Le 10 septembre 20xx,
Cher journal,
J'ai pas mal de choses à te raconter aujourd'hui, alors commençons par le commencement.
J'étais ravie de constater que j'avais encore de l'énergie à revendre après ma sortie de samedi. J'ai envoyé un message de remerciement aux filles, qui ont fini par m'ajouter sur le groupe chat de l'association. Jusqu'ici rien de nouveau, puisque les groupes de conversation sont aussi utilisés à Moonstone. J'ai repéré quelques membres que je ne connaissais pas, dont un certain Tom. D'après Agatha, mis à part le groupe que je connais déjà, les autres membres ne sont pas très actives et actifs. Ces personnes ne se pointent quasi pas à l'association, mais répondent malgré tout à l'appel lorsqu'il y a besoin d'aide pour un événement, et c'est tout ce qui compte pour Jenny. En tout, l'association compte une trentaine de membres.
J'ai ensuite passé ma soirée sur la dissertation que l'autre crétin voulait qu'on rédige. Par précaution, j'ai utilisé la méthodologie de Mr Mbongo. Pour être honnête, je suis incapable de dire si ma dissertation est réussie ou non. La méthode humaine est très logique, je serais ridicule de prétendre le contraire, mais j'ai l'impression que c'est confus et que j'ai trop de choses à dire. Ou pas assez. En fait, je n'en sais rien. Le sujet était "la gynocritique", un terme créé dans les années 80 par Elaine Showalter et qui est "un ensemble d'approches littéraires qui se concentrent sur l'analyse de spécificités propres aux textes de femmes.". D'après mes recherches, le concept sans nom aurait vu le jour chez des essayistes comme Patricia Meyer Spack (The Female Imagination) et Ellen Moers (Literary Women : The Great Writers). Je ne comprends pas vraiment pourquoi ce sujet est aussi vague, et surtout pourquoi l'étudier maintenant alors qu'on a à peine débuté le programme. Je ne sais pas qui est l'idiot qui a organisé l'emploi du temps, mais à défaut, les tutorials auraient dû débuter deux ou trois semaines après les cours magistraux pour qu'on puisse prendre de l'avance. Sûrement un coup de l'administration... j'ai alors, à mon grand regret, bâclé ma dissertation. J'y avais pourtant mis toute la volonté du monde, mais ça n'a pas suffi. Tant pis, de toute façon je ne suis pas forcée de valider mon année pour que mon expérience soit complète, mais il serait regrettable que j'échoue, surtout dans une matière aussi importante que la théorie de la littérature féministe.
J'avais tant envie de m'arracher les cheveux face à ce bordel que j'ai eu la flemme- euh l'envie de ne pas me faire à manger pour... expérimenter quelque chose. J'ai donc commandé une pizza à faire livrer chez moi. A Moonstone, commander une pizza est tout ce qu'il y a de plus simple. Et sans mauvais jeu de mots, c'est ma-gique. Tu attends juste le temps de faire cuire ta pizza, et un système de livraison génialissime te permet de passer directement de chez toi à la pizzeria, ou de la pizzeria au pas de ta porte. Ce progrès date seulement de quelques années, mais c'est devenu révolutionnaire : fini les pauvres livreurs qui, malgré les aides technologiques, devaient parcourir des kilomètres et des kilomètres sous un temps pas toujours terrible. Et surtout : la pizza est bien chaude quand on la réceptionne. Maintenant, on forme les livreurs pour qu'ils puissent exploiter en toute sécurité ce système. Cependant, le progrès étant très limité sur Terre, je n'étais pas surprise de voir un livreur à bout de souffle lorsque ma pizza est arrivée. Il avait dû aller super vite, car ma pizza 4 fromages était encore chaude. Promis, je lui ai donné ce que les humains appellent un "pourboire", pour le féliciter d'avoir fait un tel effort. Courage. Je devrais chercher l'origine de ce mot d'ailleurs, il m'intrigue. Est-ce vraiment pour aller boire après ?
Ma pizza était excellente. Vraiment, les humains savent y faire avec la nourriture. Bref. Mon dimanche a été très calme, j'ai principalement écouté de la musique et étudié les sortilèges de traduction en profondeur. Peut-être qu'en changeant une formulation, un mot, une simple syllabe, je pourrais y inclure la langue des signes. J'ai aussi fait beaucoup de recherches sur cette dernière. Enfin, j'ai appelée Amanita.
