Ethnologie

Par Sylvain
Notes de l’auteur : N'hésitez pas à jeter un coup d'œil à la carte:
https://sites.google.com/view/eryon/accueil

Nemyssïa sursauta dans son lit. Eljane, ce rêve, ce cri… Ses nuits étaient agitées depuis quelques temps, et ses songes habituellement ponctués de bals, de haute couture et de prétendants, avaient cédé place à des contenus beaucoup plus… lugubres. Sur son chevet, la flamme ténue du bougeoir oscillait craintivement. Un nouveau hurlement retentit. Celui-ci était bien réel en tout cas, s’avisa la jeune femme en se levant précipitamment. Sa mère avait encore fait un cauchemar. La pauvre femme avait le sommeil léger et perturbé, et ses plaintes nocturnes étaient chose courante. Malgré tout, celle-ci s’était accentuée ces derniers jours, si bien que son père avait dû se résoudre à faire chambre à part. Lorsqu’elle arriva sur place, tout un attroupement de domestiques attendait devant la porte. Elle joua des coudes pour pénétrer dans les appartements de Doline. Le guérisseur était à son chevet, lui tenant le poignet d’un air soucieux. Ethyèr également l’avait devancé. Le jeune homme, même au beau milieu de la nuit, était toujours d’une tenue parfaite. Les cheveux ramenés en arrière et le regard clair, son frère n’avait manifestement pas encore retrouvé le chemin de son lit. Ne dormait-il donc jamais ? Son père par contre… sans sa tenue d’apparat, uniquement couvert d’une simple chemise de nuit en laine, les cheveux en bataille et les yeux bouffis, il apparaissait pour ce qu’il était : un homme fatigué, écrasé par les responsabilités, et terriblement inquiet pour sa femme. Nemyssïa ressentit à cet instant un élan de tendresse farouche pour son géniteur. Il avait beau n’avoir que cinquante-deux ans, il en paraissait quinze de plus. Dame Eline, qu’elle n’avait pas remarquée, émergea d’un coin de la pièce et la pris dans les bras. C’était réconfortant.

— Venez Princesse, tout va bien à présent, votre mère a fait un mauvais rêve, rien de plus.

Nemyssïa se laissa entraîner par sa dame de compagnie qui la ramena à sa chambre. Elle se laissa bordée comme quand elle n’était encore qu’une petite fille, apeurée par la complainte du tonnerre. Dame Eline s’assit sur le bord du lit et lui caressa tendrement le visage.

— Dame Eline… mère se réveille de plus en plus souvent non ? Vous l’avez remarqué vous aussi n’est-ce-pas ?

La gouvernante lui sourit affectueusement.

— Votre mère a toujours eu un sommeil mouvementé, mais tellement moins qu’avant…

— Que voulez-vous dire par là ?

Dame Eline se tirailla les doigts, le regard fuyant.

— Rien ma fille, dormez maintenant, prenez des forces pour les préparatifs du mariage de votre frère. Vous en aurez besoin.

— Dame Eline ! insista-t-elle. Pensez-vous vraiment que je puisse me rendormir ? Comment était-elle avant ? Je vous en prie, dites-moi !

— Oh, bon, bien, très bien, céda Dame Eline. Mais je n’ai rien d’extraordinaire à vous apprendre !

— Dites toujours.

— Les premières grossesses de Lady Doline se sont merveilleusement bien passées. C’était une femme épanouie, et délicieusement spirituelle. Il fallait la voir gambader joyeusement à travers les couloirs du palais, avec son ventre rebondie ! Elle égayait à elle seule la galerie. La naissance d’Ethyer fut un sacré évènement. Elhyst   fêta son arrivée une semaine durant. Quelle époque ! Puis, comme un miracle n’arrive jamais seul, trois ans plus tard, elle retomba enceinte. De vous mon ptit bouton. Votre mère était toujours aussi gracieuse, aussi heureuse, même si l’état de santé de votre frère était alors préoccupant. Les meilleurs guérisseurs du royaume s’occupaient de lui et il ne faisait nul doute qu’ils parviendraient à le requinquer. C’est après votre naissance que les choses se sont gâtées...

