(Angoisses)

 

 

Un an et demi avant.

 

Les doigts glissent et s'usent sur les cordes des deux guitares acoustiques amenées pour l'occasion, le feu de camp rougit leurs joues et sa lumière brille dans leurs yeux. La plage a un air de fête. La voix éraillée de Yann résonne dans la boite de ravioli vide, la mer donne le rythme, le sable s'enfonce à chacun de leurs mouvements de danse. Gabriel est grisé, autant par le rhum que par la présence musical de son petit ami. Le moment est unique entre tous, ils inventent, se comprennent sans se parler. Les nouveaux vers coulent de source, les mots s'envolent, le texte se dessine ambigu et légèrement osé. Les éclats de rire se mélangent à la houle et au bruit du vent. Ils sont seuls au monde.

Quatre semaines que sa sœur est partie, Gabriel a une impression de légèreté et c'est étrange, il ne le prévoyait pas. L'adaptation à cette vie d'insulaire n'a pourtant pas été simple. Les débuts se sont révélés difficiles, entre les crises d'angoisse dû à la peur de la solitude et la crainte de son inexpérience au travail, Gabriel aura mis du temps à réussir à dormir tranquille et à reconquérir une certaine quiétude.

Il couve son petit diable roux d'un regard amoureux. Yann a coupé ses cheveux, les pointes noires seulement et laissé sa vrai couleur réapparaître. Gabriel n'aimait pas du tout au début, avec le temps, il s'y fait. Yann a l'air plus jeune encore.

 Lorsqu'il se laisse aller ainsi à la contemplation de cet être espiègle et séduisant, il oublie ses doutes, pourtant des doutes il en a. Ô pas sur ce qu'il ressent, ça il l'aime, il en est certain. Ce mois passé en sa compagnie l'a conforté sur la nature des sentiments qui l'animent. Son appréhension se trouve ailleurs, dans la manière qu'a son amant d'appréhender la vie et leur relation en particulier. Bien sûr ils sont heureux, amoureux, leurs journées de travail passent vite, leurs périodes de repos davantage. Mais pour le moment, la vie se déroule comme des vacances. Yann paraît très fort et en de nombreuse situations cela s'avère être effectivement le cas. Le rouquin a pris sur lui le bon déroulement de son installation ici, il a encaissé ses sautes d'humeur, à géré ses crises d'angoisses sans jamais laisser paraître la moindre impatience. La magie est présente malgré le manque d'intimité. Ils font semblant de n'être qu'amis, personne ici ne doit savoir. Yann refuse qu'il en soit autrement et quelque part Gabriel comprend ses réticences, même si parfois il trouve ça lourd à supporter. Cependant la séparation qui se profile à l'horizon et les réactions d'intense dépendance dont Yann fait preuve à son égard lui font craindre le pire pour la suite.

 

La voix énergique et cassée de Yann s'élève entre les rochers, son sourire est angélique.

- Tu m'inspires, annonce Gabriel en prenant son carnet de chanson.

Le texte s'intitulera "My secret friend" Gabriel y inscrit tout, l'ambiance du lieu, l'envie et la frustration, tout comme la joie d'être ensemble, le lien qui les lie chaque jour un peu plus, leurs rendez-vous cachés, cette relation secrète mais merveilleuse. Il note ses rimes en écoutant la mer.

- J'adore ta voix ! Tien chante-moi ça !

- Tu sais que je suis bassiste chéri ne l'oublies pas !

- J'oublie pas, juste celle là...

*

Les parents de Yann se sont évaporés, partis pour quatre jours à l'occasion d'un mariage dans la famille de sa belle-mère. Les deux amants profitent de l'absence de toute la tribu pour squatter le logement.

Quasiment privé de contacte charnel pendant de longues journées, Gabriel attendait ça de pied ferme. Tenir la main de Yann, l'embrasser sur la plage, lui faire des câlins soft chez les parents de Marie, c'est sympathique mais ça manque un peu d'érotisme à son goût. D'autant que la situation n'empêche en rien son ami d'être fidele à lui-même, invariablement très suggestif et un tantinet provocateur. Sûr de sa superbe, il en joue. Ce qui à le don de faire monter la pression chez le jeune goth, déjà pas mal à fleur de peau, à cause de la distance imposée.

Il n'est pas les deux pieds à peine posés sur le seuil de la chambre que déjà il s'imagine le jeter sur le lit, lui arracher ses vêtements et le faire sien en moins de mots, qu'il ne faut pour le dire. C'est sans compter sur son partenaire, féru partisan du : - On doit m'aimer assez pour m'attendre ! 

Yann prend son temps, il installe son petit monde, met de la musique, allume des bougies, prend une douche seul, interminable, se fait une beauté. Pire qu'une donzelle vierge, il souhaite apparaître à son avantage. Vivant sa vie comme on joue une pièce de théâtre, il aime ainsi la mise en scène, le maquillage et le costume.

- J'ai envie d'toi ! prévient Gabriel en l'étreignant d'office à son entrée dans la chambre.

- Tu pourras me prendre et me faire tout c'que tu veux quand tu seras douché !

- Tu t'fiches de moi là ? Ça fait une heure que j't'attends ! J'vais surtout commencer déjà par une belle fessée.

- Hummm pourquoi pas.

- s'pèce de déviant !

Il aime son rire cristallin.

- Tu m'as manqué, souffle Gabriel en passant ses mains sous la serviette humide dont est recouvert Yann.

- Pas touche ! Va prendre ta douche, tu as sûrement plein de sel sur la peau, proteste-t-il.

