Cinq ans plus tôt,
Inquiet de ne pas voir rentrer sa fille, Ernik avait arpenté les rues sinueuses de Kler Betöm à sa recherche. C’est finalement à deux pas de chez eux qu’il avait découvert son corps inerte. La jeune fille était recroquevillée sur les pavés, le visage tuméfié et les doigts de la main droite en charpie. Mais Jaénir soit loué, elle respirait. Hélane garda le lit plusieurs jours, incapable de remuer. Le simple fait de bouger la tête lui extirpait des grognements de douleur, et un élancement lancinant lui martelait le crâne. Sa mère resta à son chevet en priant Eljane pendant des jours. Elle était à peine capable de manger et dans l’incapacité de se lever, elle subissait l’humiliation de se faire assister dans le moindre mouvement, y compris celui de se soulager. Elle se repassait la scène de l’agression en boucle et cela la rendait folle. Comment avait-elle seulement pu penser qu’on lui laisserait sa chance ? Il était évident que le lieutenant ferait tout ce qui était en son pouvoir pour l’empêcher d’aller au bout, y compris envoyer ses hommes de main la massacrer.
— Comment te sens-tu aujourd’hui ? demanda Pemenev, le visage ravagé par l’inquiétude.
La femme n’avait visiblement pas dormi depuis un moment, et de grosses poches bordaient ses yeux rougis.
— Ca va parfaitement, tout va bien ! Pourquoi ça n’irait pas ? répondit-elle avec humeur. J’ai loupé plusieurs jours d’entraînement, mais tout est parfait !
Elle avait frappé son lit du poing en disant ça, et regretta instantanément son geste. Une douleur fulgurante lui remonta le long du bras, et la souffrance fut tel qu’elle se sentit défaillir.
— Quand tu te seras rétablie, je t’amènerais voir la vieille grogne, murmura sa mère. La tisserande cherche une apprentie pour filer la laine et peut-être qu’elle acceptera de te prendre à son service.
— Je serai guerrière maman ! piailla sa fille. Je ne reviendrai pas mendier un travail, je n’ai pas fait tout ça pour rien… je passe l’épreuve dans quelques jours, et…
Hélane explosa en sanglot en considérant sa main meurtrie.
— Alors sort de ce lit et secoue-toi au lieu de te morfondre comme une pucelle effarouchée !
Son père se tenait sur le pas de la porte, et ses yeux perçants lançaient des éclairs.
— Papa ?
— Tu veux passer pour une combattante ? Grand bien t’en fasse ! Mais cesse dans ce cas de te comporter comme une gamine apeurée ! Tu affronteras une menace bien plus importante qu’une bande de vauriens au goulet, et ça ne sera pas ta dernière blessure !
Pemenev lança à son mari un regard chargé d’incompréhension et de désarroi.
— Ernik ? Mais qu’est ce que tu racontes? Elle ne doit pas retourner là-bas… ils vont la tuer.
— Si c’est ce qu’elle désire, alors que s’accomplisse la volonté de Jaénir, nous ne pourrons pas la brider toute sa vie. Je t’attends dehors dans dix minutes, sinon j’estimerai que ta volonté n’est pas aussi forte que ce que tu veux nous faire croire.
Le porteur d’eau tourna les talons et sortit de la pièce. Au prix de terribles efforts, Hélane s’extirpa de sa couche et se traina à l’extérieur. La luminosité du soleil lui fit plisser les yeux. Des jours qu’elle n’était pas sortie, elle se sentait faible et impotente et devait avoir une dégaine affreuse. Elle tituba jusqu’à son père en se protégeant le visage de la main.
— Tu dois apprendre à exploiter chaque élément de ton environnement quand tu te bats, tu as pu constater à tes dépends que la mise n’est pas toujours équilibrée. Ce n’est pas un jeu, il n’y a pas de règle, pas d’honneur, tout ce qui compte, c’est de rester en vie. Ne cherche pas à vaincre dans les règles, utilise ce que tu as sous la main. Le style n’entre pas en ligne de compte dans ce genre de combat.
— Oui…
— Bien, attaque-moi à présent.
— Maintenant ? Mais je tiens à peine sur mes jambes…
— Penses-tu qu’il suffira de demander un temps-mort pour pouvoir souffler quand tu te retrouveras face à un Arguelas ?
Hélane inspira, puis rassembla ses forces et essaya de porter un coup. La tentative fut lamentable et Ernik n’eut qu’un pas à faire pour esquiver. Dans le même temps, il ramassa un seau et lui jeta dans les jambes. La jeune fille s’étala lourdement au sol.
— Mais qu’est ce que tu fais ? se lamenta-t-elle.
— Tu n’as rien écouté de ce que je viens de t’expliquer ! grogna-t-il. Tu as appris les règles de l’art d’une joute à l’épée. Il te faut maintenant connaitre le combat de rue, de voyous, celui où aucune loi n’existe !