La femme de compagnie se tut un instant, le regarde dans le vide.

— Dame Eline, la pressa Nemyssïa gentiment. Que s’est-il passé ensuite ?

— Pardon… c’est que… ce sont là des souvenirs douloureux. Lorsque vous aviez trois ans, il a fallu se rendre à l’évidence. Votre frère ne survivrait pas. Ce fut un coup dur pour vos parents. Ethyer était aussi chétif et maladif que vous étiez énergique et bien portante. Votre mère a perdu le sourire, la joie de vivre l’a déserté. Et soudainement, alors que rien n’allait plus, elle est tombée enceinte pour la troisième fois. La nouvelle a pris tout le monde de court. Personne ne s’attendait à ça en l’état actuel des choses.  Eljane m’en soit témoin, cette grossesse là n’eut rien à voir avec les précédentes. Lady Doline passa sept mois… sept longues lunes… à hurler sans interruption.

— Est-elle devenue folle à ce moment-là ? Alors qu’elle portait Eyanna ?

Dame Eline acquiesça gravement.

— Ce que je vais vous avouer là ma fille, nul ne le sait, et vous devez me promettre de garder cela pour vous.

— Je vous le promets Dame Eline, par le tombeau de Jyléter, je le jure !

— Votre père l’a emmenée sur l’île du lac du Cœur.

— Je connais déjà ces légendes. Elles circulent parmi l’aristocratie, des rumeurs sans fondement.

— Pas sans fondement non. Je… j’étais présente ce soir-là. Votre père a emmené votre mère là-bas. Il a traversé le lac en barque, et il est allé rencontrer la sorcière du lac. Il l’a vraiment fait, et en revenant, Doline ne criait plus, mais elle avait changé… Elle dodelinait étrangement de la tête, les yeux vides. Le Roi me l’a confiée et je l’ai ramené à ses appartements.

— Ca n’a ni queue ni tête, j’ai toujours considéré la présence d’une sorcière sur l’île comme une fable pour enfants. Les bruits de couloirs seraient donc exacts ? Mes parents auraient eu recours à la magie pour soigner Ethyer ?

Eline secoua la tête en signe de négation.

— C’est là que le bât blesse. Votre frère était déjà en voie de guérison à ce moment-là. Même s’il ne quittait toujours pas le lit, cela faisait un bon mois que sa fièvre avait chuté et qu’il recommençait à se nourrir seul. Quoi qu’ai fait vos parents ce soir-là, ce n’était pas en rapport avec le prince.

 

Elle avait peu dormi le reste de la nuit, trop occupée à cogiter sur ces dernières révélations. Elle avait beau remuer ça dans tous les sens, aucune cohérence ne s’en détachait. Bon sang, il aurait déjà fallu qu’elle accepte l’existence de la magie, ce n’était pas rien ! Et elle était bien trop pragmatique pour ça. Mais admettons… cela n’expliquait toujours pas ce que ses parents étaient allés faire sur cet îlot caillouteux. Si Ethyer allait mieux à ce moment, comme semblait en être convaincue sa gouvernante, quel intérêt pour eux d’aller là-bas ? Qu’y avaient-ils trouvés ? Pourquoi sa mère hurlait-elle pendant sa grossesse ? Pourquoi était-elle devenue… folle ? C’est l’esprit saturé de questions sans réponse qu’elle s’était levée ce matin-là, et c’est peut-être aussi ce qui l’avait convaincue de rendre visite à Mary Justé. Des réponses, elle en avait elle, peut-être pas sur cette fameuse nuit, mais elle était en mesure d’éclairer la jeune femme sur la relation alambiquée qu’entretenait son père avec Justé et Akaran.

