Cinq ans plus tôt,
Cela faisait maintenant un an qu’ Hélane s’entrainait sous le joug impitoyable du lieutenant Erwig, et malgré tous les efforts de ce dernier pour la briser, elle était toujours là. Ses épaules s’étaient élargies, ses muscles s’étaient affirmés, sa poitrine raffermit, et elle s’était imposée au sein du groupe. Capable de tenir tête à la plupart des mâles de la troupe, elle avait fait de gros progrès, et l’entrainement complémentaire de son père n’y était pas pour rien. Ernik était impitoyable, et ne cédait rien à sa fille. Sa dernière lubie était de lui attacher le bras droit dans le dos, afin qu’elle apprenne à jouter de la mauvaise main.
Elle était à présent capable de rivaliser avec les frères Nik et Vack, ou encore avec Liam. Elle évitait toujours soigneusement Eranne, qui paraissait avoir exacerbé son talent pour le sadisme, et ne se mesurait à lui que lorsqu’elle y était obligée. Le persécuteur, de son côté, avait délaissé la jeune fille pour une proie plus facile : Le pauvre Jenon, qui ne semblait exceller que dans la médiocrité, n’avait fait aucun progrès notable, si ce n’est d’avoir rajouté une double épaisseur de graisse à sa panse déjà bien fournie. Cela dit, elle avait développé une amitié étrange avec lui, elle s’était rapprochée de son camarade d’infortune et ils avaient petit à petit tissé des liens solides et durables. Elle avait appris à connaître le garçon, et y avait découvert un esprit acéré et une finesse inversement proportionnelle à son tour de bassin. Ils étaient la risée du groupe, mais n’en avaient cure, et se complaisaient dans leur complicité chaleureuse. Et c’était probablement cette entente affectueuse qui lui avait permis de tenir si longtemps au sein de cette atmosphère phallocentrique. Bordur, lui, demeurait intouchable ; même si elle le dépassait techniquement, le physique improbable du Goliath rattrapait amplement toutes ses erreurs de placement, et une beigne bien placée lui permettait toujours de balayer des heures d’entrainements.
Restait Feref… lui aussi soumis à une double formation avait grandement progressé. Sa haine pour elle et pour le géant n’avait fait qu’enfler durant cette année, et sa première victoire récente contre lui lors d’une joute n’avait pas arrangé le caractère du garçon. Mais il était intelligent, il avait dès le début pris note de la grosse balafre zébrant la cuisse de la fillette, et prenait un plaisir malsain à la viser dès qu’il le pouvait. Cette maudite jambe ne répondait pas assez vite, et l’empêcher d’être suffisamment vive pour esquiver les coups. Elle savait pertinemment que la blessure l’handicaperait énormément si d’aventure elle se retrouvait un jour au front. Un autre qui l’inquiétait était l’instructeur Erwig. Il ne faisait clairement pas partie de ses plans que la pisseuse soit encore de la course, et des rumeurs sur la tendresse de son instruction commençaient à poindre dans les hautes sphères. Ca parlait, ça jugeait, ça cancanait, et certains mettaient en doute ses compétences à former des durs si la moindre jouvencelle pouvait s’affranchir d’un entrainement, la bouche en cœur, pourtant réputé dans tout Eryon. Et les commérages, il n’aimait pas ça le vieux briscard ; quand ça commence, ça enfle, ça grossit, et ça vous pette à la gueule avant que vous ne vous en soyez rendu compte. Il devenait la risée du corps militaire et il avait bien l’intention de palier à ça avant que ça ne devienne incontrôlable. Chaque fois qu’elle croisait son œil globuleux, Hélane y lisait toute l’aversion et la malveillance qu’il éprouvait pour elle. Heureusement, quoi qu’il arrive, on arrivait au terme de la formation. Dans quelques jours, une épreuve clôturerait l’année, et son destin serait alors scellé. Qu’elle soit intégrée au Korom –ce dont elle doutait sérieusement, jamais le lieutenant ne laisserait pareil chose se produire– ou qu’elle soit expédiée dans les fosses à purin de Kler Betöm, elle en aurait fini avec tout ça.