Le contact entre sorciers partis sur Terre est très restreint, apparemment pour des raisons de sécurité. Pour être honnête et sans être méchante, je doute fortement que la technologie humaine actuelle soit capable de faire face à la nôtre : par conséquent, les humains ne peuvent pas écouter nos conversations, et encore moins déchiffrer notre langue, qui leur est totalement inconnue. Pourtant, le gouvernement de Moonstone prend des précautions. Il vaut certes mieux prévenir que guérir, mais en l'état actuel des choses, il n'y a rien à prévenir concernant la technologie. Alors, Amanita et moi pouvons nous contacter seulement une fois par semaine, pendant deux heures. On choisit le jour et le créneau horaire, et on en informe les autorités pour qu'une ligne s'ouvre systématiquement à cette période. Etant donné qu'on ne s'était plus revues depuis notre départ, entendre la voix de ma meilleure amie devenait presque vital. Alors quand elle a décroché...
— 'Nita... ?
— Oh non Hope, tu pleures déjà ?
... je me suis mise à pleurer. Ne rigolez pas, il va sûrement m'arriver la même chose quand je vais appeler mes parents. Et pour un peu de contexte, Amanita m'a toujours appelée Hope, parce qu'elle en avait marre de m'appeler simplement par mon prénom. Elle a donc choisit le mot "hope", qui signifie "espoir" en anglais, car comme elle, j'avais un petit peu d'espoir en l'humanité. C'était surtout grâce à ses mères qui me parlaient de la Terre, mais ayant grandi aux côtés d'Amanita, j'avais fini par écouter et ouvrir mon esprit.
— Nitaaaaa, viens avec moi, j'en ai marre des transports en commun !
Bon ok, vous pouvez rire un peu. C'est bien la seule personne avec qui je peux me plaindre de vive voix des transports en commun. Ca va évacuer ma haine pendant quelques semaines.
— Je saiiiiis, c'est horriiiiible ! Mais qu'est-ce qui leur est passé par la tête, pourquoi est-ce qu'ils ont un système pareil ? Tu m'étonnes que personne ne croit au potentiel de l'humanité, ils font des trucs débiles comme ça !
Je vous épargne nos vingt longues minutes à geindre. Ce fut libérateur, je peux au moins dire ça. Par la suite, Amanita m'a parlé de sa faculté. Elle y a rencontré des gens assez gentils, mais elle n'a pas encore rejoint d'associations. Elle préférait, je cite, "tâter le terrain", et elle n'avait franchement pas tort. Son logement est confortable, mais elle reconnait avoir envie de jeter un sort à son voisin afin qu'il se taise. Apparemment, il aurait des aventures absolument "TOUS. LES. SOIRS.", et serait extrêmement bruyant. Les querelles de voisinage arrivent aussi à Moonstone, mais il est vrai que ce genre de trouble du voisinage est... inédit. Aussi, ses parents lui manquent. C'est pareil pour moi. Par contre, elle est ravie de la nourriture française.
— Le pain, Hope, le pain ! T'as pas idée à quel point c'est bon ici, même nos boulangers ils ne font pas du pain aussi bon ! Et puis les pâtisseries, t'as déjà goûté les pâtisseries ? Mes aïeux, je vais rentrer avec du diabète, ta mère va halluciner devant mes résultats sanguins, mais je le sens au fond de moi que ça en vaut la peine !
J'ai ri très fort. Après tout, moi aussi je louais les prouesses culinaires des humains. Amanita a ri aussi, puis d'un seul coup, sans prévenir, elle est devenue très sérieuse.
— Dis ma petite Opale, tu penses qu'on a fait le bon choix ? Qu'on peut vraiment trouver de l'espoir ici, quelque chose qui vaille la peine qu'on se batte pour faire cesser toute cette haine et ce mépris des humains ? Je sais que j'y ai toujours pensé, car la théorie c'est beau, mais mes mères n'ont connu que la théorie, et pas la pratique. Tu n'as pas peur qu'elles... que nous nous soyons trompées ? Qu'il n'y a vraiment rien à faire pour eux ?
J'ai réfléchi quelques secondes, et pourtant, aucune réponse ne me vint à l'esprit. Je n'étais là que depuis peu, et je ne pouvais pas me permettre d'évaluer la situation avec aussi peu de vécu. Et pourtant... le mot "feministas" ne cessait de revenir dans ma tête. Pas comme une réponse, mais comme un signe.
— Honnêtement ? Je ne sais pas. Je pense qu'on a besoin de voir ça par nous-mêmes, et on le découvrira avec le temps. Quoi qu'il arrive, on fera ça ensemble. On va y croire ensemble.
— On va y croire ensemble.
Après ça, les deux heures sont passées à une vitesse phénoménale. Je lui ai raconté l'incident avec Dickens, ma rencontre avec Agatha qui m'a menée à m'inscrire à l'association féministe, mon samedi chez Madame Tussaud...