Voyant qu’elle sortait, Edan Fross, l’indéfectible général, lui avait proposé de se faire accompagner par l’un de ses hommes. « On ne sait jamais quelles mauvaises rencontres on peut faire princesse, même dans la ville haute ». Nemyssïa s’était empressée d’accepter, encore sous le coup de son enlèvement. Le soldat soupçonnait-il quelque chose ? Difficile à dire, mais une chose était sûre, peu de chose se passait dans Elhyst sans qu’il n’en soit informé. Son chaperon ne lui était pas inconnu, elle l’avait souvent aperçu en compagnie du général. Il se nommait Herg si sa mémoire ne lui faisait pas défaut. Solidement bâti et le visage peu amène, il jetait des coups d’œil méfiants sur chaque badaud qu’ils croisaient, effrayant efficacement la populace.

— Qu’est-ce z’allez foutre chez la vipère ? grogna-t-il brusquement  à son intention.

— Oh ? Rien d’exceptionnel, je me contente de rendre visite.

— N’devriez pas. C’t’une putain d’patte-pelue. Elle est dangereuse.

Nemyssïa rougit devant le langage de charretier du soudard, et répondit :

— Elle a perdu son fils! Un peu de respect je vous prie soldat! Comment pouvez-vous parler de la sorte de Lady Justé ?

— C’t’une putasse j’vous dit… vous vous en rendrez bien compte un d’ ces quatre. Venez, on passe par-là ! ajouta-t-il en la tirant sèchement par le bras en direction d’une ruelle peu fréquentée. On n’sait pas c’qu’on peut croiser dans l’coin. Foutues chimères ! Sont partout…

La simple allusion aux encagoulés lui glaça les sangs. La méfiance du garde du corps était contagieuse, et elle commença elle aussi à couvrir les alentours  d’œillades suspicieuses.

—  Votre compagnon n’est pas avec vous ? Cela fait quelques jours que je ne l’ai pas vu au palais. Comment s’appelle-t-il déjà… Drock c’est ça ?

Herg s’arrêta net et posa sur elle un regard hostile, les yeux réduits à de simples fentes.

— Drock va pas bien Mam’selle. Il a la gueule bien rectifiée. Pour c’qu’il en reste...

Nemyssïa ouvrit de grands yeux effarés.

— C’est horrible ! Un accident ?

Le soldat la dévisagea encore un instant, puis renifla bruyamment.

— Vous n’vivez pas dans l’même monde que nous hein ? Vous n’en n’avez rien à foutre d’nous autres. On peut crever la bouche ouverte, tant qu’votre robe de bal est confectionnée en temps et en heure…

— Mais non ! s’emporta la princesse, peu habituée à ce qu’on lui cause de la sorte. Sûrement pas, au contraire même ! Sachez Monsieur que j’accorde beaucoup d’importance à ce que nos gens aient de bonnes conditions de vie !

Herg ricassa en exhibant une rangée de dents abimées, avant de cracher aux pieds de la jeune femme.

— Voilà c’ que j’en pense d’ votre sollicitude M’dame, j’ me torche l’ cul avec. On n’ peut pas péter dans la soie la nuit et s’acoquiner avec la plèbe le jour. Y a des choses qui marchent pas, ça s’mélange pas. Comme l’huile et l’eau voyez ?

Fort de son image, le soldat considéra le sujet clos et se remit en route. Nemyssïa le suivit, toute choquée qu’elle était, sans chercher à relancer le débat. Dans un langage moins châtié certes, le soudard avait néanmoins exprimé la même opinion que Delain. Le peuple n’aimait pas le sang bleu. Elle avait continué à considérer le monde de ses yeux d’enfant, à imaginer que la roture l’aimerait pour ce qu’elle était, une princesse bienveillante. La vérité était tout autre, ils la détestaient pour ce qu’elle représentait : luxe, pouvoir… royauté. Finalement, ils arrivèrent devant la grille du fief Justé.

