L'envers du carnet
(Extrait du livret de poésie de F'lyr Nin)
Ombres humaines autour du feu,
Plumes, poils, écailles,
Peau nue,
Passage
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La vieille maestra leur avait expliqué le déroulement du rituel. Celui-ci s'articulait en trois phases : une fête le soir même, afin de célébrer les adieux à l'enfance, des épreuves sportives le lendemain, pour tester l'habileté et la débrouillardise des jeunes, puis la véritable cérémonie, le second soir, où le passage devait s'ouvrir pour chacun. Ou en chacun, Arthen n'avait pas compris le principe. En quoi consistait cette cérémonie ? Il n'était pas très sûr, toutefois l'absorption de substances préparées par les maestras dans le Horfoll en faisait partie. Rien de dangereux ou d'effrayant, avaient affirmé les deux femmes, mais Arthen s'était quand même senti peu enthousiaste à l'idée d'avaler des drogues inconnues.
Un léger détail avait balayé les objections : quand F'lyr Nin, jouant son rôle de porte-parole, avait mis en avant la nécessité de poursuivre au plus vite leur voyage, afin de prévenir leurs parents respectifs, la vieille avait ri, d'un bon rire amusé, comme si l'oiselle avait dit la chose la plus drôle du monde.
- On peut avertir Arcande. Nous n'avons pas accès à la technologie des humains de la ville, mais nous possédons nos propres moyens ! Tu pourras le faire toi-même, avait-elle conclu en fixant F'lyr Nin avec intensité, quand tu auras libéré demain les pouvoirs qui sommeillent en toi.
- Mais, mais... on est très loin, avait objecté l'oiselle, avec l'assentiment muet des deux autres, sceptiques.
- Ah, ah, ah ! Je sais où se trouve Arcande, et je connais aussi celui qui veille sur la ville. Vous n'avez pas besoin ni envie de marcher jusque là, n'est-ce pas ? Quand tu l'auras prévenu, il viendra vous chercher.
Les laissant ébahis, elle était partie superviser les préparatifs, gloussant toujours d'amusement. Son coup d'œil complice à Djéfen avait dissipé leurs doutes. Elle savait qui il était... ou plutôt qui était son père.
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La fête du soir commençait par un repas autour de multiples feux, allumés dans la plaine devant le Horfoll. Cela devint vite assez débridé, des alcools artisanaux circulant entre les adultes. Les enfants avaient la permission de veiller cette nuit-là. Des groupes de musiciens animaient les réjouissances ; tout le monde chanta et dansa jusqu'à fort tard. Les quatre voyageurs restèrent d'abord avec les maestras, mais s'enhardirent ensuite, traînant de feu en feu et de concert en concert. Tous se montrèrent amicaux avec eux, la consigne s'étant répandue qu'il fallait les traiter comme des hôtes de la maestra.
- Si la vieille sorcière dit que vous êtes OK, moi ça me va, leur lança un homme au physique d'ours, en trinquant à leur santé, une bouteille à la main. Même si ça manque de poils tout ça, ajouta-t-il avec un rire tonitruant, en fixant alternativement Arthen, Djéfen puis Yû'Chin avec un air apitoyé.
Lui-même n'en manquait pas, ainsi que le démontraient ses épaules et ses bras surdimensionnés, recouverts d'une fourrure drue de couleur brune. Son visage, brun lui aussi, s'allongeait en un museau aux dents impressionnantes ; il surplombait un torse deux fois plus large que la normale, boudiné dans un débardeur de taille pourtant honorable.
Sa gouaille fit rire F'lyr Nin, qui à défaut de passer inaperçue, attirait plus souvent des regards d'admiration que de pitié. À la lueur des flammes, dans les vêtements dénichés par la jeune Ellania, elle était éblouissante... de l'avis d'Arthen, que beaucoup semblaient partager. Elle portait une robe moulante noire, courte et sans manches, qui mettait en valeur ses membres, couverts de fines plumettes satinées. Ses cheveux auburn formaient une crinière enflammée, soulignée par une couronne de plumes d'un gris chatoyant. Elle était si incroyable qu'Arthen en oubliait de regarder autour de lui les individus étonnants qu'il côtoyait. Il ne la quitta pas beaucoup des yeux, se sentant investi d'un rôle de protecteur envers elle, jusqu'au moment où il comprit qu'ils étaient intouchables ce soir. Personne, même à moitié ivre, ne leur chercherait des ennuis. Comme il l'avait subodoré plus tôt, la vieille était vraiment « costaud » !
Par la suite, il continua quand même à regarder l'oiselle et à lui tenir la main, mais osa s'avouer que c'était seulement par envie. Cela ne parut pas la gêner trop...