— Madame Tussaud ? C'est qui ?
— C'est un musée.
— ...Hein ?
Et enfin, mon inquiétude par rapport à Samira qui rougissait comme une tomate à chaque fois qu'elle me parlait.
— Je te jure, ça m'inquiète vraiment. Tu crois qu'elle est malade ? Je ne veux pas envahir son intimité en utilisant mes yeux... la dernière fois avec Ntina ça passait car je savais précisément ce qu'elle avait, mais... et à chaque fois que je lui dis un mot...
— Ah ? Elle ne rougit que quand elle te parle ? Intéressant...
— Comment ça, "intéressant" ?
— Nooon, rien du tout. On en reparlera quand je viendrai te rendre visite.
— Hé attends une minute, t'as l'air de savoir quelque chose !
— Oups, notre temps est écoulé ma chérie, je ne peux t'en dire plus ! Bref, passe une bonne semaine, je pense fort à toi, et va donc reparler à cette Samira, je veux tout savoir sur elle !
— Pourquoi ça ?
— Tu verras. Allez, bye bye !
Et sur ces paroles, elle a raccroché. Enfin, la ligne s'est refermée pour être exacte. Je ne comprends toujours pas ce qu'elle voulait me dire. Malgré tout, j'étais contente d'entendre la voix de ma meilleure amie, ça m'a aidé à me sentir moins perdue et moins seule. Je veux dire, je suis bien accompagnée à la fac, mais je ne connais pas encore assez les membres de l'association - et mes camarades de classe tout court - pour être 100% à l'aise dans ce monde.
Ce lundi ? Chiant. J'avais espéré que le cours de littérature britannique depuis 1945 soit intéressant. Le cours magistral ? Ennuyeux à mourir. Le prof passe son temps à lire des powerpoints. Je ne comprends d'ailleurs pas l'intérêt du tutorial, puisque l'examen est apparemment un QCM ?? En croisant Ntina à l'association, elle a explosé de rire.
— Ma pauvre, t'as pris le cours le plus soporifique qui soit ! Bon au moins, c'est pas ce qu'il y a de plus compliqué... mais je te recommande d'y aller quand même, bien que le prof lise les 3/4 du temps ses powerpoints, il aime bien laisser des infos durant ces cours qui ressortent aux examens. Et puis le tutorial... eh ben tu y lis tes livres ! Et sinon... tu n'as pas répondu à ma question, tu écoutes quoi comme musique ma petite Opale ?
Elle me fait tant penser à Amanita quand elle m'appelle comme ça... bref. J'ai disserté sur Rihanna. Ntina était ravie, et moi aussi. J'ai pour objectif d'étendre mes connaissances musicales dans les prochains jours, car je ne peux parler éternellement de Rihanna (même si j'en ai envie).
J'ai effectivement lu sur internet tout le long du tutorial. Je crois donc que je ne vais pas m'attarder sur cette matière dans mes rapports, sauf si je trouve un classique intéressant. Mais heureusement pour ce lundi, le chinois mandarin écrit a su tout rattraper ! Après avoir passé un après-midi entier sur la musique, j'ai eu l'impression de passer au dessin. L'écriture des caractères et pictogrammes est si reposante... aujourd'hui, nous nous sommes concentrés sur la propreté et la technique de rédaction des signes, avec des mots simples comme « Bonjour », « Merci », « Au revoir »... ma langue est composée de l'alphabet latin, alors le chinois mandarin est une nouveauté. Même la prononciation est subtile, presque musicale ! J'ai vraiment hâte d'assister au cours d'oral et de civilisation. J'étais impressionnée par le nombre de personnes adultes voire âgées dans ce cours. Si l'option est liée à la faculté, elle reste ouverte au public avec inscription. Peut-être vais-je exposer mon écriture dans ce journal lorsque j'aurai plus d'expérience ! Les langues humaines sont vraiment originales.
Après être rentrée chez moi, j'ai reçu un message de la part d'Agatha.
« Hey Opale, l'administration m'a chargée de te rappeler qu'il faut prendre rendez-vous pour ta visite médicale ! Si tu le souhaites, je pourrais venir avec toi afin que tu comprennes mieux le fonctionnement du service médical de la fac. Ils veulent absolument que tu fasses ça sous 15 jours... il faudra ton carnet de santé !
À demain !
Agatha »
La visite médicale ? Ah oui, Agatha m'en a parlé lorsqu'elle m'a fait visiter. Mes documents trafiqués ont été réalisés par l'administration de Mara, et normalement je ne devrais pas être inquiète face à cette visite. Je devrais retrouver le protocole parmi mes fichiers.