Démission

— Tiens, enfile ça.
Jeff tendit une blouse blanche à son assistant.
— Comme vous voulez, répondit l’homme d’un air aussi blasé que dubitatif.
Son patron endossa la sienne. Puis les deux scientifiques s’approchèrent d’une table où trônait un amas de machines débranchées.
— Je sais que ça ne ressemble pas exactement à un laboratoire, reconnut Jeff. Mais je t’assure qu’au vu de ce que nous allons entreprendre, cette serre est le lieu idéal pour nous installer.
— Si vous le dites.
Du sol au plafond, les grandes vitres laissaient passer une lumière blafarde de fin de journée qui éclairait à peine ce large espace essentiellement vide. Sur le pourtour, quelques géraniums en pot et quelques plantes médicinales vivotaient dans des plates-bandes de terre sèche. Au milieu de la pièce, une dalle de béton accueillait un plan de travail carrelé, recouvert d’un fatras de matériel scientifique.
— On va commencer par installer le microscope à effet tunnel.
— Vous êtes certain que ce modèle fonctionne encore ? demanda l’assistant bougon.
— Je n’en sais rien, soupira Jeff. Mais on va faire en sorte qu’il soit opérationnel. Je n’ai pas pu trouver mieux.
— Je vois.
Les deux hommes s’affairèrent en silence à brancher la machine.
— C’est sur ce modèle qu’on a commencé chez HuMo, finit par lâcher Jeff. On n’a pas besoin de plus pour travailler sur les nanoparticules.
— Je croyais que nous ne pouvions plus…
— Non ! l’interrompit son patron. Je sais… Nous avons signé ces fichues clauses et nous sommes tenus de ne plus entreprendre les mêmes recherches qu’eux… Mais nous allons creuser dans une autre direction, je te l’assure.
— Je vous fais confiance.
— Merci, François.
Jeff se redressa. Il avait les yeux rouges d’un homme triste et fatigué. Pourtant son visage contracté dégageait une énergie électrique. Lui qui avait toujours été un professionnel réputé qui en imposait, il n’était plus que l’ombre de lui-même. Ses cheveux noirs étaient en bataille et son menton recouvert d’une barbe de quelques jours. Il semblait à la fois perdu et animé par un objectif lointain, rêve ou cauchemar. Il grelottait.
— Il va faire froid ici, constata François.
— Oui, confirma Jeff. En hiver, nous aurons froid ; en été, nous aurons chaud, comme les plantes avec lesquelles nous allons travailler.
— Peut-être, aurions-nous besoin d’un biologiste dans l’équipe ?
— Nous ne sommes pas prêts, François.
— En effet…
Jeff s’animait de plus en plus, déplaçait des instruments, tentait d’apporter un semblant d’ordre dans le chaos du laboratoire en construction.
— Nous allons défricher, ajouta-t-il. Explorer de nouveaux territoires nous-mêmes. À ce stade, nous ne pouvons faire confiance à personne.
— Sans doute, admit François. Mais je vous avoue que je n’ai jamais encore essayé de faire pousser la moindre plante.
— Le règne végétal pousse sans l’aide des hommes depuis des millénaires, s’exclama Jeff. C’est là qu’est notre nouvel eldorado, notre rédemption ! Nous allons nous y atteler avec humilité et acharnement ! Apprendre et expérimenter !
Son assistant venait de terminer les branchements du microscope de haute précision. Il appuya sur le bouton marche. Sans succès.
— Je vais recommencer l’installation, proposa-t-il. Il y a un réglage du champ magnétique que je devrais pouvoir modifier.
— Nous ne sommes pas prêts ! s’emporta son patron inquiet et surexcité. Nous ne sommes pas prêts !
Il s’affaira sur un autre instrument tandis que son assistant reprenait patiemment son travail.

