Pendule de sable
Pendule en métal dont l'extrémité trace des dessins envoûtants et éphémères dans une coupelle de sable fin. Initialement à vocation décorative, cet instrument propre à la détente et à la méditation est souvent utilisé par les consommateurs d'alcibium qu'il aide à plonger dans une transe profonde.
L’aube pointait à peine lorsque Souffre s’éveilla le lendemain matin. Elle gisait sur le sol, les membres raides et engourdis. La pâle lueur du petit jour s’infiltrait à travers la meurtrière qui lui tenait lieu de fenêtre, éclaircissant les ténèbres de la nuit. Elle avait besoin du seau pour se soulager mais, malgré l'étroitesse de son cachot, il lui semblait hors d’atteinte. Elle n’avait rien avalé depuis la veille et ce n'était pas les quelques heures de sommeil agité qu’elle avait pu grappiller qui allaient l'aider à retrouver de l'énergie.
Lorsque l’inquisiteur l’avait abandonnée dans son bureau, les cadets étaient comme revenus à la vie. Elle s’était jetée sur ses vêtements mais ils avaient eu tout le temps de se rincer l’œil avant qu’elle ne réussisse enfin à se couvrir. Ils n’avaient pourtant fait aucune remarque ni posé la moindre question, désarçonnés qu'ils étaient par l’attitude de leur supérieur. Ils l'avaient ramenée dans sa cellule sans prononcer un mot et quand elle avait osé réclamer un peu d’eau, Amaury l’avait propulsée à l’intérieur en désignant les seaux. Elle avait trébuché et s'était tordu le poignet.
Elle le souleva pour l’examiner. Comme elle s’y attendait, il avait enflé. Elle ne le pensait pas cassé, elle se l’était sans doute foulé. Elle grimaça et le plaqua contre sa poitrine en essayant de s’asseoir à la force de ses abdominaux. La tête lui tournait mais elle parvint à conserver la position. Sous ses yeux, des points lumineux dessinaient des arabesques semblables à celles des pendules de sable. Elle patienta quelques secondes avant de se hisser à genoux et de se traîner jusqu’au seau d'aisance. Elle achevait de satisfaire ses besoins naturels quand elle perçut des pas discrets de l’autre côté de la porte. Elle se hâta de terminer, se plaqua contre le mur.
Une clef tourna dans la serrure et la silhouette rondelette du Père Adelin se dessina dans l'embrasure.
Un soulagement irrationnel l’envahit. Il venait la chercher ! L’inquisiteur s’était rendu compte de son erreur, il la libérait enfin. Elle fit mine de se précipiter vers la porte, pressée de quitter cet horrible endroit, mais le prêtre posa un doigt sur ses lèvres et se faufila dans le cachot. Souffre fronça les sourcils, son comportement ne présageait rien de bon. Il la prit par les épaules et l’entraîna le plus loin possible du battant.
« Ne fais pas de bruit, je n’ai aucun droit d’être là. J’ai soudoyé les gardes mais je ne pense pas que nous ayons beaucoup de temps. Comment est-ce que tu vas ? »
Souffre sentit le sol se dérober sous ses pieds et elle dut s’accrocher à lui pour ne pas s’effondrer de désespoir. Il n’était pas là pour la délivrer, elle s’était fait des idées et la désillusion était cruelle. Elle avait pourtant constaté son impuissance quand les cadets avaient fait irruption au refuge et l’avaient emmenée. Il n’avait aucun pouvoir. Un sanglot étranglé jaillit de ses lèvres et il l’étreignit.
« Oh mon Dieu ! Souffre, est-ce qu’ils t’ont fait du mal ?
— Pas vraiment, non, je me suis blessée toute seule en trébuchant. Je... Je ne comprends pas ce que je fais ici. Les cadets… Ce ne sont que des brutes, ils se croient invincibles et ils profitent de leur position mais ce n’est rien à côté de l’inquisiteur. Il est fou !
