Un rade miteux. Un nid à soulards. Voilà tout ce qu'avait trouvé la Tellurimancienne en guise d'infirmerie. Dans sa chute, Orbec avait non seulement fait sauter le sort précaire de Grisoeil perdant à nouveau l'usage de son bras. Il avait aussi heurté le sol assez violemment pour que son réveil relève maintenant de l'improbable. Ysaelle était assise au chevet du jeune homme, débordante d'une compassion mielleuse. Son mépris fondu en pitié, elle s'affairait à le soigner, liant des rituels de restauration complexes et épuisants. Caste de mages tournés en dérision par les Arcanistes et autres écoles dites de magie pure, les Tellurimanciens se spécialisent dans l'étude et l'exploitation des flux "naturels". Comme toute discipline d'excellence, les quatre grandes écoles de magie avaient été fondées par de nobles érudits. La légende largement répandue voulait ainsi que les mages fondateurs se soient réunis après avoir parcouru le monde pour présenter l'objet de leurs études.
Mendius, le premier à prendre la parole avait étudié les étoiles. "Des astres j'ai appris à délier le tissu de notre monde, et à questionner sa fabrique même. La magie ne m'importe plus tant que ce dont elle est faite. Je fonde en ce jour l'Arcanisme, académie de l'absolu". Emilith fut la seconde, présentant à ses pairs un diamant gros comme le poing. "De la pureté de cette pierre, j'ai appris les mille visages que revêt la lumière. Aussi changeante qu'elle, la magie n'est jamais la même. Je fonde ici l'alchimie, école des transformations." Le Troisième, Aldricht, offrit à chacun le loisir d'admirer un squelette de rat. "C'est en côtoyant la mort que j'ai compris l'imperfection de la vie, je sais la magie capable d'y remédier. Je fonde la Nécromancie, science des immortels." La dernière d'entre eux, Illyuri, était assise quand elle plongea sa main dans la terre meuble. "C'est en baissant les yeux que j'ai appris de la terre l'humilité. La source de toute vie et ce qui l'anime est aussi la source de mon étude. Je fonde la Tellurimancie, discipline des flux naturels." Tous à part Illyuri auraient alors ri à gorge déployée. Ne voyant en la terre que le miroir des serfs et en ses fruits le banal produit d'un labeur honteux, ils décrétèrent ainsi la discipline impure, car impraticable pour tout noble qui se respecte.
Depuis, les enseignements d'Illyuri se voyaient ainsi réservés aux mages de basse extraction, jugés indignes d'approcher toute autre forme de magie. Les pouvoirs qu'en tirait Ysaëlle étaient pourtant impressionnants pour un être aussi médiocre qu'elle. Du soin à l'illusion en passant par la convocation d'entités à la volonté propre, elle détenait là un arsenal bien plus redoutable que le casse-tête d'Orbec. Je me tenais prêt à intervenir, la porte pour le moment scellée de lianes par la mage m'empêchaient de faire intervenir mon alliée sans créer un raffut indésirable. J'en profitais pour sonder le rez de chaussé, en quête d'un éventuel soutien supplémentaire.
Accoudé au comptoir, un homme d'une bonne toise soliloquait, parlant à une chope dont il astiquait machinalement les bords. Une oreille attentive l'aurait entendu disserter de la différence prétendue entre héros et criminels. De ce que, selon lui, elle ne tenait qu'au jugement populaire tant la nature des deux activités était, finalement, la même. "Qu'on répande la tripaille pour l'argent ou la gloire, le résultat est le même." Éructa-t-il en guise de conclusion. Tandis qu'il sombrait la tête la première dans son tranchoir, deux paires d'oreilles, trop attentives celles-ci, s'étaient tournées vers lui. Rapaces racornis par l'age et l'aigreur, ils picoraient du regard le personnage avachi.
-Cet homme semble agité, ce n'est pas bon pour son coeur.
-Et son foie, il boit trop.
-Sa voix est trop rauque ne trouves tu pas?
-Il faudrait l'aider à éclaircir sa toux.
-Enfin, les saignées sont interdites sans ordonnance, tu le sais!
-Certes, mais il s'agit là d'une nécessité impérieuse.
-Probablement, allons nous renseigner, ces hommes oublient toujours qu'un de leurs amis s'inquiète de leur santé...
-Et souhaite les apaiser.
-Exactement...