— J’vous attendrais dans l’coin, la prévint le lieutenant de Fross. Comme un bon toutou dressé.

 

—  Nemyssïa ! s’exclama Mary lorsqu’elle pénétra dans un petit salon où l’avait conduit un valet. Je suis si contente que tu ais pu venir !

La femme accompagna ses effusions d’une embrassade chaleureuse. Nemyssïa se laissa faire, déconcertée. Un jour glace, le lendemain flamme,  elle ne savait pas sur quel pied danser avec elle. Mary claqua deux fois des mains, et aussitôt, un domestique apparut sur le pas de la porte. Il déposa devant elles un plateau avec deux tasses et une théière fumante.

— Tisane de chrysanthèmes blancs, déclara la maitresse de maison en servant son invitée. Parfait pour ce que tu as.

— Ce que j’ai ?

— Tes yeux rougis, tu as passé une mauvaise nuit, je me trompe ?

Nemyssïa acquiesça.

— Effectivement, la nuit a été mouvementée.

Le chrysanthème éclaircit la tête et les yeux, récita son hôte. Goûte, tu verras.

La princesse porta sa tasse aux lèvres et sentit le liquide brûlant et sucré couler le long de son œsophage.

— Sergue n’est pas là ? demanda-t-elle d’une voix innocente.

— Oh non, il est reparti avec les garçons voilà deux jours, juste après l’enterrement. Il supporte très mal la vie citadine, il préfère de loin arpenter ses terres, en bon petit seigneur. Moi, je reste ici pour gérer les affaires.

— En quoi consistent-elles ?

— Oh, de ci, de ça, rien de passionnant, éluda-t-elle d’un geste désinvolte. Dites-moi plutôt Nemyssïa, vous y connaissez-vous en ethnologie ?

Cette femme était déboussolante, de par sa capacité à passer du coq à l’âne en l’espace d’un instant, et par sa façon de s’adresser à elle si familièrement.

— L’étude des civilisations… Oui, bien sûr, j’ai eu droit à des enseignements sur le sujet. Mary, j’aurais voulu vous poser quelques questions…

— Nous avons le temps pour ça, fais-moi plaisir pour l’instant. J’ai plutôt besoin de palabrer de choses et d’autres pour me changer les idées. Je te parlerai de ton père une autre fois veux-tu ? Dis-moi donc ce que tu en penses.

Fichtre ! Elle lisait en elle comme dans un livre ouvert. Elle décida dans un premier temps de se plier au jeu.

— Et bien, Elhyst est une monarchie, avec un schéma des plus classiques, on retrouve d’abord…

Mary l’interrompit d’un claquement de langue.

— Oui oui, Elhyst, nous savons tout ce qu’il y a à savoir sur Elhyst. Non, parle-moi plutôt de La Fière, de la cité sainte ! Que sais-tu là-dessus ?

Nemyssïa se concentra un instant, le temps de rassembler ses souvenirs sur la question.

— Candala est le berceau des ecclésiastiques, de la religion des Amants. Différents ordres le régentent, même si je serais bien incapable de rentrer dans le détail.

— Oui, murmura Mary pensivement. Candala est un cas intéressant, que penses-tu du fait qu’une ville entière soit dédiée au culte du Patriarche, alors que rien de tel n’existe pour la Matriarche ?

— Je ne me suis jamais vraiment posée la question, avoua la princesse.

— Et c’est fort dommage. Une putain du Cloaque prétendrait que la sensualité est l’arme d’une femme. Moi, je t’affirmerais qu’elle a tort. N’oublie jamais ceci Nemyssïa : Ta sensibilité est ton armure, ton savoir et tes connaissances sont ton fourreau.  Quant à ton arme… c’est ton verbe et ton esprit, rien d’autre. Pas d’armée, pas de lame ou de cuirasse métallique pour nous autres. Nous n’avons pas besoin de ça. Mais pour cela, il est primordial que tu affutes ton intellect, que tu le nourrisses, que tu le muscles. En tant que princesse, tu dois être deux fois plus cultivée que l’érudit le plus éclairé du royaume.

