Hydre des dunes
L'hydre des dunes est un parasite translucide dépourvu de squelette qui vit dans le désert de la Vallée du Vent. Presque invisible, il possède huit tentacules qui libèrent un venin anesthésiant. Cela lui permet de s'accrocher à son hôte de manière quasi indétectable et de se nourrir de son sang.
Le couvre-feu était tombé depuis longtemps et les rues de la cité presque désertes. À cette heure de la nuit, le Mont Vertu était calme et silencieux. Louis sortit de l'ombre d'un bâtiment dont la pierre avait accumulé la chaleur jusqu'au coucher du soleil et la restituait à présent que le soir était venu. Il marchait à pas rapides, sans autre but que d'apaiser ses nerfs soumis à rude épreuve. Il avait perdu son sang-froid et il s'en voulait. D'une part parce que Souffre ne méritait pas cela. Même si elle possédait l'information qu'il cherchait, il ne la lui avait pas demandée de manière explicite. D'autre part parce qu'il avait craqué devant les deux cadets.
Il poussa une lourde porte et escalada les marches raides jusqu'au chemin de ronde. Le froid lui saisit les joues au-dessus de sa barbe. Il fit un bref signe de tête au soldat en faction puis s'éloigna de quelques pas sur l'étroite allée qui surplombait le vide. Il s'accouda aux créneaux et inspira à fond. Toute la vallée s'étendait à ses pieds, baignée d'obscurité. Au loin, l'humidité retenue par le désert avait soulevé une brume légère qui lui masquait l'horizon. Il avait avalé une perle d'alcibium avant de quitter son bureau, les effets commençaient à se faire sentir. Un ricanement lui échappa.
Certains prétendaient que cette substance donnait des pouvoirs magiques, surtout celui de prescience. Il n'était pas de ceux-là. Il se refusait à y croire, non seulement parce que cela allait à l'encontre de toutes ses convictions mais aussi car il n'avait jamais rien constaté de tel. Pas de pressentiment inexpliqué, encore moins de vision prémonitoire du futur, proche ou plus lointain. Malgré tout, il devait bien reconnaître que la drogue avait parfois sur lui des effets inattendus, en particulier au niveau de sa concentration. Il se sentait souvent plus lucide sous alcibium, alors qu'il en avalait au contraire pour se détendre et lâcher prise.
Depuis quelque temps, les petites billes noires aux reflets cuivrés le ramenaient dans le passé, vers la période la plus difficile de son existence. Il n'aimait pas beaucoup ça, au point qu'il commençait à craindre d'en ingérer, même si la tentation était encore la plus forte. Il sortait de ces transes en nage, le cœur battant à tout rompre et les larmes aux yeux. Son séjour au rassemblement des tribus n'avait rien arrangé, il s'était approché de Souffre d'un peu trop près et elle était ici à présent, sous sa responsabilité. C'était l'occasion de remonter la piste de Dasin, certes, mais cela faisait aussi rejaillir des souvenirs qu'il aurait mieux fait d'oublier.
Il leva les yeux vers le ciel et les étoiles. Dasin... À l'époque, il avait à peu près l'âge de Lucius aujourd'hui et il lui ressemblait beaucoup. La même morgue, la même certitude d'être dans le droit chemin et d'obtenir un jour la récompense afférente, un poste à la droite du cardinal de Montería, sans que rien ni personne ne vienne se dresser en travers de sa route. Quelle naïveté ! Il avait suffi d'une jeune femme pour que sa vie tout entière se transforme en enfer. Dieu, ce qu'il l'avait aimée ! Elle s'était bien moquée de lui. C'était uniquement de sa faute si Alexandre avait péri sur le bûcher.