Elle l'entraîna partout, ne voulant rien rater, des feux mixtes où tous se mélangeaient à ceux occupés par un clan. Dans la large variété de faciès et de silhouettes, on remarquait une constante : tous avaient fait des efforts d'habillement, même ceux que leur pelage mettait à l'abri de la fraîcheur. Arthen comprit qu'en cette soirée spéciale, les vêtements affirmaient leur appartenance à la civilisation et à l'espèce humaine, même s'ils réservaient aux humains un mépris identique à celui que ceux-ci leur montraient habituellement.
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Le lendemain, des épreuves sportives réunirent les jeunes de leur âge, dans une ambiance ludique. Tir à l'arc, arts de combat, courses de diverses distances, sauts, acrobaties dans les arbres. Tous firent bonne figure et s'amusèrent. Les enjeux étaient symboliques, car certains alters étaient avantagés par leur physique dans telle ou telle discipline, selon qu'elle faisait appel à la souplesse, à la force, ou à la rapidité : tel garçon chat ne brillait pas dans les épreuves de force, mais surpassait son monde dans le saut en hauteur. Certaines confrontations étaient surprenantes : une fille-serpent se révéla capable de lutter face à une fille deux fois plus large et lourde qu'elle, grâce à son agilité, sa vitesse et sa maîtrise de l'esquive.
F'lyr Nin fut encore remarquée, cette fois par son habileté de grimpeuse, non usurpée, car elle n'utilisa pas ses pouvoirs pour s'avantager. Yû'Chin découvrit qu'il était rapide au sprint. Arten, doué pour le tir au fusil, se distingua à l'arc, qui demandait le même genre de concentration et de précision. Djéfen, lui, se montra à son aise sur des épreuves plus intellectuelles, requérant un certain sens de la stratégie.
À l'issue de la journée, des remises de prix récompensèrent les meilleures performances. Finalement, tout cela se passait de manière banale, comme dans un village humain ordinaire. L'apparence des gens étonnait, ils étaient frustes, peu éduqués et ne possédaient presque rien, mais leur comportement n'était pas si différent. Alter ou humains, que de maigres écarts ! Est-ce que ça valait bien la peine d'en faire tout un plat ?
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Le soir, un repas léger leur fut servi dans le Horfoll, en compagnie des maestras. Olaia mangea peu ; elle contempla longuement Yû'Chin d'un air pensif. Elle leva la main vers lui pour le frôler des doigts, comme si elle cherchait à le cerner avec tous ses sens. Enfin, elle ouvrit la bouche :
- Tu es le plus grand en taille, mais tu es un bébé en âge. Bien sûr, j'aurais aimé que vous suiviez tous la cérémonie, mais toi, tu as le droit de rester un enfant, quelque temps encore. Tu es loin d'avoir tout exploré de l'enfance, je ne veux pas te voler cette chance.
Yû'Chin fronça les sourcils :
- Est-ce que je serai plus fort, si je décide de prendre part à la cérémonie ?
- Quand on est adulte, on gagne certaines choses, comme la possibilité de faire ses propres choix, on apprend à mieux se connaître, mais on en perd d'autres, comme une certaine innocence ou naïveté dans le regard qu'on porte sur la vie.
- Je n'ai jamais possédé cette innocence dont vous parlez, affirma-t-il tranquillement. Je sais pourquoi j'ai été conçu ; le droit de faire ses choix n'était pas au programme. Je veux tenter ce passage.
Arthen le considéra avec une espèce de fierté paternelle. Celui-là, pas conçu pour faire ses propres choix ? Quelle erreur ! Il se montrait pourtant très doué pour cela.
- Et à nous, demanda-t-il, vous ne nous posez pas la question ? Qui vous dit que nous ayons envie de devenir adultes ?
Elle ne s'offusqua pas mais lui sourit gentiment, de son visage plissé de rides. Ses yeux brillaient d'un éclat émeraude intense qui captura ceux d'Arthen.
- Toi dont l'esprit fourmille d'interrogations, toi qui cherches des réponses, penses-tu que les affaires des adultes concernent les enfants ?
Elle jeta à Djéfen un regard tout aussi pénétrant.
- Toi, tu portes depuis longtemps déjà des secrets bien trop lourds pour ton âge. Tu es prêt et je crois que tu le sais.
Il acquiesça, sans parler.
- Et pour toi, conclut-elle en se tournant vers F'lyr Nin, le moment est venu de devenir forte, pour protéger tes amis, comme celui que tu admires. Tu ne peux pas demeurer toujours une petite grive insouciante, pas avec les pouvoirs qui dorment en toi.