— Longsault ? Ma foi, en l'absence du Cardinal de Montería, il fait la pluie et le beau temps ici. Je ne te cache pas qu’il aurait mieux valu ne pas attirer son attention mais tu n'y peux rien. Qu’est-ce qu’il te veut ? Il a bien dû t’expliquer ce qu'il attendait de toi. »
Souffre secoua la tête d’un air perdu. Son arrestation était sans doute liée à la mort de Haggi. Toutefois, tant qu'on ne l'en accusait pas de manière formelle, elle avait tout intérêt à jouer la comédie de celle qui ne comprenait pas.
« Je l’ai rencontré au rassemblement. Il m’a fait une peur bleue mais il s’est montré plutôt bienveillant avec moi, en définitive. Ce n'est que lorsque nos regards se sont croisés hier au marché que j’ai compris qu'il me surveillait et qu'il en avait après moi. »
Le gros homme plissa les lèvres, comme pour s'empêcher d'ajouter quelque chose. De toute évidence, il détestait la situation mais il ne pouvait pas abandonner sa jeune protégée. D'un geste, il l’invita à continuer.
« Il m’a interrogée sur les raisons de ma venue au Mont Vertu et même sur ce fichu plant de mesquite que je trimballe. Il avait l'air de trouver étrange qu’on m’ait offert une plante et que j’aie choisi de l’emmener. Ce n'est pas interdit, que je sache ! Cela étant dit, c'est après que c’est devenu bizarre... »
Un pli soucieux apparut sur le front du prêtre et son teint rougeaud blêmit. Il jeta un coup d’œil nerveux en direction du pot de fleur tandis que Souffre poursuivait son récit.
« Il m’a demandé de me déshabiller. J'ai cru qu’il essayait d'abuser de moi mais il a dit vouloir examiner mon corps. Il a fait sortir les cadets et il a commencé à me tourner autour. Je ne sais pas ce qu’il cherchait mais il a dû le trouver parce qu’il est entré dans une rage folle. Il s'est mis à crier et m’a accusée de lui avoir menti. Il parlait de la plante, d'un tatouage que j'ai sur l'épaule, de son père qui aurait brûlé sur un bûcher... Je ne comprenais rien à ce qu'il me racontait. J’ai cru qu’il allait me tuer à mains nues ! »
Livide, le prêtre se laissa aller contre le mur comme s’il craignait de tomber. Il glissa contre la paroi en position accroupie et prit une inspiration laborieuse. Il secoua la tête en se passant les doigts dans les rares cheveux qu’il lui restait.
« Seigneur, c’est pire que je ne pensais... Ne punissez pas cette enfant pour une faute que j’ai commise. »
Souffre dressa l’oreille : il marmonnait dans sa barbe des prières incompréhensibles. Perplexe, elle s'agenouilla devant lui, le prit par les épaules et le secoua avec douceur.
« Quelle faute ? Si vous savez quoi que ce soit, je vous en supplie, expliquez-moi. Vous devez m'aider, je n'ai rien fait de mal !
— C’est une vieille histoire, qui remonte à bien des années. Longsault n’avait pas vingt ans et nous étions tous deux cadets. Il dirigeait une phalange dont je faisais partie. C'était avant que je renonce au Saint-Office pour me consacrer à la prêtrise. Nous étions chargés d’assister les inquisiteurs, entre autres Alexandre Longsault, le père de Louis. Oh, ce n’était pas un mauvais homme, mais il croyait en ce qu’il faisait et ses méthodes étaient parfois un peu extrêmes. Un jour, une jeune femme est arrivée. Elle avait le teint abricot, de grands yeux bruns veloutés et de longs cheveux noirs et bouclés. Elle était accusée de sorcellerie. »
Le cœur de Souffre manqua un battement. Faisait-il référence à Dasin ? C’était possible. La description aurait pu s’appliquer à n’importe quelle femme de la Vallée du Vent, mais rares étaient celles à oser s’aventurer jusqu’aux Monts Pourtour. En termes d’âge, cela collait pourtant : à quelque chose près, le Père Adelin devait être de la même génération que sa grand-mère. S'il s’agissait bien d’elle, la jeune femme ne voyait pas sur quoi pouvait reposer une accusation de sorcellerie.