Comment accueillir ces propos que personne ne lui avait jamais tenus et qui paraissaient pourtant si logique ? Elle avait raison, tout ce qu’elle disait était d’une évidence limpide. Pourquoi personne ne l’avait jamais guidée en ce sens ? C’était pourtant le rôle de… sa mère en fait. Doline lui aurait expliqué tout ça si… si elle était restée Doline. Mais Mary ? Qui lui avait expliqué à elle ? L’avait-elle découvert seule ? Sa grand-mère peut-être ? Elle qui avait grandi sans présence parentale ? Elle était déconcertante, Nemyssïa n’imaginait même pas ce qu’elle avait enduré pour devenir cette femme-là.

— Kler Betöm, enchaîna-t-elle sous le regard encourageant de Mary, est calquée sur la même structure que la nôtre. Sûrement parce que les fondateurs –Jyléter et Elhon– avaient en leurs veines un sang commun.

— Exactement, acquiesça Mary. Même si la Dame du Bras Jilène tire son épingle du jeu dans la conduite de la Fière ; mais nous avons encore là, comme pour Candala et Elhyst, une gestion exclusivement patriarcale. Et les Affanites ? Voilà une organisation atypique ! Que sais-tu sur ce peuple marchand ?

— Si ce n’est leur curieuse coutume de prendre sept femmes, répondit-elle en se remémorant son étrange rencontre avec le prince Jher, pas grand-chose.

— Pourtant, leur mode de fonctionnement complexe sort du lot. Ils ont mis en place un système à la mécanique sophistiquée. Sais-tu par exemple que leur hiérarchie s’organise en une pyramide sociale ne comptant pas moins de dix-huit castes ?

— Tout ceci est bien obscur pour moi Mary, je ne comprends même pas ce que cela sous-entend.

— C’est simple pourtant. A Elhyst, que trouve-t-on sous le Roi? Quelques seigneurs, la noblesse, la bourgeoisie, agrémentée de quelques titres pompeux, puis nous tombons immédiatement au niveau de la plèbe, qui concentre la majorité de nos citoyens. Le Roi décide, en laissant l’aspect religieux de côté bien sûr, les autres obéissent. C’est un système simple, mais cruellement partial. Les Affanites, eux, se découpent en dix-huit tranches sociales, qu’ils nomment « dey ». Le dix-huitième dey étant le plus pauvre, et donc le plus conséquent en population.

— Donc si j’ai bien compris, commenta Nemyssïa qui commençait à se prendre au jeu. Le premier dey ne contient qu’un membre, qui décide pour les autres ?

Un éclair de malice que la princesse ne lui connaissait pas traversa la pupille de son hôte.

— Grands dieux non ! s’exclama Mary en pouffant. Nous retomberions dans le schéma Elhystien en ce cas ! Non, le premier dey est constitué de neuf ministres, appartenant eux-mêmes à des guildes différentes, dont ils sont souvent les doyens par ailleurs.

— Neuf personnes ? Pour prendre les décisions importantes de tout un peuple ? Cela me parait bien compliqué en termes de gestion. Et comment se mettent-ils d’accord ?

— Par le vote essentiellement. Les questions sont débattues collégialement, et c’est le vote qui légitime les décisions. Ne trouves-tu pas ce procédé plus équitable que le notre ?

— Difficile à dire, j’ai beaucoup de mal à en saisir les tenants et les aboutissants. La décision finale reste malgré tout l’apanage d’une minorité. Ce n’est pas si différent de chez nous finalement.

— Au contraire, objecta Mary. C’est là toute la distinction. Car à la différence de notre monarchie, le système affanite permet à tout un chacun  d’accéder à un dey supérieur. Il n’y a pas d’histoire d’héritage du sang ici, enfin presque.

