Dans les livres du palais, qu'ils soient écrits par les humains ou les divinités, tous ceux qui parlaient d'amour décrivaient l'histoire mythique d'Hadès, roi des Enfers, et de la jeune Coré, déesse du printemps. De belles peintures décoraient les murs, et des sculptures légendaires ornaient les halls vides. On contait aux enfants comment la frêle petite fille qui cueillait des fleurs dans une prairie devint l'inestimable Perséphone, divinité des morts, mariée à celui qui lui offrit un domaine entier des Enfers : les Champs Elysées.
Mais quiconque connaissait véritablement Perséphone savait qu'elle n'était en rien semblable à ce que l'on disait d'elle. Macaria était bien placée pour le savoir. Elle était née ici-même dans ce palais, et avait grandi en Enfers. Sa mère n'était ni douce ni fragile. Ni influençable ni discrète. Elle était plus une reine qu'une mère à bien des égards.
Hadès, cependant, l'avait élevée avec beaucoup d'amour et d'empathie, bien que son devoir de roi limitât sa disponibilité. Il lui avait enseigné ce qu'une princesse devait savoir, et lui avait montré les endroits les plus incroyables que les Enfers pouvaient cacher. Mais Perséphone avait pour obligation de rester huit mois sur Terre par an, laissant Hadès seul pour gérer son royaume. Alors, Macaria fut forcée de rester dans l'Olympe chaque saison estivale, sous la responsabilité de son oncle Zeus et de ses cousins. Si certains appelaient ça des vacances, Macaria considérait cette période comme le seul véritable enfer. Car à côté d'Arès, d'Athéna et des jumeaux, les créatures souterraines étaient de bien meilleure compagnie.
Cerbère, en tout cas, l'était. Ce n'était pas un monstre comme l'avait prétendu Hélios lorsqu'il était descendu pour son anniversaire. Il était plutôt gentil, et elle avait l'habitude de se blottir dans sa fourrure pour s'y endormir. Après tout, elle l'avait toujours connu. On racontait dans les histoires qu'Héraclès avait sauvé le chiot pour prouver son héroïsme, quelque chose comme ça.
Quoi qu'il en soit, Macaria préférait les chats. Et elle était la seule divinité des Enfers à en posséder un. Un cadeau de sa cousine Artémis qui se voulait empoisonné, devenu contre toute attente le meilleur qu'on ne lui ait jamais fait. Diane était un félin au pelage noir ébène et au regard jaune perçant. Elle se baladait dans le palais avec nonchalance, énervant Hadès dès lors qu'elle apparaissait dans son champ de vision.
Ce jour-là, Diane n'était pas venue s'allonger sur son lit. C'était un matin de novembre en apparence ordinaire. Macaria s'était levée, ses cheveux blancs en bataille et ses yeux clairs gonflés par le manque de sommeil. Sur sa table de nuit, un livre corné contant les aventures fantaisistes d'une athénienne méconnue était resté entrouvert. Elle s'était encore endormie tard hier soir.
D'un pas qu'on pouvait difficilement qualifier de gracieux, la princesse descendit les escaliers du palais jusqu'à la cuisine. Dix nymphes dryades y travaillaient, toutes plus assidues les unes que les autres. L'odeur de fruits en marmite et de bacon grillé embaumait la pièce, faisant saliver la jeune femme qui ne se gêna pas pour prendre un ou deux raisins sur le comptoir.
« Mademoiselle, du café ? » proposa l'une d'entre elles en effectuant une légère révérence.
Aria accepta, et s'empara du breuvage brûlant avant de se ruer sur la terrasse. Ici, le calme était limpide. Et elle aimait ce calme. C'en était même presque bizarre que tout soit aussi silencieux en cette période froide. Aucune remontrance de Perséphone sur l'heure à laquelle elle s'était réveillée, aucun bougon d'Hadès sur la tonne de choses inscrites dans son emploi du temps, rien. Même les chiens du palais n'avaient pas pris la peine d'aboyer leur mécontentement. Le domaine royal était empreint d'un vide sidéral.
Après quelque temps, Macaria commença à s'interroger. Elle questionna les nymphes qui ne surent quoi répondre, fit le tour des jardins en hurlant le nom de sa mère, et alla jusqu'à entrer dans la chambre parentale pour être certaine qu'ils n'étaient pas en train de lui faire une farce. Pas la moindre trace de ses parents.