« Alexandre était convaincu qu'elle avait la capacité de prendre le contrôle psychique d'autrui, un peu comme les djinns dans les légendes de ton peuple. Cette idée lui faisait horreur, il était bien décidé à l’expédier sur le bûcher...
— Mais enfin, sur quoi se basaient ses accusations ? »
Les yeux du prêtre se posèrent sur la pousse de mesquite qu’il observa en silence pendant quelques secondes. Elle suivit son regard et haussa les épaules sans comprendre. Il soupira avant de reprendre.
« N'as-tu jamais entendu parler de cette femme réincarnée en fabuleuse créature suite à l'ingestion de sève de mesquite ? »
Souffre fronça les sourcils. Le souvenir d’une conversation récente lui revint en mémoire. Elle revoyait Anella, la petite fille du caravanier qui l'avait conduite au Mont Vertu, si enthousiaste à l’idée de partager avec elle la légende de cette femme possédée par un djinn endormi et qui, à sa mort, avait ressuscité sous la forme d'une créature de magie. Elle se souvenait de sa propre arrogance, de s'être ouvertement moquée de la fillette. Sans doute aurait-elle dû lui prêter davantage d’attention mais il était désormais trop tard pour les regrets, et puis elle n’allait pas soudain se mettre à croire à cette histoire à dormir debout !
« Allons, ne me dites pas qu'Alexandre Longsault accordait de l'importance à ces contes pour enfants ? C'est ridicule ! Et puis dans tous les cas, je ne vois pas le rapport avec cette fille des tribus qu'il avait arrêtée, et encore moins avec moi.
— D'après ce que tu viens de me raconter à propos de ton entrevue avec Louis, tu portes un tatouage identique au sien, une pousse de mesquite. En plus, tu voyages avec un véritable arbuste.
— Si on peut appeler ça un arbuste... Vous l'avez bien regardé ? C'est un cadeau des caravaniers, en quelle langue faut-il vous le dire ? Quant à cette marque, c'est l'emblème de la tribu de Drâa, rien à voir avec une quelconque magie ! »
Le Père Adelin préféra ne pas s'appesantir. Il n'avait jamais prétendu partager les certitudes de Longsault, parfois basées sur des petits riens qui n'auraient attiré l'attention de personne à part lui. Bien des années après, il ne les comprenait toujours pas mais ses intuitions s'étaient souvent révélées payantes et lui avaient valu sa place auprès du Cardinal. Il ignora le regard noir de Souffre et poursuivit son récit.
« Pour finir, sa spectaculaire évasion n’a fait qu’étayer la conviction d’Alexandre. Il avait installé ses meilleurs hommes devant sa cellule, des soldats en lesquels il avait toute confiance. Ils ont juré ne pas s’en être approchés. Il s’en est d’ailleurs assuré lui-même en les soumettant à la question et je préfère ne pas songer à ce qu’il a dû leur faire subir. Ils n’ont pas dévié d’un iota de leur version des faits. Pourtant, elle s’était bel et bien volatilisée.
— Elle a réussi à fuir ? »
Un immense sourire vint éclairer les traits fatigués de la jeune femme. S'il s'agissait bien de sa grand-mère, elle avait recouvré sa liberté et il était donc possible qu'elle soit toujours en vie quelque part. L'excitation la gagna mais l'expression du Père Adelin se fit au contraire plus sombre. Il hocha la tête avec solennité.