Hélane se releva et saisit une fourche, puis se jeta furieusement sur son père.
— C’est mieux, commenta-t-il en évitant l’assaut. Recommence !
Sa main la faisait horriblement souffrir, et tenir l’outil avec deux doigts était un véritable supplice.
— Tu as deux mains ! gronda-t-il comme s’il anticipait ses pensées.
Hélane empoigna la fourche de ses doigts valides, et repassa à l’offensive. Cette fois, elle l’embrocha presque, et se retrouva si près de lui qu’elle put sentir son odeur acre. Il profita de son élan pour la faire basculer dans un tas de fumier.
— Je n’y vois rien avec cette lumière ! Comment veux-tu que je te touche si je suis aveuglée ?
Sa voix tremblante frôlait l’hystérie.
— Et penses-tu que ce soit un hasard ?
Le salopard ! Il garde le soleil dans le dos depuis le début, comprit-elle. Il m’emmène exactement où il me veut.
— Bien… je vois que tu commences à saisir.
La leçon dura la journée entière, puis se poursuivit les jours suivants. Hélane ne pouvait toujours pas bouger sa main, mais au moins les autres douleurs s’étaient-elles estompées.
— … Et seule trois d’entre vous intègreront le Korom, les autres deviendront dépeceurs, piquiers, sentinelles ou retourneront gratter la merde sur les murs de la Fière, je m’en tamponne le coquillard ! Tout ce qui m’importe…
Hélane pénétra le camp d’entrainement en cachant sa main blessée dans son dos, magnétisant tout les regards et coupant la chique à son instructeur. Autour de lui, les sept garçons la contemplèrent d’un air médusé. Jenon avait la face tuméfiée, un vilain hématome avait colonisé son menton et il n’en menait pas large. Les choses n’avaient pas dû s’arranger pour lui durant son absence. Seul souffre-douleur du groupe, il avait dû servir de catalyseur à l’agressivité de certains. Le plus abasourdi fut probablement Feref, dont la mâchoire se déballa d’un coup. Le vaurien écarquilla les yeux comme si un fantôme venait d’apparaître. A côté d’Erwig, le responsable du Korom, Neher, la fixait de son regard affuté et impénétrable. Sa présence seule instaurait une ambiance lourde, et une aura puissante se dégageait de lui.
— Bordel de… mais qu’est ce que tu fous là toi ! tempêta Erwig.
— Je viens passer l’épreuve mon lieutenant.
— L’épreuve… mon cul oui ! s’étrangla-t-il. T’as déserté depuis plus d’une semaine, on a plus besoin de se coltiner ta gueule de steak ! Retourne chez ton reclus de père !
Feref lui retourna un regard fielleux qui la mit hors d’elle.
— Mon lieutenant ! se défendit-elle. J’ai autant le droit que les autres d’être ici ! J’ai mérité ma place !
Le formateur ricana.
— Ta place, tu l’as perdue le jour où tu as décidé de rester chez toi prendre du bon temps ! Maintenant, dégage de ma vue avant que je m’occupe personnellement de ton autre pogne !
Hélane serra les dents. Elle avait délibérément gardé sa main à l’abri des regards. Tu le savais chien galeux, tu le savais pour la simple et bonne raison que c’est toi qui a envoyé Feref faire le sale boulot.
Neher sortit soudain de sa réserve et posa une main sur l’épaule de son compagnon.
— Erwig, que risques-tu après tout ? Aurais-tu peur qu’une pisseuse surpasse tes gars ?
L’autre esquissa un petit rire surfait.
— Non, bien sûr que non, elle ne vaut même pas la moitié de l’étron que j’ai pondu ce matin, elle est insignifiante.
— Parfait, l’affaire est entendue donc, elle participera à l’épreuve, au même titre que les autres.
Erwig coula un regard flagorneur à son supérieur, et acquiesça de mauvaise grâce. Il se gratta la gorge avant de reprendre :
— Bon… Je disais donc… l’épreuve va se dérouler sur l’un des nombreux plateaux surplombant la vallée et la cité. Nous allons vous mener là-bas et vous répartir. Celui-là ressemble à une demi-couronne, et seul un passage permet d’en redescendre. Vous verrez, le terrain est très escarpé. Nous vous attendrons en bas avec l’instructeur Neher. Trois lames ont étaient disséminées dans le secteur. A vous de les trouver. Seule les trois qui nous rejoindront avec une dague intègreront le prestigieux Korom. Des questions ?
Il fit un tour d’horizon, et comme personne n’intervenait, il rajouta :
— Une dernière chose. Ce qu’il se passe pendant l’épreuve reste secret. Il arrive parfois que des… accidents tragiques soient à déplorer. Si Feref n’avait pas compris le message à peine sous-entendu, c’est qu’il était bien plus idiot que ce qu’Hélane soupçonnait. En tous cas, elle avait bien saisi la menace.