— Mais comment fait-on pour se hisser socialement alors ? demanda Nemyssïa qui avait beaucoup de mal à appréhender le concept.

— Par la richesse, tout simplement. Si un homme est plus fortuné qu’un membre du dey supérieur, il prend automatiquement sa place, reléguant l’évincé au grade qu’il tenait alors. Il est néanmoins très difficile de se soustraire à son dey initial, et les promotions ne sont pas si fréquentes.

— Qu’est-ce qui rend la tache compliquée ? voulut savoir Nemyssïa.

— Chaque dey doit payer un impôt mensuel au dey supérieur, indexé sur les gains propres à chaque individu, et non sur une moyenne  globale des richesses d’un même dey.

Nemyssïa fixa Mary d’un air ridiculement ahuri.

— Je ne saisis pas…

— C’est pourtant simple, chaque occupant d’un même dey ne paiera pas la même somme que les autres au dey supérieur. Il paiera une somme proportionnelle à ses propres richesses. Et comme cet argent ira directement dans la poche d’un occupant supérieur, il enrichira fatalement celui qu’il tente de remplacer. D’autant plus que, rappelle-toi, plus on monte en grade, moins on est nombreux par dey. Le deuxième dey, par exemple, est constitué d’une cinquantaine de membres, alors que le premier n’en compte que neuf, ce qui aura pour effet de fortement les enrichir. De plus, dans ce cas précis, le premier dey ne paie d’impôts à personne, ce qui le rend particulièrement difficile à évincer.

— Donc si un affanite prospère, il enrichit automatiquement ceux qu’il tente de remplacer, résuma la princesse. C’est un cercle vicieux, aucun d’eux ne doit jamais évoluer finalement. Même si le système semble leur en laisser la possibilité, il stagne constamment. N’est-ce pas là une vaste entourloupe ? L’illusion de maitriser son avenir alors que les dés sont pipés dès le début?

— Pas tant que ça, car la fortune d’un homme est évalué avant qu’il ait lui-même perçu l’impôt du dey inférieur, donc celui-ci n’est comptabilisé que pour le mois suivant.

— Tout ceci me semble extrêmement compliqué, comment procède-t-ils pour évaluer leurs possessions ? D’autant plus que celles-ci ne doivent pas seulement se mesurer à l’aune de leur quantité de pièces d’or non ? Il doit bien falloir y intégrer leur patrimoine, leurs champs, leurs bâtiments, et que sais-je d’autre… je me trompe ?

Mary hocha la tête, un sourire appréciateur pendu aux lèvres.

— Tu as entièrement raison Nemyssïa. Tu es décidément une jeune fille étonnante. Je t’ai parlé de l’existence de guildes. Neuf pour être précis. Une par ministre. On y retrouve par exemple la guilde des commerçants, celle de l’artisanat ou encore celle de la protection civile. Et plus particulièrement la guilde des collectes et évaluations des richesses. Toute une armada de comptables, chargés d’expertiser et de quantifier le capital de chaque Affanite. Pour les deys les plus bas, le calcul est très rapide, mais pour les plus hauts, c’est un véritable travail de fourmis. Ils s’occupent également de la collecte et de la redistribution de l’impôt, puis officialisent le changement de dey le cas échéant. Ils sont les garants du bon fonctionnement des Affanites.

— Je n’imaginais pas qu’un tel système puisse exister dans notre monde.

— Et encore, ce n’est pas tout, enchaina Mary. Une autre spécificité du fonctionnement affanite est que l’âge d’un ministre ne peut excéder soixante ans. Une fois cette limite atteinte, il doit passer la main. C’est alors une élection qui déterminera lequel de ses fils le remplacera. Dans le cas idéal, chacune de ses sept femmes lui aura donné chacune un mâle. Cela engendre parfois des guerres fratricides déchainées.