Les images de sa dernière transe lui revinrent. La foule silencieuse rassemblée sur la place pavée ; les flammes ; la silhouette entravée de son père, son corps meurtri qui se tordait comme pour leur échapper, et ses hurlements... Louis se souvenait de chaque détail, la scène était gravée à jamais dans sa tête, bien malgré lui. Depuis lors, le poids de la culpabilité l'écrasait, la rage l'étouffait. Comme une boule, sa fureur roulait dans sa gorge nouée depuis des années, il n'arrivait pas à la cracher. Il n'avait personne sur qui la faire s'abattre. Il ferma les yeux et se trouva projeté en arrière, bien des années plus tôt.
Il finissait son apprentissage à l'académie à cette époque et il l'avait rencontrée en prison, où elle avait été incarcérée par son propre père pour sorcellerie. Alexandre Longsault était convaincu qu’elle pratiquait une forme de magie, celle à laquelle on prêtait d'inquiétants dons de manipulation d’autrui, parfois même des capacités de nécromancie. Aussi était-il bien décidé à la faire avouer et à l’expédier sur le bûcher. Il l'avait harcelée pendant des semaines.
Et pendant tout ce temps-là, Louis s'était occupé d'elle. Il était chargé de lui apporter ses repas, de l'escorter dans chacun de ses déplacements en salle d'interrogatoire, et même de lui faire toutes ces petites misères qui ne sont pas considérées comme de la torture mais qui pourrissent la vie des détenus pour les inciter à coopérer. La plupart du temps, il n'arrivait pas à s'y résoudre. Il n'y prenait pas plaisir, à l'inverse de Lucius et sa phalange. Petit à petit, une certaine proximité s'était installée entre eux, des sentiments étaient nés, de son côté en tout cas. Il avait cru qu'ils étaient partagés.
Il s'était mis à lui rendre visite sans raison ni demande explicite de sa hiérarchie, à passer en secret une grande partie de son temps libre avec elle jusqu'à recueillir ses confidences et jusqu'à ce qu'arrivât ce qui devait arriver. Une nuit, ils s'étaient embrassés, il s'était introduit dans sa cellule et ils avaient fait l'amour. Il aurait même su dire à quel moment il avait réalisé qu'il s'était épris d'elle... Dès lors, comment accepter ce que son père réservait à Dasin ?
Louis avait eu beau argumenter et supplier, Alexandre était resté sourd à ses prières. Pire que cela, il l'avait taxé de naïveté et avait accusé la jeune femme de l'avoir ensorcelé, ce qui n'avait fait qu'alourdir les charges qui pesaient sur elle. Il en était à envisager de fuir avec elle quand elle s'était échappée. Un matin, les gardes avaient trouvé la cellule vide alors que la grille était verrouillée de l'extérieur. L'alerte avait été donnée, l'académie fouillée de fond en comble, mais la sorcière s'était volatilisée.
Son escapade avait fait du bruit, assez pour attirer l'attention du cardinal de Montería qui avait mandaté une enquête. Nul ne s'était jamais évadé des geôles du Saint-Office, jusqu'à ce jour en tout cas. Comme il fallait s'y attendre, leurs relations n'étaient pas restées secrètes bien longtemps. En quelques heures, une rumeur selon laquelle le responsable de cette disparition ne pouvait être que lui s'était propagée et l'inculpation avait suivi. La présomption d'innocence n'existait pas en Sainte-Croix, c'était à l'accusé de prouver qu'il n'avait rien fait.
Le procédé avait des avantages lorsqu'on se situait du bon côté de la barrière, à savoir celui du Saint-Office, mais quand ce n'était pas le cas, c'était bien différent. En outre, Louis avait d'autres soucis. Désespéré, il n'arrivait pas à accepter que Dasin ait pu l'abandonner, s'enfuir sans même lui parler ni lui proposer de l'accompagner. Son père avait-il eu raison sur toute la ligne ? S'était-il fait avoir par cette jeune femme au sourire charmeur et aux yeux innocents ? Désemparé, il ne chercha même pas à se défendre tant cette accusation lui semblait absurde.