Hélane se réveilla la gorge sèche et la bouche pâteuse. Elle enleva son bandeau des yeux et fut instantanément agressée par le rayonnement du soleil. Erwig leur avait donné un faible somnifère, le temps de les amener sur le plateau. Heureusement que l’opération s’était déroulée sous le contrôle avisé de Neher, ce qui lui avait probablement évité les désagréments d’une mauvaise surprise. Les sens encore altérés par le breuvage, il lui fallut un moment pour s’approprier son environnement. La zone était buissonneuse et herbeuse, quelques acacias faux-gommier émergeaient de la terre sèche et un vent sec battait le plateau. Elle erra quelques temps à l’aveugle au milieu de cette végétation hostile, le temps de rassembler ses esprits. Distraite, elle faillit ne pas voir le bord abrupt du précipice. Elle se pencha précautionneusement et la vue de la vallée, une trentaine de toises plus bas, lui donna un sérieux vertige. D’ici, les deux lieutenants qui les attendaient dessous se résumaient à deux petits points. Bon sang, comment suis-je censée trouver une dague dans cet enfer ? Autant trouver une aiguille dans une botte de foin. Un bruissement proche attira son attention, et elle se jeta instinctivement à terre. Une haute silhouette émergea d’un bosquet en jurant. Bordur, constata la jeune fille. Le gaillard ronchonnait et tempêtait contre l’instructeur et sa foutue idée de leur faire chercher une lame au milieu de la pampa. Il ne prenait pas beaucoup de précautions pour se déplacer en silence, et ne paraissait pas inquiet par le fait de pouvoir être surpris par un concurrent. Hélane attendit quelques minutes que le géant se soit éloigné avant de sortir de sa cachette. Alors qu’elle se relevait discrètement, un trait de lumière l’aveugla.
— Foutu soleil, grogna-t-elle en cherchant l’origine de l’éclat. Elle leva les yeux et distingua un objet brillant au milieu du feuillage d’un eucalyptus. Se pourrait-il qu’elle ait enfin un peu de chance ? Afin d’en avoir le cœur net, elle entreprit d’escalader l’arbre. Ce qui avait semblé être une bonne idée à priori s’avéra plus compliqué que prévu. Se hisser de branche en branche à l’aide d’une main unique se révéla ardu, et elle manqua de dégringoler plus d’une fois. Son effort fut toutefois récompensé lorsqu’elle atteignit sa cible. Une dague était plantée dans le bois. La lame était de qualité, et la poignée enlacée de lignes turquoise et incarnates, de la garde au pommeau. Les quillons étaient légèrement tordus à leur extrémité. Hélane arracha l’arme tant bien que mal, en s’accrochant comme elle le pouvait au tronc. Cette épreuve se révélait finalement plus simple que prévue, elle n’avait dès lors plus qu’à rejoindre les lieutenants. La descente fût tout aussi compliqué que l’ascension, et c’est avec un soupir de soulagement qu’elle accueillit la fermeté du sol sous son pied. Sa joie fût cependant de bien courte durée.
— Merci d’avoir récupéré cette lame pour moi, je dois avouer que je n’ai jamais trop eu le pied aérien.
— Bordel ! jura Hélane, surprise par la voix.
Nik, sa main gauche armée d’un gourdin improvisé, la toisait d’un air insolent.
— Casse-toi Nik, me cherche pas, trouve-toi une autre dague !
Le jeune homme ricana.
— Alors que tu m’en as gentiment ramené une ? Allons Hélane, ne soit pas ridicule, donne moi ça !
— Ca fait combien de temps que tu n’as plus eu l’avantage sur moi Nik ? Deux mois, trois peut-être ?
Le gaillard plissa doucement les yeux, jaugeant ses chances de l’emporter.
— C’était avant, regarde toi ! T’es même plus capable de chier droit sans te servir d’une canne.
— Qu’est-ce qui peut bien te faire penser ça Nik ?
— L’état de ta main pour commencer, et ta gueule de patchwork ensuite. Putain Hélane, t’as pas fini de faire l’idiote ! Tout le monde sait que Feref t’a rectifié le portrait après t’avoir baisé comme une chienne !
Si le garçon avait décidé de faire sortir la jeune fille de ses gonds, il n’aurait pas pu mieux s’y prendre. Un frisson de colère lui parcourut l’échine.
— C’est lui qui déblatère ces foutaises ? grinça-t-elle.
— T’as plutôt était absente un moment, il a eu le temps de nous raconter tout les détails… personne n’était très étonné, après tout, c’est votre nature profonde.
— Notre nature profonde ?
— La soumission…, lâcha-t-il dédaigneusement.