Ces deux-là se levèrent, et prirent calmement le chemin de la sortie. Dommage.
Petit, émacié, de ceux que la vision inspire le déplaisir aux mieux intentionnés, un être vouté se dissimulait en salle. De derrière l'habituel rideau imposé aux malades et aux laids, ses yeux verts, ne manquaient rien de la scène. Je n'étais donc pas le seul prédateur ici. Je furetais dans les méandres viciés de ses désirs. Il attendait son heure, attendait celui qui tituberait trop, qui s'oublierait sur le comptoir. Il se porterait volontaire, bon samaritain. Et jamais on ne reverrait celui qu'il se faisait un devoir de "sauver". A l'idée même de mener à bien son entreprise sournoise, il se mit a rire,d'un hululement d'abord etouffé, puis strident. Si bien qu'on l'invita à finir sa bière et sortir. Ce soir, c'était lui qui s'était oublié.
Tous avaient maintenant quitté la taverne, la porte se refermant doucement derrière le dernier client. La nuit bien installée ainsi l'était l'heure d'exécuter les basses besognes. Restait le tavernier, soufflant quatre bougies étrangement disposées. Embrassant sa fille qui passait par là, il jeta quelques mots au vent...
"Je sais pas lequel de ces quatre corniauds me refile de la fausse monnaie depuis deux quinzaines. Mais après ce que je leur ai donné, ce dont je suis sur, c'est que je me marrerais bien demain en entendant l'histoire de quatre ivrognes décédés d'une chiasse carabinée. "
J'entrais en action. Soulevant le loquet de la porte, mon amie de circonstances entra dans la taverne.
-Bonsoir mon bon monsieur. J'ai entendu dire que vous hébergiez une personne de la plus haute importance ?
-Bonsoir, ma p'tite dame, c'est pas un endroit pour vous ici. À moins que vous n'cherchiez une mousse amère.
La femme arborait un sourire trop large pour son visage et c'était là son seul défaut. J'aimais cruellement son corps, svelte, doté d'une musculature redoutable. À sa charpente, à la souplesse qui l'habitait, je savais qu'en une flexion, elle deviendrait une bourrasque; fluide, giflante. Son âme m'animait d'amoureuses intentions, légère, fluette, accrochée à sa vie comme aux étoiles, elle rêvait d'ailleurs. Dal était une féroce ingénue qui voyait le monde sans hiver, s'imaginait chaque jour plus long que le précédent. Oh, cette âme nue, cette glaise, cette page blanche. Ne te débats pas ma belle, laisse-moi te libérer.
-Alors, va pour une mousse. C'est combien ?
Ysaelle avait encore de la ressource. Quelques minutes feraient l'affaire.
-Pour vous, c'est un Rutil, j'aime pas voir les tisseuses ici, encore moins pour picoler.
-Oh, z'êtes un pied dur peut être ? Voilà l'Rutil, pas radine vous savez.
-Un pied dur ? Pis quoi encore ? Non, j'ai tissé pendant quinze ans. Les cordages Est, du pied de l'aiguille au nid des curetons.
-Alors quoi?
-Alors j'aime pas savoir qu'en haut ça tisse plein comme une outre tiens. Quand un tisseur tombe, ça jacte pendant des semaines chez les pieds durs.
-Hm ouais, je descends pas assez pour les entendre les fourmis, m'en fiche en fait.
-Tu devrais pas ma p'tite, c'est eux qui paient vot' fil, pis c'est pour eux que vous tissez.
La ville d'Aisille était en réalité une ville à deux visages. Au sol les Aisillais profitaient de la manne touristique et marchande, des académies à l'aiguille, chacune des artères de la ville tirait sa sève du flot incessant de voyageurs qui la traversaient. Dépassés par le nombre de visiteurs, les habitants furent poussés à inventer un moyen de transport des marchandises plus efficace, et surtout, qui ne requérait pas d'utiliser des voies pavées saturées. Des siècles auparavant, un homme eut un éclair de génie. Accompagné de quelques dizaines de personnes, il fit greffer à l'aiguille un réseau de cordages couvrant la ville qui permettait d'extraire les marchandises commandées par les hauts dignitaires ou les académies pour les amener ensuite à bon port. Le réseau se développa, et les rangs des tisseurs grossirent rapidement. Ce qui était autrefois un réseau réservé à l'élite devint une ville dans la ville, organe indispensable sur lequel reposaient toutes les livraisons de marchandises décentes. Las de fréquenter les pieds durs, les tisseurs élirent domicile dans leur toile, y installant leurs nacelles bariolées et leurs inextricables réseaux de treuils et poulies. Là-bas, Orbec ne pourrait jamais me retrouver, et cette femme allait m'y emmener. Ysaelle venait de terminer son rituel, et il avait ouvert les yeux. Elle était donc capable de quelque chose. Moi aussi.