Alors qu’elle rentrait chez elle, Elle se remémora cette conversation irréelle qu’elle avait eue avec son père quelques mois plus tôt. Jenon venait alors de lui apprendre que son père avait survécu plusieurs jours dans les terres corrompues.
— Mais comment t’es tu retrouvé là bas ? lui avait-t-elle demandé. Tu n’as pas eu le temps de revenir du bon côté ?
Son père avait évité son regard, gêné.
— Non, je… j’avais la tête ailleurs, c’était bien avant ta naissance, mais je me posais déjà pas mal de questions à l’époque.
— Maman était enceinte ?
— Non… pas encore.
— Mais personne ne t’as vu du haut de la retraite ?
— Après une bataille, il se passe toujours quelques jours où le rempart est désert. Les guerriers pansent leurs blessures, et surtout, une fumée toxique et mortelle se dégage des corps en train de brûler. T’aimerais pas voir ce que deviennent les malheureux qui respirent cette horreur, ça les ronge de l’intérieur, ça leur bouffe les organes et ils se vident de leurs viscères liquéfiés par tous les orifices. Je savais que j’avais plusieurs nuits à passer dehors avant d’avoir une chance de voir quelqu’un en haut du mur. Une fois le gaz évacué, la Fière allait envoyer des larbins retapisser la paroi extérieure et les portes de nouvelles peaux. Je comptais bien là-dessus pour rentrer. Mais pour ça, il fallait d’abord que je trouve un moyen de survivre quelque temps.
— Comment t’as fait ?
— Je… je n’ai jamais trop évoqué cette époque auparavant. Même ta mère n’est pas au courant.
— Raconte-moi s’il te plait, tu en as trop dit maintenant !
Le porteur d’eau avait dévisagé sa fille, laquelle avait sorti son attirail de persuasion : œil larmoyant, lèvre tremblante et voix chevrotante, la panoplie complète. Elle y avait mis tout son cœur.
— Bon, bon, d’accord, après tout, si le jour improbable de ta première bataille arrive, il faudra bien que tu saches à quoi t’attendre.
Hélane avait affiché un sourire victorieux.
— Voilà, avait-il repris. Je savais que si je voulais survivre, il me fallait manger, et surtout boire. Je ne voulais pas trop m’éloigner de la muraille, mais attendre à ne rien faire aurait à coup sûr signé mon arrêt de mort. Je me suis donc décidé à explorer le coin, au risque de croiser un Arguelas. Aussi surprenant que ça puisse paraître, je suis tombé sur un petit cours d’eau. J’ai d’abord hésité à y boire, après tout ce qu’on raconte, puis j’ai fini par céder, de toute façon quitte à crever…
— Et ?
— Ben tu vois, je suis toujours là. Le problème suivant était de me nourrir. Je venais d’enchainer une nuit complète de combats, et j’étais épuisé. Je ne voulais pas tombé en anémie. J’ai passé la première journée le ventre vide, et me suis endormi au creux d’une falaise, entre deux aspérités, l’estomac dans les talons. Quelques heures seulement, après quoi j’ai été réveillé par un grognement. La frayeur de ma vie, une de ces saloperies était à quelques pas de moi. Il avait dû me renifler et me cherchait. J’ai pas cherché à comprendre, j’ai pris mon ongle et je lui ait tranché le gosier. C’est après que… j’ai commencé à avoir une idée…
— T’as fait quoi ?
Là, Ernik avait pris un air franchement ennuyé.
— Faut que tu comprennes ma fille que... je n’avais pas les idées très claires à ce moment-là. J’étais perdu dans les terres corrompues, je venais de me farcir un Arguelas au milieu de la nuit et la faim me tiraillait salement.
— Continue !
Son père avait soupiré, et s’était lancé.
— Je l’ai…mangé.
— Tu as quoi ???
— J’avais de quoi faire un petit feu, et je l’ai bouffé… pour survivre, ça a duré une semaine. J’ai gardé un bout de chair sur moi, et je l’ai débité chaque fois qu’il commençait à se ranimer. Ne me juge pas, j’ai déjà assez honte.