— Papa ?
Sylvia trottina depuis la maison, un peu perdue dans ce lieu en transformation.
— Qu’est-ce que tu fais là ? s’étonna Jeff. Les dessins animés sont terminés ?
— Je veux maman…
Le scientifique suspendit son activité et se tourna vers son collègue.
— C’est bon pour aujourd’hui, François, dit-il. Nous reprendrons demain. Je vais m’occuper de ma fille.
— Très bien, souffla son employé soulagé.
L’enfant de près de trois ans avait traversé la serre à toute vitesse au risque de trébucher plus d’une fois et s’était jetée dans les jambes de son père.
— Je veux maman ! répéta-t-elle.
Jeff salua de la main son collègue qui quittait les lieux. Puis, il s’abaissa à hauteur de Sylvia.
— Ta maman est partie, lui dit-il avec douceur.
— Partie où ?
— Tu sais bien, répondit-il. Je te l’ai déjà dit.
— Partie où ? insista la fillette.
Jeff la serra contre lui.
— Sylvia ? Tu te rappelles que ta maman a eu un accident ?
— Un accident… répéta l’enfant.
— Oui, murmura son père.
— Elle est où maman ? s’entêta sa fille.
Il se releva en la soulevant dans ses bras et se dirigea vers la cuisine.
— Elle ne reviendra pas, répondit-il la gorge nouée. Est-ce que tu as faim ? Tu veux quelque chose à manger ?
— Je veux maman…
Jeff était suspendu entre son labo improvisé et sa maison vide, avec contre lui sa petite fille qui lui semblait plus lourde à réconforter que les quelques kilos de son trop jeune âge, lorsqu’on frappa à la porte vitrée de la serre. Un homme en cravate et veston poussa le montant et passa la tête.
— Bonsoir.
— Harry ? se renfrogna Jeff. Qu’est-ce que tu fais là ?
— J’ai croisé François qui sortait d’ici.
— Je n’ai pas le temps.
Jeff se détourna et se dirigea vers l’intérieur.
— C’est un labo que tu installes ? voulut savoir le visiteur inopportun.
— Ça ne te regarde pas !
Le père et la fillette disparurent dans la cuisine. Sylvia, surprise, était restée muette, mais elle ne tarderait pas à se rappeler ses questions et sa faim. Jeff la tenait contre sa hanche et, de sa main libre, ouvrit le frigo à la recherche d’un peu de compote.
— Bien sûr que ça me regarde, insista Harry qui les avait suivis sans y être invité. En donnant ta démission chez HuMo, tu t’es engagé à ne pas travailler pour un labo concurrent.
Jeff installa sa fille sur ses genoux, un petit pot devant eux sur la table, et se saisit d’une cuillère pour lui donner à manger. Sylvia eut une grimace de plaisir et avala la purée de fruits avec gourmandise. Harry les observait depuis l’entrée.
— Où est-ce que tu vois un concurrent ici ? finit par grogner le père qui feignait de rester concentré et d’ignorer son interlocuteur.
Celui-ci se rapprocha et s’empara d’un bavoir qu’il tendit à Jeff.
— Tiens, dit-il. Ça peut toujours servir.
Il resta le bras suspendu en l’air. Le père le nia et n’esquissa pas le moindre geste lorsque le contenu de la cuillère suivante coula sur son tablier. Entre eux, le morceau de tissu pendait inutile. Harry se ravisa et se racla la gorge.
— Je t’ai déjà dit à quel point je suis désolé pour Maria… reprit-il.
Jeff se leva en soulevant Sylvia et emmena sa fille jusqu’à l’évier de la cuisine où il lui servit un verre d’eau et entreprit de nettoyer leurs vêtements tachés de sucre.
— Je reviendrai, annonça Harry à celui qui lui tournait à présent le dos.
L’homme se dirigea d’un pas décidé vers la sortie. Il avait presque franchi le seuil quand Jeff lui répondit enfin d’une voix glaciale.
— Je vais juste faire quelques expérimentations sur des plantes, se justifia-t-il. C’est une serre que tu as vue, pas un laboratoire.
— Tant mieux, constata le curieux visiteur. Je repasserai voir ce que tu auras récolté.
Jeff l’ignora. Sylvia tira sur son bras pour réclamer une nouvelle gorgée.
— Encore papa !
Harry sortit sans un mot de plus en laissant la porte ouverte et un malaise dans l’air froid qui s’immisçait au-dessus du carrelage de la cuisine. Jeff tremblait, mais se réchauffait au contact de sa colère et de la présence de sa fille.

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Gab B
Posté le 05/02/2023
Hello Michael ! Ci-dessous mes remarques sur ce chapitre !

Ce qui m'a un peu gênée :
- Peut-être, aurions-nous besoin d’un biologiste dans l’équipe ==> il me semble que la virgule est en trop
- je vous avoue que je n’ai jamais encore essayé de faire ==> encore jamais essayé plutôt, non ?
- Nous ne sommes pas prêts ! s’emporta son patron inquiet et surexcité. Nous ne sommes pas prêts ! ==> je trouve qu'il change vite d'avis, juste avant il était enthousiaste et essayait de motiver son assistant, et là d'un coup les rôles ont l'air inversés... c'est un peu surprenant
- Encore papa ==> je mettrais une virgule, sinon le sens n'est pas tout à fait le même
- en laissant la porte ouverte et un malaise dans l’air froid ==> je ne sais pas trop dire pourquoi mais je trouve la formulation bancale


Mes phrases préférées :
- Son assistant venait de terminer les branchements du microscope de haute précision. Il appuya sur le bouton marche. Sans succès. ==> c'est triste, masi ça m'a fait rigoler parce que ça résume bien leurs situation actuelle
- qui lui semblait plus lourde à réconforter que les quelques kilos de son trop jeune âge ==> la pauvre petite
- Où est-ce que tu vois un concurrent ici ?
- Ça peut toujours servir.
Il resta le bras suspendu en l’air. Le père le nia et n’esquissa pas le moindre geste lorsque le contenu de la cuillère suivante coula sur son tablier. Entre eux, le morceau de tissu pendait inutile. ==> tout ce passage est très bien écrit je trouve, il montre parfaitement l'état de leur relation. Ca me donne un peu envie de pleurer ^^
- Jeff tremblait, mais se réchauffait au contact de sa colère et de la présence de sa fille ==> les deux moteurs actuels de sa vie, j'imagine :)


Remarques générales :
Pas grand-chose à ajouter sur ce chapitre, je trouve qu'il fonctionne très bien ! Les informations sont distillées de façon compréhensible et au bon endroit. J'aime beaucoup le passage entre Harry et Jeff, j'espère qu'on les verra interagir aussi dans le présent !
Autre chose : je me trompe peut-être mais j'ai l'impression que tous les chapitres qui sont fes flash-back n'ont pas l'introduction et la conclusion des plantes. Je trouve ça chouette !
MichaelLambert
Posté le 06/02/2023
Bonjour Gab !

Merci à nouveau à toi pour ta lecture fine et détaillée ! Je vais prendre le temps de corriger tous les détails que tu relèves. Puis de faire les réglages sur mes personnages qui ont un peu trop tendance à changer d'humeur sur un claquement de doigt de ma part ! ;-)

Non tu ne te trompes pas : la voix des plantes est absente des flash-back ! Mais pourquoi ? ;-)
Gab B
Posté le 06/02/2023
J'ai ma petite idée là-dessus : j'imagine que les plantes n'ont commencé à être "connectées" aux personnages qu'après les expérimentations de Jeff, donc comme elles n'étaient pas encore présentes lors de flash-back elles ne peuvent pas les raconter :D
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