Au début, elle en profita pour faire tout ce qui lui avait toujours été interdit de faire : promener Cerbère dans les prairies d'Asphodèle, solliciter Charon pour des futilités, nourrir les âmes errantes au bord du fleuve et même descendre dans les tréfonds des Enfers pour observer les flammes du Tartare. Pourtant lorsqu'elle rentra au palais, prête à affronter la colère de sa mère bien-aimée, elle ne retrouva que le silence assourdissant de la demeure.
Le lendemain à l'aurore, les divinités commencèrent à fouiller ciel, terre et Enfers à leur recherche. Macaria fut confiée à sa grand-mère Déméter, bien que celle-ci soit davantage occupée à s'inquiéter pour sa fille qu'à garder une enfant de seize ans. Les dryades prirent le relais, et lui confectionnèrent une jolie couronne de fleurs, que l'adolescente fut gênée de porter.
On lui avait interdit l'accès au palais. Car si quelqu'un en voulait à la famille royale, alors elle n'y serait pas en sécurité. Ici, le soleil lui brûlait les yeux et fonçait sa peau d'ordinaire pâle. Elle n'aimait ni l'environnement, ni les terriens. Mais au moins, elle n'était pas forcée de se coltiner sa ribambelle de cousins et cousines dans l'Olympe.
Ainsi, les mois s'écoulèrent. Puis les années. Ni Hadès ni Perséphone ne revinrent, et le trône resta inoccupé. Aria s'occupa des champs en compagnie des nymphes. Durant ce temps interminable, la question de la relève royale commença à peser dans les esprits. Ça aurait pu être simple. Macaria était majeure dorénavant. Elle avait été élevée à devenir reine, il suffirait que Zeus la ramène aux Enfers et la fasse couronner. Pourtant, aucune divinité ne foula les terres fertiles des mortels, et personne ne vint lui rendre les clefs de sa demeure d’enfance. Si bien que Déméter commençait à se demander ce qui pouvait bien se tramer dans l’Olympe pour que personne ne daigne rappeler sa petite-fille à son devoir.
Un soir d’automne, alors que les champs étaient parsemés de feuilles rougeâtres et que les nymphes gambadaient dans les forêts avoisinantes, Déméter s’éleva dans les cieux, et posa un pied sur les nuages des dieux. Devant-elle se dressait le temple massif du roi, illuminé par le soleil couchant. Elle y entra sans même se donner la peine de frapper, et s’invita devant le trône de Zeus, sur lequel il se trouvait assis, le dos droit et la prestance accordée à son rang. Elle traversa le naos jusqu’à lui, effectuant une révérence précipitée, peu ravie d’avoir à lui montrer un quelconque signe de respect.
« Hermès m’a prévenue. » s’était-il contenté de dire, sa voix résonnant sur les colonnes de marbre.
Déméter ne répondit pas.
« Elle ne retournera pas dans les Enfers. »
La déesse déglutit amèrement.
« Il le faut, Zeus, déclara-t-elle. Aria a été élevée en ce but.
—J’ai consulté les Moires. »
C’était le début du déclin. Déméter le savait, tous les dieux ayant été confrontés au destin cryptique des trois sœurs pensaient détenir les clés de l’avenir.
« Tu as écouté leur poème et tu en as conclu qu’elle ne serait pas reine ? » railla-t-elle.
Il se leva de son trône. L’impact de son sceptre sur le sol fit trembler le temple. Il cita :
« Sur ses cheveux immaculés,
Lorsque la couronne sera posée,
Le chaos viendra détruire,
Ce que tu peines à construire ;
Et lorsque les portes seront ouvertes,
Que le monde tendra à sa perte,
Tu sauras que le trône royal,
Ne revient pas au plus loyal ;
Le sang ne fait pas bon souverain,
Car vaste et long sera le chemin,
De cette ombre qui n’a de destin. »
La prophétie amenait à plus de questions que de réponses. Déméter n’y comprenait rien.
« Tu te fies à un poème pour évincer Macaria de son trône ? s’insurgea la déesse.
— C’est pourtant clair, répliqua Zeus. Elle va détruire le monde, ouvrir le Tartare, réveiller le chaos. Il est de mon devoir de la tenir à l’écart de cette tragédie.
— Et qui vas-tu placer à la tête des Enfers, hein ? Une nymphe ?
— Je l’ignore, mais cela ne te concerne plus dorénavant. Retourne fertiliser tes champs, et fais de Macaria une humaine. Elle devra vivre ici-bas jusqu’à ce que je sois certain qu’elle ne présente plus un risque pour les dieux.