— Mais… demanda Nemyssïa après un instant de réflexion. Si chaque homme a sept femmes, enfin… comment est-ce possible ? Je veux dire… au-delà du fait que je trouve cette tradition parfaitement ignoble, la population affanite ne compte probablement pas sept fois plus de femmes que d’hommes, si ?

— C’est une bonne remarque. En fait, la polygamie n’est autorisée qu’à partir du cinquième dey. Les autres sont soumis à la règle de la monogamie. Et pour l’ensemble des deys, une règle simple de natalité s’applique : tant qu’un couple met au monde une fille, il garde le droit procréer. Mais à la naissance d’un garçon, il a le devoir de ne plus enfanter, il encourt sinon le risque de tomber sous le coup de la justice affanite. C’est pour ça que même un ministre ne peut avoir plus de sept fils. Dernier petit détail : Un homme ne peut se lier qu’à une femme d’un dey équivalent ou inférieur, afin d’éviter les conflits d’intérêts.

Devant l’air ébahi de son invitée, Mary ajouta :

— Je vois que j’ai éveillé le tien d’intérêt. Je vais à présent te parler d’Abysse, tout en étant beaucoup plus classique, la cité des artistes possède également son lot de bizarreries. Par exemple, le plus haut dignitaire de la ville se nomme le Pharamin. C’est à la fois son nom et son titre…

 

Nemyssïa passa la fin de la matinée et une bonne partie de l’après-midi à écouter Mary Justé disserter sur les us et coutumes des peuplades d’Eryon. Et c’est l’esprit bien rempli qu’elle quitta la demeure familiale des Gran-Cervetez pour retrouver son chaperon, dont l’humeur ne s’était pas radoucie depuis le matin. Le soldat n’avait pas l’air ravi d’avoir poireauté aussi longtemps devant la bâtisse délabrée. Bien fait pour lui ! songea Nemyssïa avec satisfaction. Ca lui apprendra les bonnes manières à ce rustre.

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Sebours
Posté le 05/04/2022
Alors ça je ne l'ai pas vu venir! Je ne comprends vraiment pas quel est le but de Mary. Sur la forme, cela me choque qu'elle tutoie Nemyssïa. C'est une princesse! D'ailleurs, comment est-ce possible qu'une sang bleu puisse se balader ainsi sans escorte ni apparat dans la ville? Surtout qu'on sent bien la haine du peuple envers ses élites. Si Nemyssïa avait encore ses illusions, ce n'est certainement pas le cas du roi. Pourquoi ne protège-t-il pas mieux sa fille?
Je trouve le système affanite passionnant. Je détecte néanmoins quelques points épineux. Un impôt annuel plutôt que mensuel semble logistiquement plus viable. Interdire plus d'un fils par couple, c'est se privé de futurs soldats. Il faudrait donner la succession à la primogéniture mâle. Sinon, succession après succession les neufs deys deviennent 9x7fils=63 x 7 = 441 rien qu'en deux générations! Proposition: L'aîné devient l'héritier, les deux suivants généraux, les autres religieux ou reversés dans le dey inférieur.
Sylvain
Posté le 05/04/2022
Mary est une provocatrice, elle appelle déjà le roi par son prénom, pourquoi s’arrêter là? Je te rassure, elle poursuit un certain but^^

C'est vrai que je n'accorde à Nemyssïa qu'une protection toute relative. Mais elle évolue en ville haute, qui est assez sûre. Cette partie est isolée et protégée de la ville basse et surtout du Cloaque.

