dans le sac, il s'offusquait de l'injustice, soutenu par tout son milieu, y compris ses anciens adversaires qui, eux aussi, redoutaient d'être un jour rattrapés par leurs propres malversations.

Même dans ce monde où un tyran régnait sans partage et où sa cour de Grands prospérait sous des lois injustes, il existait des lois sacrées, immuables, que personne n'osait enfreindre. Parmi celles-ci, la loi du contrat scellé : un accord fait sous l’égide d’un témoin digne était inviolable. Une trahison d'un contrat, même minime, entraînait la ruine publique de celui qui le violait, aussi bien seigneur, noble que manant. Ce principe était respecté par tous, sans exception, car l’équilibre des relations reposait sur la confiance mutuelle — un tant soit peu que deux escrocs de fait puissent se faire confiance.

Dame Clarisse, mariée à l’un de ces perruqués peu regardant sur la morale, s’affairait à ses frivolités à quelques ruelles de là.

Dans cette cité prospère, cette Dame enfiévrée désirait offrir à son époux un héritier d’ardeur.

Mais la nature, impitoyable, lui refusait ce doux bonheur,

Frappant leur amour d’une infertilité d’ampleur.

Tous la blâmaient pour ce malheur,

Sans jamais reprocher à l’époux sa part d'honneur, de vigueur.

Cette histoire, où abondaient les émotions,

Ne pouvait que ravir l'esprit fécond,

D'une fripouille débordante d'imagination,

Accompagnée d'un petit ange fripon et mignon.

 

 

 

 

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Cléooo
Posté le 20/08/2025
Hello Clément !

Ce premier paragraphe m'a tellement donné envie de me faire couler un bain... Un peu plus et j'abandonnais ma lecture pour ma salle de bains.
"— J’ai l’impression d’être empaquetée. Et on m’a mis du parfum. On ne m’a jamais mis de parfum." -> okay c'est complètement ma faute, mais je ne me souvenais pas qu'elle parle ! Elle est même très articulée, j'ai l'impression qu'elle est plus âgée que je ne l'imaginais.

J'ai bien aimé ces derniers vers, ils se fondent joliment dans le texte.
ClementNobrad
Posté le 20/08/2025
Coucou Cléooo,

Alors, as-tu pu barboter tranquillement dans ton bain après ta séance lecture et commentaires ? Si jamais tu as des envies bizarres ou des caprices littéraires, dis-le-moi : je chargerai Cléandre de t’improviser une scène réconfortante. Il est Magnanime (avec un grand M, s’il vous plaît) et, crois-moi, si ça peut flatter son ego en même temps que te faire plaisir, il ne résistera pas !

Et oui, Miranda parle ! Enfin… quand elle n’est pas éclipsée par ce moulin à paroles qu’est Cléandre. Mais rassure-toi, la petite cache bien son jeu : elle a plus d’un tour dans sa manche et tu n’as pas fini d’en tomber des nues. Prépare-toi, les surprises ne font que commencer !

A très bientôt !
Syanelys
Posté le 03/06/2025
Cléandre,

Que de douceur, de fraîcheur et de tendresse à l'égard de MA Miranda. Quel effet a réellement ce bain ? Il te purifie de ton côté charcutier et te prépare pour ta prochaine manigance mais... un démon ne demande qu'à tisser un lien intestinal avec toi, ne l'oublie pas !

Heureusement que le parfum n'a pas su titiller ses narines comme sa maturité naissante ne t'ébranle pas. Et si... et si la petite Ange serait le plus grand vol de ta vie en osant t'emparer de son innocence ?

Ce n'est pas une poupée de porcelaine mais ta future complice. Je tolère te la confier pour le moment.

P.S Pas de poésie pour le moment pour Dame Clarisse. J'attends de voir ce qu'elle devient.

À bon entendeur, moi.
ClementNobrad
Posté le 04/06/2025
Miranda est en effet le plus beau des trésors que Cleandre puisse imaginer, mais il ne le sait pas encore. Elle deviendra pour lui beaucoup plus qu'une complice, lien que je n'ai pas encore écrit et qui ne sera pas pour ce tome 1 (d'ailleurs j'ai hâte que tu découvres la fin pour avoir ton avis).

Un bon bain, rien de mieux pour manigancer ses futures magouilles. Clarisse n'a qu'à bien se tenir, certaines Ombelyne n'ont pas survécu aux coups mal placés de Filou
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