« En effet, aussi incroyable que cela puisse être. Hélas, Louis s'était entiché d'elle, ils entretenaient une liaison depuis quelque temps. Lorsqu'elle s'est échappée, les mauvaises langues se sont déchaînées, certains ont prétendu qu'il l'avait aidée. Le tribunal de l'inquisition a dit qu'il était possédé, qu'il n'y avait qu'une seule solution pour le délivrer de l'emprise de cette femme : le brûler vif. Alexandre n'a pas pu le supporter. Il s'est accusé à la place de son fils, d'un crime qu'ils n'avaient ni l'un ni l'autre commis. Elle a donc échappé au bûcher, mais on ne peut pas en dire autant d'Alexandre Longsault. »
La réaction de l’inquisiteur faisait désormais sens. Entre le mesquite qu'elle transportait et le tatouage ornant son épaule, il avait dû avoir l’impression que l’histoire se répétait sans pitié. Quoi qu'il en soit, elle n'éprouvait aucune compassion à son égard. Alexandre n’en avait manifesté aucune envers Dasin, pourquoi l’aurait-elle fait, elle ? En définitive, plus que l’affliction, c’était une fois de plus la peur qui l’emportait. Car il y avait fort à parier que Louis Longsault allait chercher à venger son père et que tout cela allait lui retomber dessus. Il fallait qu’elle trouve le moyen de se sortir de là !
« Personne n’a jamais découvert de quelle manière elle avait réussi à s’échapper ? »
Il secoua la tête mais quelque chose, dans la manière dont il détourna le regard, alerta la jeune femme. Il en savait plus qu'il ne voulait bien l’avouer, elle en aurait mis sa main au feu et, si tel était le cas, elle devait le convaincre de parler.
« Mon Père, si vous connaissez un moyen de sortir d’ici, je vous en prie, aidez-moi. Il y a toutes les chances que cette femme ait été ma grand-mère Dasin qui a fui les tribus lorsque mon père était tout petit. Je crois que Louis le devine, ça explique son intérêt pour moi. Il doit espérer la retrouver grâce à moi, ou peut-être cherche-t-il à se venger, je ne sais pas, mais une chose est sûre : il ne me laissera pas en paix. La rancœur est trop ancrée en lui.
— Je suis navré, mon enfant, je n’ai pas ce pouvoir. Je n’étais pas grand-chose à l’époque et je ne suis guère plus aujourd'hui. Et puis regarde autour de toi, il n'y a qu'une porte et une meurtrière, toutes deux serties de solides barreaux.
— Il a bien fallu qu’elle trouve une solution ! Comment se fait-il, d'ailleurs, que vous en sachiez autant ? »
Le Père Adelin soupira, conscient de ne plus avoir d'autre choix que de lui dire la vérité. Dès le départ, quelque chose l’avait poussé à lui venir en aide. Sa précarité, la plante sous son bras ou sa ressemblance frappante avec ce beau visage issu de son passé commun avec Louis ? Il n'aurait su le dire mais le résultat était là. Il l'avait tout de suite identifiée comme la jeune nomade à laquelle Louis rendait visite en secret tous les ans au rassemblement des tribus.
« Il n'a jamais été question d'amitié entre Louis et moi, pas même aujourd'hui. J'ai toujours été quelqu'un de trop effacé pour qu'un individu tel que lui, aussi assuré et audacieux, s'intéresse à moi. Je l'admirais beaucoup, j'étais en quête de son approbation. Cette perspective me révulsait mais je me suis fait un devoir d'assister avec lui à l'exécution de son père... C'est la seule et unique fois que je l'ai vu dans un tel état : abattu, prostré, anéanti. Je me suis occupé de lui. »
Mais il avait échoué, il n'avait pas su l'empêcher de plonger dans l'enfer de la drogue. C'était à cette époque que Louis avait commencé à prendre de l'alcibium. De manière épisodique au début, puis plus souvent, jusqu'à ne plus pouvoir s'en passer. Cela faisait des années que cela durait et les choses avaient désormais atteint des proportions inquiétantes. Le manque se faisait sentir de plus en plus vite, leur entourage s'en rendait bien compte. Les envieux complotaient dans son dos. Il avait essayé de lui en parler mais Louis ne voulait rien entendre, il refusait de regarder les choses en face.
Quoi qu'il en soit, il ne pouvait pas raconter tout ça à Souffre, il était temps d'abréger cet entretien avant d'être découvert.
« Il a pris l'habitude de se confier à moi et quand j'ai bifurqué vers la prêtrise, je suis devenu son confesseur. »