Je retiens ton commentaire sur la fréquence de l'impôt. Je trouve qu'une année, c'est un peu long, peut-être 6 mois?
En ce qui concerne les futurs soldats, les Affanites ne sont pas un peuple particulièrement guerrier. J'en parle dans de futurs chapitres, mais ils ont plutôt tendance à se payer les services de mercenaires.
Pour ton calcul, il est exact, j'y avais déjà réfléchi sans pour l'instant trouver de solution qui me satisfasse entièrement. mais j'ai quelques pistes auxquelles je vais rajouter tes suggestions.
Je suis conscient qu'il y a des failles dans mon système, qui faut que je règle^^
Edouard PArle
Posté le 04/04/2022
Coucou !
C'est intéressant que tu développes les affanites, ce peuple mystérieux m'intriguait beaucoup ! Il y a pleins d'infos très intéressante, peut-être un peu trop d'ailleurs. Au bout d'un moment, ça devient un peu lourd les explications de Mary. Tu n'es pas forcément obligé de les enlever mais j'aurai apprécié que ce soit coupé par des pensées de Neïmessa par exemple. Tu peux aussi diluer les infos au fur et à mesure, je sais que c'est dur mais des citations en début de chapitre pourraient remplir ce rôle. (je ne vais pas te lâcher avec ça mdrr).
J'ai beaucoup aimé le passage sur la sorcière, on pense savoir mais au dernier moment on apprend que la raison n'est pas la guérison du prince... Mystère^^ Et en plus on apprend que la magie semble bel et bien exister, c'est un élément important.
J'ai bien aimé le dialogue avec Fross, il ne manque pas d'assurance le bougre^^ Neïmessa pourrait le réduire à rien sans trop de problèmes xD D'ailleurs, ça m'a un peu fait réfléchir. Je comprends que le roi puisse être détesté s'il traite mal son peuple mais j'ai plus de mal pour la princesse. Evidemment que son comportement est un peu révoltant d'un pdv contemporain (lutte des classes et cie sont passés par là^^) mais autrefois, je pense que les gens aimaient sincèrement le roi et sa famille. Pourquoi ce ne serait pas le cas à Candala ? Pressé de lire ta réponse^^
Mes remarques :
"un élan de tendresse farouche pour son géniteur pour lui," c'est sans doute moi, mais je ne suis vraiment pas fan du mot "géniteur", je lui trouve une connotation négative
"et la pris dans les bras." -> prit
"Elle se laissa bordée" -> border
"avec son ventre rebondie !" -> rebondi
"Elhyst fêta son arrivée" espace en trop
Quoi qu’ai fait vos parents" -> aient
"peu de chose se passait" -> choses passaient
"paraissaient pourtant si logique ?" -> logiques
Un plaisir,
A très vite !
Sylvain
Posté le 04/04/2022
Hello!

"J'ai bien aimé le dialogue avec Fross," Je pense que parle plutôt d'Herg, l'homme de Fross.

J'ai bien pris note de mettre des citations en début de chapitres hehe, je m'y attèlerai à la relecture. C'est vrai que le passage Affanites est un peu long. Je prépare le terrain pour plus tard !

" je pense que les gens aimaient sincèrement le roi et sa famille. Pourquoi ce ne serait pas le cas à Candala ?"

A Elhyst, pas Candala^^

Les gens aimaient sincèrement le roi et sa famille, jusqu'à ce qu'ils décident de leur couper la tête à tous. Je pense qu'ils étaient bien bridés par leurs peurs. L'histoire est pleine d'exemples de révoltes contre les dirigeants.

En ce qui concerne Deleber, il est certes un roi avisé, mais son père avait quand même instauré un climat de terreur dans Elhyst qui a donné de quoi détester le nom des Estelon.

De plus, il ne s'occupe pas trop du Cloaque, où les plus miséreux sont livrés à eux même. Lorsque les plus mal lotis s'imaginent la famille royale jouir de ses privilèges, je pense qu'il s'en dégage forcément une certaine jalousie, vite transformée en haine.

Pour finir, la présence des chimères, que je n'ai pas encore trop détaillée à ce stade de l'histoire, attise grandement les velléités à l'égard du roi. Ils sont considérés par beaucoup (à tort ou à travers?^^) comme les défenseurs des pauvres.

Edouard PArle
Posté le 04/04/2022
En effet je ne pensais plus aux chimères, c'est vrai que ça attise forcément les tensions^^
Merci pour ta réponse !
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