— Zeus !
Mais elle n’eut pas le temps d’argumenter davantage. Elle se retrouva propulsée hors du temple, par la simple volonté du roi. Devant elle, les portes en or se refermèrent brusquement. La décision royale avait été prise, et la fille d’Hadès ne serait pas reine.
Sept longues années s’écoulèrent. Parmi les mortels, Aria se fit une place. Elle fut inscrite à l’université d’Athènes, se lia d’amitié avec quelques humains, et se garda de révéler sa nature. Elle ne s’y sentait pas à sa place pour autant. Mais les souvenirs liés aux Enfers devenaient de plus en plus flous. Sa vie d’avant ne représentait plus que des bribes nuageuses dans son esprit.
Dans l’Olympe, la situation devenait critique. Sans personne pour gouverner les Enfers, le royaume d’en-bas devenait fragilisé et chaotique. Les âmes errantes réparties dans les mondes commençaient à prendre des libertés que nul ne pouvait contrer. Ainsi, le pré d’Asphodèle était plein à craquer, et certaines âmes avaient réussi à s’échapper du Champ des Châtiments. Mais ce qui rendait Zeus le plus inquiet était que personne ne pouvait contrôler les Erinyes, ces filles de Nyx, ces divinités persécutrices qui n’ont pour limite que le courroux d’Hadès. Sans personne pour les surveiller, la haine de Megara couplée à la vengeance de Tisiphone envahit Delphes, et une guerre civile éclata dans la ville jusqu’alors si paisible. Quant à Alekto l'implacable, elle avait contourné le regard des mortels et défié Némésis dans un concours de justice, pourchassant les meurtriers régnant dans un petit village isolé près de Kalamata. C’est ainsi que Déméter eut vent du chaos réveillé en Enfers, de la liberté que prenaient les divinités. Et Zeus ne pouvait rien y faire.
Il fallait quelqu’un pour porter la couronne. Cela devenait urgent, imminent, nécessaire. Il ne pouvait plus reculer face à la situation. Alors, il convoqua les Douze.
La dernière fois que les Douze s’étaient retrouvés pour une réunion commune, c’était lorsque la discorde semée par Eris avait déstabilisé l'Olympe et forcé Zeus à intervenir d’une manière ou d’une autre. Il opta pour la pire solution : confronter les divinités olympiennes dans une joute verbale d’une ampleur infinie, priant pour que la discussion aide à apaiser les tensions. Ce fut la première fois que les dieux et déesses olympiens se divisèrent autant. La pomme lancée pour déterminer la plus belle n’était que le début des cruautés d’Eris. Elle avait fait bien pire : défier l’égo des dieux. Elle promit que la ville naissante en Grèce porterait le nom du plus puissant d’entre eux. Il n'en fallut pas davantage pour qu’Arès veuille prouver au monde ce dont il était capable. Athéna répliqua avec plus de minutie, s’assurant que sa sagesse soit la clé du pouvoir. Poséidon, roi des mers, déchaîna les Océans. Héphaïstos forgea une arme qu’aucun dieu ne savait manier. Aphrodite se rangea de son côté, certaine que la puissance venait à ceux qui savaient repérer les gagnants. C’est à cet instant que leur union débuta, révélant chez Arès une haine qu’il ne sut contrôler. Quant aux jumeaux, Apollon et Artémis, ils se liguèrent l’un contre l’autre pour savoir lequel de la lune et du soleil remporterait le combat. La nuit emplit l’Olympe ce jour-là. Héra, elle, resta près d’Hestia et Déméter, sans prendre parti, cherchant Eris dans l’assemblée en espérant qu’elle arrête ce qu’elle venait de créer. Alors, lorsque Zeus perdit patience, il lança sa foudre sur cette ville naissante, détruisant ainsi l’espoir des divinités. Personne ne sut jusqu’alors qui obtiendrait le titre de puissance, et cette idée resta dans leurs esprits, divisant les olympiens à jamais.
Alors, lorsque Zeus envoya Hermès prévenir les Douze, il prit soin d’évincer Eris de cet appel. Onze divinités se retrouvèrent ainsi devant les portes massives du temple. Héra, Athéna, Arès, Apollon, Artémis, Dionysos, Poséidon, Héphaïstos, Hestia et Déméter. Une chaise resta libre.
Zeus, assis sur son trône, tapota son sceptre sur le sol avec nervosité. Parmi ceux qu’il gouvernait, il devrait en choisir un pour gouverner les Enfers.