Un battement d'ailes l'arracha à ses pensées et Louis leva la tête vers le ciel, à la recherche d'une silhouette sombre dans l'obscurité. Le faucon pèlerin lâcha un cri perçant, planant jusqu'à son maître. Ce dernier dressa le bras gauche, couvert d'un large bracelet de cuir, et l'oiseau se percha dessus. Le rapace portait une cartouche de cuivre accrochée à la patte. Après les caresses d'usage, l'inquisiteur la détacha et y récupéra un minuscule parchemin qu'il déroula pour le déchiffrer.
« Rumeurs de votre état de santé parvenues à Fort-Renac. Prenez garde, cardinal très inquiet. En route pour le Mont-Vertu. »
Inquiet ? Louis ne put retenir un léger ricanement. Son cœur s'était glacé. Il avait passé toute sa carrière sous l'œil scrutateur de Joseph de Montería. Le maître du Saint-Office guettait le moindre relâchement. Il n'attendait qu'une occasion de se débarrasser de lui et de l'envoyer sur le bûcher, comme son père. Avec l'âge, il était certes devenu plus fragile mais son esprit avait aussi pris une tournure plus retorse qu'à l'époque où Alexandre travaillait pour lui. Le Mont Vertu était sa résidence d'été, il y avait ses partisans, ses espions.
Quelqu'un avait parlé... Son confesseur, le Père Adelin ? Non, les deux hommes se connaissaient depuis l'adolescence. Adelin avait assisté à ses côtés à l'exécution de son père, il l'avait épaulé alors et son soutien ne s'était jamais démenti. Il lui était dévoué. Lucius ? Impossible. Le cadet lui vouait une reconnaissance inaltérable, il n'aurait jamais fait ça. Plutôt l'un de ceux qui l'avaient accompagné au rassemblement et qui avaient pu assister malgré lui à sa déchéance en état de manque.
Par chance, lui aussi avait des yeux et des oreilles à Fort-Renac. Il allait pouvoir se préparer à cette visite, en commençant par régler le cas de Souffre. Il n'était pas question que Joseph de Montería entende parler d'elle et s'immisce dans ses plans. S'il existait une chance, aussi infime soit-elle, de retrouver Dasin par sa petite-fille, il la saisirait et il lui ferait payer la manière abjecte dont elle s'était servie de lui ainsi que les conséquences dramatiques que cela avait eues.
De fait, quand son fils s'était vu accusé à tort d'avoir organisé l'évasion de Dasin, Alexandre avait tout de suite deviné ce qui allait en découler. Le cardinal commençait à se défier de son ambitieux bras droit, il le soupçonnait de comploter contre lui et de chercher à lui prendre sa place. Ainsi lui vouait-il une haine de plus en plus prégnante et il verrait là l'occasion de le mettre à terre.
Aussi dur et intransigeant soit-il, Alexandre n'en aimait pas moins son fils. Il avait préféré s'accuser lui-même d'un crime qu'il n'avait pas commis, plutôt que de le laisser subir l'animosité de Montería à sa place. Sur le coup, Louis n'avait pas compris, il l'avait vraiment cru coupable. Il s'était dit que son père avait fini par réaliser à quel point il était attaché à Dasin et qu'il avait fait en sorte de la faire évader pour protéger le bonheur de son rejeton. Il avait fallu qu'Adelin, à l'époque le cadet le plus insignifiant de sa phalange, lui ouvre les yeux et lui explique le sacrifice d'Alexandre.
Dès lors, Louis avait essayé d'intercéder en sa faveur. Non sans maladresse, il avait demandé à être reçu par le cardinal et lui avait rappelé les hauts faits de son père à son service. Il lui avait fait le serment de se mettre en quête de Dasin et de n'avoir pas de repos tant qu'il ne l'aurait pas retrouvée. Il avait pleuré et imploré, il s'était traîné à genoux devant lui mais rien n'y avait fait, il était trop tard. Joseph de Montería était trop satisfait d'avoir trouvé le moyen de se débarrasser de celui qu'il en était venu à considérer comme son principal concurrent à la tête du Saint-Office, et donc du royaume de Sainte-Croix tout entier.