Hélane ferma les yeux, tentant vainement de faire le vide en elle.
— Ok, lâcha-t-elle. Tu veux la dague ? Vient la chercher.
Nik soupira paresseusement, un sourire narquois suspendu aux lèvres.
— Très bien, ne viens pas te plaindre ensuite. Je t’aurais prévenue.
Le garçon s’approcha d’un air menaçant, et sans crier gare, allongea un violent coup dans l’estomac d’Hélane de l’extrémité de son bâton. Celle-ci se plia en deux sous l’effet de la douleur et de la surprise. Nik se boyauta, l’issu du combat ne faisait pour lui aucun doute. Merde ! pensa-t-elle, le souffle coupé. Je l’ai pas vu venir, saleté de gaucher, il m’a surpris, je me suis vraiment ramollie ces derniers jours. J’ai intérêt à réagir où je vais vraiment me faire amocher. Elle eut la mauvaise idée de parer le coup suivant avec sa main meurtrie, ce qui lui arracha un cri de souffrance, pour le plus grand bonheur de son adversaire. Elle laissa échapper la dague au sol.
— Laisse tomber Hélane, donne-moi la lame et je te laisse tranquille, je ne suis pas un sauvage comme Eranne.
— Va te faire foutre.
Nik se mordit la lèvre.
— Comme tu voudras.
Cette fois, ce fut sa cuisse qui amortit le rondin. Elle se retrouva accroupie aux pieds de son ennemi.
Le salopard, sur ma blessure, ça fait un mal de chien. Ca va mal Hélane, réfléchit, vite ! Utilise ce que tu as sous la main, qu’est ce que tu sais sur lui ?
Soudain, elle sut, c’était évident. Pourquoi la frappait-il sur la cuisse et sur la main ? Il connaissait ses points faibles. Elle se détendit comme un ressort, lui percutant le menton du crâne. La tête du garçon valdingua en arrière.
— Garce !
L’expression de supériorité avilissante affichée sur son visage avait était remplacée par un masque mêlant à la fois rage et stupéfaction.
Deuxième mois d’entraînement, blessure au tendon gauche causé par Bordur, se remémora-t-elle. Quinze jours à boiter. Hélane effectua un mouvement précis, calculé, et percuta la cheville du jeune homme d’un brusque coup de pied. Abasourdi, Nik chancela.
Début de la saison des pluies, Liam lui a pratiquement brisé la clavicule droite, il n’a plus pu bouger le bras pendant quasiment vingt jours. Son poing gauche heurta l’épaule ciblée avec précision. Cette fois, Nik ne put contenir un sifflement de douleur.
— Comment… ?
Une lueur d’inquiétude était apparue au fond de ses prunelles.
Et cerise sur le gâteau, ce psychopathe d’Eranne lui a caressé la couenne avec un couteau le mois dernier. Il avait prétendu qu’il s’agissait d’un accident, mais elle était persuadée du contraire. En tout cas, ça arrangeait bien ses affaires. Un coup de coude dans le flanc acheva le garçon, qui s’effondra en beuglant.
— Sale pute ! Tu m’as brisé l’épaule !
Insensible aux gémissements du gredin, Hélane récupéra sa dague et s’éloigna en boitant, laissant Nik à ses hurlements.
Hélane a de la chance de n'avoir aucune côte cassée sur le premier coup de gourdin. J'aime bien cette histoire de coups portés en fonction des souvenirs. Pour l'instant, Hélane ne se sert pas de la dague contre un gourdin. Je sens une évolution possible dans les prochains chapitres.
Sinon, l'expression "ta gueule de patchwork" me semble décalé pour ton univers, surtout à la Fière où ils e doivent pas connaitre le patchwork du tout.
Je vais vérifier si le patchwork a une quelconque existence médiévale^^
Sympa de suivre le début de l'épreuve qui va déterminer l'avenir d'Hélane. Comme on connaît déjà le résultat, on se demande surtout comment elle va s'y prendre^^
Le parallèle entre l'entraînement avec son père et son combat contre Nik était bon. J'ai bien aimé le passage où il utilise le soleil.
Mes remarques :
"Le simple fait de bouger la tête lui extirpait" -> arrachait ?
"et la souffrance fut tel qu’elle se sentit défaillir." -> telle
"dans ce genre de combat." -> combats
"La descente fût tout aussi compliqué"-> compliquée
"T’as plutôt était absente un moment," -> été (et plutôt inutile)
"Je l’ai pas vu venir, saleté de gaucher, il m’a surpris, je me suis vraiment ramollie ces derniers jours. J’ai intérêt à réagir où je vais vraiment me faire amocher." je trouve que cet enchaînement de pensées est un chouilla long, on est dans le feu de l'action, je n'aurais gardé que 2 ou 3 verbes.
Un plaisir,
A bientôt !