-Bon mon vieux, je t'ai posé une question en entrant, et j'ai payé une mousse coupée pour le prix d'une liqueur. Alors, crache, maintenant.
-Une rondouillarde à lunettes et un stellaire crasseux, c'est vraiment ça que tu cherches ?
-Pas sa bague, pas un stellaire, je dois la récupérer.
-Comment ça ?
-J'ai pas le temps, mais il l'a piquée à un client, on doit lui ramener.
-Pute borgne ! Me disais qu'ils étaient pas nets ces deux la, il est arrivé ici les deux pieds devant. Jamais bon signe ça.
-Je te l'fais pas dire. Allez, donne la clé.
-Je préfèrerais que tu attendes qu'ils sortent.
Orbec plongea la main dans sa besace, je sentis ses doigts immondes sur ma couverture.
-Je veux vérifier Ysaelle, je veux savoir !
-Tu ne devrais pas...
Plus le temps. Un coup de plume de ma part, et Dal décidait de prendre les choses en main.
-La clé où je t'ouvre en deux le vieux. L'aubergiste sembla considérer ses chances, puis soupira.
-Trop vieux pour ces conneries moi... Taches de pas amocher le mobilier, c'est pas qu'y coute hein, mais...
-Ysaelle ! Il recommence ! Il va nous attaquer !
-Quoi ? Où ça ?
-Ici!
J'ai beaucoup aimé ce chapitre. Je trouve que tu jongle avec brio avec les changements de style ; dense et poétique dans les paragraphes, truculents et délicieusement trivial dans les dialogues. Par contre, j'ai toujours un peu de mal à voir qui parle et je dois relire pour bien comprendre.
Ce qui me fascine le plus, c'est ton imagination ! J'étais certes habituée, car depuis le début tu nous plonges dans un univers aussi riche en couleurs qu'en mots, mais fort est de constater que plus j'avance dans la lecture plus j'aime le monde qui se tisse (petite référence ;-) sous ta plume. Bravo !
Promis, à la réécriture je travaille sur ce problème d'identification des interlocuteurs ! Je crois avoir compris ce qui cloche la dedans grâce à vos retours :)
Un grand, grand merci pour ton compliment, ça me touche et je suis ravi de savoir que je réussis à dépeindre un tant soit peu ce monde que j'ai imaginé !
Oh, me suis un peu égarée dans les rues bondées d'Aisille, là ^^.
La description des quatre écoles, ça m'a un peu perdue au début. Je ne comprenais pas ce qui avait amené cette explication à ce moment-là de l'histoire, je cherchais à la raccrocher à la chute d'Orbec...
Le paragraphe sur Dal est magnifique !
J'aime beaucoup l'idée des marchandises qui passent au-dessus de la ville, d'une ville à deux étages, à deux visages. Ca m'a fait penser à la ville dans le Roi et l'Oiseau, ville haute, ville basse, et tout le réseau d'ascenseurs !
Ca me semble dommage par contre d'expliquer le système des "tisseurs" après en avoir parlé dans le dialogue, parce que dans le dialogue, comme on ne comprend pas de quoi il s'agit, l'attention se perd.
A la fin, j'avais du mal à visualiser la scène d'agression avec seulement les dialogues.
Et sinon toujours de beaux moments de poésie !
Je vais lire la suite,
Aïe ! Je pensais que le lien se faisait naturellement avec l'évocation de la Tellurimancie d'Ysaelle. Je vais réflechir à retravailler ça. Ca me semblait assez limpide mais je manque de recul.
J'ai eu quelques réminiscences du Roi et l'Oiseau en écrivant la toile effectivement, bien vu :)
Je vais passer tout ce chapitre à la moulinette pour le fluidifier et lui donner plus de cohérence !
Comme toujours, mille mercis pour ta lecture avisée, c'est toujours un plaisir de te retrouver ici !
Sur ce, je passe au commentaire suivant :O