— Mais il aurait pu… se développer en toi ! C’est… totalement inconscient !
— Je te l’ai dit, j’étais dans un état second, mais ne t’en fait pas, l’expérience n’a eu aucune incidence sur ma vie ou ma condition physique. J’ai fait ce qu’il fallait pour survivre et je ne peux pas le changer, seulement… garde le silence là-dessus.
Hélane n’avait jamais vu son père dans un état de détresse pareil. Lui, le roc capable d’encaisser n’importe quelles intempéries de la vie sans ciller, il avait ressemblé en cet instant à un petit garçon… perdu dans le noir.
Elle était presque chez elle lorsque un groupe d’individus lui barra le passage. Quatre malabars cagoulés au physique de gorille se tenaient devant elle. Oh oh, pas sûr que ces braves samaritains soient là pour me faire des politesses, s’inquiéta-t-elle.
Le plus téméraire du groupe approcha crânement d’elle et la toisa.
— T’as bien compris qu’on t’attendait pas pour te faire des papouilles ma jolie ? J’ voudrais surtout pas qu’il y ait de malentendu.
— Votre odeur de charognard m’avait bien donné un petit indice sur vos intentions, le rembarra-t-elle.
— Parfait, alors si les choses sont claires entre nous…
Le gorille l’empoigna par le col et la tira à lui. L’ancienne Hélane aurait été pétrifiée sur place et aurait sûrement tourné de l’œil avant le début des hostilités, mais la nouvelle Hélane, celle qui subissait constamment des sarcasmes sexistes et qui se mangeait des gnons à longueur de journée, celle-là… c’était une autre histoire. Elle lui saisit le poignet et effectua une torsion violente qui lui tordit le coude, puis lui balança le talon dans la rotule. La jambe de l’énergumène céda au niveau de l’articulation, et l’instant suivant, il se tordait de douleur en couinant comme un porc qu’on égorge, le genou en morceaux.
— Chopez-moi cette salope ! beugla un des trois restants. Ses deux comparses se jetèrent sur elle. Elle bloqua le premier, esquiva le second, avant de frapper à toutes volées la première caboche à portée de main. Elle ressentit une joie féroce en sentant l’os de la mâchoire craquer sous ses phalanges. Elle n’avait pas loupé l’énergumène ; même si elle dérouillait, celui-ci garderait un souvenir durable de leur rencontre. Elle fit illusion quelques secondes, mais à trois contre un, pas de quoi s’enflammer, la messe était dite. Le premier coup de poing lui fracassa la tempe tandis que sa pommette explosa sous l’impact du deuxième. Complètement groggy et tenant à peine sur ses jambes, elle tenta néanmoins de réagir, mais les deux bandits ne lui laissèrent aucune chance. Ils la rouèrent de coups quelques instants, avant de la plaquer au sol, dans une position de soumission.
— Alors la catin ! On se prend pour un homme ? On est toujours fière ? se délecta celui qui semblait être le chef.
Tant bien que mal, elle se redressa sur les mains et leva le buste pour fixer son assaillant dans les yeux.
— Si être un homme signifie se mettre à quatre pour tabasser une gamine, alors tu peux te la foutre où je pense ta fierté de mâle !
— Hélane, indomptable Hélane… tu n’as décidément rien compris, susurra son agresseur en plongeant son regard biscornu dans les yeux de sa victime.
— Je dois vraiment t’épouvanter pour que tu juges nécessaire de me supprimer avant l’épreuve.
Le pendard émit un petit rire.
— Je ne veux pas te supprimer… je veux t’humilier, t’écraser, te détruire, répliqua-t-il en lui saisissant un téton entre deux doigts.
Il exerça une pression qui arracha un hurlement de douleur à la pauvre Hélane.
— C’est ça, chante, t’as pas fini. Tenez-lui la main droite ! Mes compagnons et moi, on va te discipliner.