Le faucon poussa un petit cri de mécontentement et battit des ailes d'un air courroucé. Louis comprit qu'il avait dû le serrer d'un peu trop près, plongé dans ses néfastes souvenirs : trois jours après sa visite au cardinal, Alexandre avait été brûlé sur la place du marché, sous les yeux horrifiés de son fils. Le rapace tourna la tête et lui donna un coup de bec. Il n'avait pas apprécié d'être molesté et le lui faisait savoir. Louis attendit qu'il se calme, l'amadoua de quelques mots, le chaperonna puis le conduisit à la volière, située dans la tour la plus proche.
Des dizaines de faucons et autres volatiles aux plumes ébouriffées sommeillaient sur des perchoirs. Certains d'entre eux, les plus excités sans doute, étaient coiffés de petits capuchons. Plusieurs remuèrent les ailes à son entrée, le fixant d'un œil rond. Le lieu sentait l'humidité et la fiente, et Louis plissa le nez avec dégoût dans la pénombre ambiante. L'oiseau s'agita sur son bras tendu et, d'un bond agile, gagna l'un des recoins les plus sombres.
Louis rejoignit ses appartements. Ôtant ses chaussures, il se déshabilla puis se laissa tomber sur son lit en sous-vêtements. Il eut un soupir harassé. Il se sentait comme la victime d'une hydre des dunes, épuisé, vieux et accablé. Qu'allait-il faire à présent ? Il n'envisageait pas encore de renoncer mais il n'était plus si sûr que seule la vengeance dictât ses actes.
Il essaya de démêler ses sentiments, sans trop de succès. La drogue faisait toujours son effet, ralentissant ses observations et épaississant son sang. Son rapport à la réalité se délitait, il était comme happé par des souvenirs de plus en plus profonds et nocifs. Trop de pensées se mélangeaient dans son esprit et il n'était pas prêt à accepter la vérité, à reconnaître qu'il éprouvait toujours pour Dasin cet attachement inepte, cause de tant de souffrances.
Quoi qu'il en soit, avec l'arrivée de Joseph de Montería au Mont Vertu, il allait devoir utiliser le meurtre de Haggi pour justifier la détention de Souffre, il n'avait plus le choix. Il avait espéré l'éviter. La jeune femme ne lui avait jamais rien fait, il n'avait rien contre elle. Il cherchait, certes, à la faire parler à propos de Dasin mais il ne lui voulait aucun mal. En outre, il avait assisté à son crime en direct, il était bien placé pour savoir qu'elle avait agi sous le coup de la légitime défense. Toutefois, cela, elle n'avait aucun moyen de le prouver car il n'y avait pas de témoin, officiel en tout cas.
Il soupira à nouveau et secoua la tête avec affliction. Si seulement il parvenait à tenir le cardinal à l'écart le temps de réussir à faire parler Souffre ! Mais comment gagner sa confiance quand lui-même avait tant à cacher ? Désabusé, il avait bien conscience qu'il était en train de perdre le contrôle de la situation. Son plan n'avait pas de sens. Il reposait sur le fait que la jeune femme détenait l'information qu'il cherchait mais n'avait-elle pas prétendu être elle-même en quête de sa grand-mère ? Tout ça ne rimait à rien si elle n'avait aucun indice à lui fournir quant à l'endroit où Dasin se terrait depuis des décennies.
Longtemps, il se tourna et se retourna dans son lit, cherchant en vain une position confortable. Incapable de trouver le repos, il demeurait dans une sorte d'état de veille, à contempler la lune à travers les carreaux. Il se leva plusieurs fois pour faire les cent pas dans la chambre, ses pensées se bousculant au point qu'il croyait devenir fou. Puis il s'obligea à rester allongé : le visage de Souffre se confondait avec celui de son aïeule sur l'écran noir de ses paupières fermées. Il avait la gorge si serrée qu'il avait l'impression de suffoquer, impossible de se calmer.
Lorsqu'enfin le sommeil s'imposa brutalement à lui, il fut lourd et peuplé d'inévitables cauchemars.