Arthen se sentit médusé. Cette femme connaissait-elle donc tout d'eux ? Alors qu'elle les avait aperçus hier pour la première fois ? C'était à la fois effrayant et rassurant.
- Ce n'est que la première étape, précisa-t-elle. Chacun la vivra à sa manière, et lui seul pourra dire ce qu'il en a retiré. Ne croyez pas que vous allez devenir adultes d'un coup de baguette magique. Ce soir, vous ouvrirez une porte, pour passer de l'autre côté. Mais le chemin qui mène à l'âge adulte fait bien plus qu'un pas.
Elle se tourna vers sa disciple et grommela, plus bas :
- La magie, ça n'existe pas. Le destin peut-être, mais la magie, ça non.
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Après le repas, tous les jeunes en âge de tenter l'expérience se réunirent dans le Horfoll. Arthen remarqua une fois de plus leurs caractéristiques insolites, mais elles lui apparaissaient sans importance à présent. Cela faisait bien deux cents personnes, à la fois anxieuses et enthousiastes, rassemblées là dans un silence respectueux. On aurait pu compter un nombre correspondant de petits verres, alignés en rangées serrées sur une longue table. Les quatre invités avaient aidé les deux officiantes à les remplir, l'un après l'autre, avec la mixture mijotée depuis la veille dans un lourd chaudron posé sur le poêle. Le breuvage était trouble, d'une couleur brunâtre peu engageante, mais l'odeur n'en était pas repoussante. Ils avaient d'ailleurs déjà le nez saturé de la senteur de l'encens que les femmes avaient mis à brûler depuis la fin du repas. De toute façon, les seules lumières provenant de quelques bougies, personne n'allait s'offusquer de la teinte bourbeuse de la potion.
La vieille énonça des consignes : ils devaient prendre un verre, s'asseoir à même le sol de la salle, ou s'allonger s'ils le souhaitaient, boire, puis faire le vide en eux, s'apaiser, et écouter. Comme ils étaient nombreux, ils pouvaient aussi se coucher à l'extérieur, mais sans s'éloigner du Horfoll.
Les quatre visiteurs étaient de nouveau installés sur les coussins, autour de la table basse ; Ellania porta à chacun un verre, qu'ils avalèrent avec une grimace. C'était amer !
Arthen ressentit tout de suite un effet. Le liquide répandait une traînée de chaleur, enflammant sa gorge, son œsophage, son estomac. Il inhala une large goulée d'oxygène pour se rafraîchir. L'air saturé d'encens rentra en contact avec le liquide dans sa bouche, dans sa gorge... il perdit pied, s'enfonçant dans un nuage scintillant à l'odeur boisée. Une merveilleuse détente l'envahit. Des sensations subtiles lui parvinrent : le picotement de l'air sur la peau de ses mains, le bruit de sa respiration passant dans sa trachée, le battement de son cœur qui résonnait jusque dans ses orteils, le poids des cheveux sur son crâne. Il resta un temps indéfini à faire le tour de toutes ces sensations, nouvelles et pourtant si familières. Il découvrit ensuite qu'il pouvait entrer plus profondément à l'intérieur de son propre corps. Le monde extérieur disparut ; Arthen s'immergea en lui-même. Il se sentait vivant comme jamais auparavant, conscient du fonctionnement de ses organes, de la circulation du sang dans ses artères, du frémissement de l'électricité le long de ses nerfs. Là-haut, son cerveau, d'une façon d'habitude largement automatique, orchestrait la bonne marche de tout ce système, assurait son équilibre. Mais ce soir, tout se dépliait, se déployait, l'inconscient devenait conscient. Tout se connectait d'une manière neuve et inégalée, les zones inactives s'éveillaient. Elles se mirent à vibrer, à bourdonner d'une énergie nouvelle, lui procurant la sensation de déborder de son propre corps. Il lui fallait sortir, quitter cette prison pour s'échapper vers le monde.
Là, il visualisa une porte : le passage, c'était cela pour lui, cette porte à ouvrir pour se projeter au-delà de son espace physique. Il hésita un instant, sûr cette fois de ce que cela signifiait. Il pouvait encore refuser, faire demi-tour, rester lui-même comme avant. Cette « chose », sur laquelle il venait de mettre un mot, il l'aurait repoussée avec horreur, quelques semaines plus tôt. Mais tout était différent maintenant. Il y avait eu F'lyr Nin, qui lui avait montré la voie.
Être télépathe ; pour elle, ce n'était pas un fardeau ou une tare, mais une chance, un nombre infini de possibilités.
Arthen se visualisa tendant la main. Il ouvrit résolument la porte ; il avança d'un pas, et pénétra dans la clarté.
Le monde extérieur entra en lui.