L’un des complices s’assit sur son bras tandis l’autre la maintenait allongée. Le troisième lui attrapa l’index et le plia brutalement en arrière. Lorsque la phalange se brisa, elle poussa un cri aigu. La douleur se diffusa dans tout le bras comme une décharge électrique.
— C’est pas fini ma belle, reste avec nous, ne tombe surtout pas dans les vapes hein, ça m’ennuierait de terminer la fête sans toi.
Le majeur craqua à son tour, lui arrachant un nouveau hurlement. Des larmes de douleur et de frustration coulaient le long de ses joues, pour le plus grand bonheur de son tortionnaire.
— Feref…. sale chien…, gémit-elle d’une voix pleine de colère.
— T’aurais dû rester à ta place ma jolie, lui répondit-t-il doucement en lui caressant la joue. La guerre, c’est pas pour les âmes délicates. Allez, un petit dernier pour la route, histoire de pas saloper le boulot.
D’un geste sec, il lui explosa l’annulaire.
— Celui-là, c’était pour l’humiliation de ma défaite face à toi. On verra si tu fanfaronnes toujours autant avec trois doigts en moins. Remarque, je comprendrais que tu ne sois pas présente le jour de l’épreuve, trainée…
La pression sur son dos disparut enfin, et les trois larrons l’abandonnèrent au milieu de la chaussée en trainant leur compagnon, seule avec sa douleur et ses désillusions.
Dans l'introduction tu pourrais dire que l'épreuve est pour bientôt. On comprendrait mieux le but de l'agression.
Il faudrait peut-être fluidifier le la transition entre Hélane qui se souvient de la discussion avec son père et le retour à l'instant présent.
Quand Hélane reconnait-elle Feref? A sa silhouette? Au son de sa voix? Lorsqu'il se trahit en la nommant? On a l'impression qu'Hélane n'est pas plus surprise que ça. Feref l'avait-il menacé? Qui sont les trois autres? Ses compagnons d'armes ou des sous-fifres de Feref? Je pense que décrire les réflexions de Hélane sur ce sujet apporterait un plus à ce passage.
L'entrainement main gauche trouve une belle justification. Je l'aurais placé sur le précédent chapitre pour faire une résonance.
Sinon, Feref est une belle saloperie bien écrite. Je m'attendais à voir surgir Bordur, qui sauverait la belle juste avant qu'elle ne se fasse violer.
Il faut que je reprenne la conversation entre Hélane et son père, j'ai déjà eu du mal à gérer la concordance des temps dans cette partie, il faut encore que j'améliore ça.
Pareil pour Feref.
On apprendra plus tard qui sont les autres, mais je réserve encore quelques surprises à Hélane^^
On recommence à explorer le passé d'Hélane, qui est finalement bien un arc à lui tout seul ! L'anecdote de son père qui mange un arguelas était aussi horrible qu'intéressante. Je me demande quels effets ça a pu avoir exactement, ou ça pourrait avoir par la suite. Je ne pense pas que le choix de cet anecdote se limite à montrer à l'horreur de la guerre... Enfin, on verra.
La bagarre était très bien, très facile à suivre. Tu m'as eu, j'ai cru qu'Hélane allait s'en sortir au début, mais ç'aurait été trop facile... Scène vraiment désagréable ensuite (donc bien écrite), le suspense est entier pour savoir comment Hélane va s'en sortir pour les épreuves.
Mes remarques :
"sa poitrine raffermit," -> s'était raffermie (concordance des temps)
"et ça vous pette à la gueule" -> pète
"quoi qu’il arrive, on arrivait" quoi qu'il advienne (répétition)
"Alors qu’elle rentrait chez elle, Elle" -> elle
"Je ne voulais pas tombé en anémie." -> tomber
"et je lui ait tranché" -> ai
Un plaisir,
A bientôt !
En effet, l'histoire d'Hélane est un arc à lui seul. Comme tu l'imagine, il n'est pas uniquement destiné à montrer l'horreur de la guerre. Je l'écris dans un but précis, avec un final qui j'espère plaira et déconcertera^^. (Et dont j'aurais besoin pour la suite de l'histoire) mais il y a encore quelques chapitres avant d'en arriver là.
A bientôt!