- Alors lèche-moi, le provoque le brun, dans un murmure, tout en poursuivant ses investigations avides.

- Tu es... un sauvage...conclue la victime avant de succomber totalement sous les caresses.

 - J't'aime, tu m'obsèdes, tu m'rends fou, confesse son bourreau dévoré par le désire.

Nul ne lui répond plus. Yann s'abandonne sous les doigts experts de son assaillant, amplifiant de la sorte l'impatience de l'autre.

Ses réactions ne cessent d'émouvoir Gabriel, même après plusieurs semaines. Sa façon d'être à lui, ce don si facile de soi, ce corps latent où l'envie n'est que suggérée. Yann ne réclame jamais rien, il se fait désirer. Et bien qu'affamé, il endure avec complaisance, la brulure si cuisante de cette faim de chair. Un petit démon qui a la patience d'un ange. Sa passivité est feinte, elle dure à peine, juste assez pour donner l'impression à son partenaire de prendre, ce qu'en réalité, il offre avec une passion difficilement contenue. Sa réponse se fait invariablement sauvage et inattendue. Il reprend alors le dessus, pour mieux s'abandonner de nouveau quelques instants plus tard. Faire l'amour à Yann c'est comme d'entamer une dispute, pareille à ses joutes verbale. Ses répliques sensuelles sont violentes, chaque faveur reçue est remboursée avec fougue. Si Yann prend toujours le parti de débuter cette danse séductrice, attise le désir et prétexte ensuite résister, ce n'est que pour mieux appartenir à l'autre finalement. Sa manière de succomber le rend si irrésistible qu'il sait ainsi décupler le goût pour l'action de son partenaire. Un calcul qui pourrait être murement réfléchi, presque de nature expérimenté, si Yann était un passif convaincu et qu'il souhaitait réellement ne pas risquer d'inverser les rôles. Pourtant, il n'en est rien. Ses réactions sont mues par son incapacité à comprendre les sentiments de l'autre. Ce comportement naïf face à un amour qu'il n'espérait plus et qui le trouble au-delà du possible, engendre également chez lui ce besoin de "rendre" chacunes des gratifications dont il est l'objet.

 

Leurs deux corps liés l'un à l'autre, remuant au même rythme que la musique distillé par la chaine hifi sur le titre " Bring me to life" d'Evanescence, brillent de sueur à la lumière des bougies. Ainsi éclairée, l'image qu'ils offrent est d'une beauté lumineuse. La ferveur de Gabriel à contenter son amant n'a d'équivalent que celle de Yann d'en jouir pleinement.

Les lèvres se cherchent. Les bouches claquent. Les mains glissent sur la peau. Les doigts s'insinuent. Les cheveux s'emmêlent. Les corps se perdent l'un dans l'autre. Les gémissements se mélangent. Gabriel se retient, s'oblige à fermer les yeux. Il le sait, la vision des joues rosies de son amant pâmé de plaisir, n'a d'autre effet, que celui de lui faire perdre tous ses moyens. Yann lui, ne se prive ni de l'observer, ni de gémir et encore moins de jouir au moment où l'envie lui prend. Totalement affranchi qu'il est, des idées de l'orgasme simultané obligatoire, depuis déjà bien longtemps.

Ils se sont donné plusieurs fois. À présent le calme est revenu. Gabriel profite de cette félicité pour se laisser doucement câliner. Les doigts de Yann glissent le long de son dos, son souffle lui chatouille la nuque.

Le goth apprécie par-dessus tout ce moment d'accalmie après ces tempêtes sensuelles. Yann réagit bien différemment de son ex, celui-là se levait de suite après l'acte, le laissant souvent seul pour prendre une douche ou tout simplement partir. Et la solitude qui envahissait Gabriel à ce moment là, lui donnait chaque fois envie de pleurer. Il croyait à une sorte de dépression post-coïte. Yann, lui, est collant, souvent trop. En journée Gabriel a parfois l'impression d'étouffer sous ses cajoleries, à l'inverse après l'amour, son affection caressante le rassure, il ne peut plus s'en passer. Chaque rares fois où il a l'occasion de profiter de lui une nuit entière, il réalise que Yann se montre tout à fait capable de lui offrir une tendresse généreuse, durant des heures, sans pour autant se vexer, si lui-même s'endort en lui tournant le dos. Le moment est doux, il en savoure le silence.

 

- Comment est-ce que je vais faire pour survivre sans toi ?

Gabriel trésaille, ses muscles se tendent, une moue de dessine sur son visage, il soupire. Bien que son amant lui tourne le dos, Yann devine sa réaction.

- Quoi ? Qu'est-ce que j'ai dit ?

- Rien...

- Je n'ai pas le droit d'évoquer ton départ et c'que ça me fait ?

- La question c'est surtout pour quelle raison tu r'mets ça sur l'tapis ? Tu vas encore m'dire qu't'as peur, j'vais encore tenter de t'rassurer. Tu vas une fois d'plus insister pour que j'reste plus longtemps, j'vais d'voir te r'dire pourquoi ce s'rait idiot et une perte de temps. On va s'disputer, tu vas chialer. Tu crois pas qu'on a mieux à faire ?

- J'ai juste l'impression qu'il n'y a que moi que ça inquiète.

- Ok, c'est bon, tu m'gaves, j'vais prendre ma douche.

- Je sais que c'est pas vraiment utile mais pour moi c'est super important !

- Pas vraiment utile mais super important... Tu t'écoutes quand tu parles ?

- Pourquoi est-ce que tu es méchant comme ça ?

- Bha oui, maintenant ch'uis méchant, j'ai l'mauvais rôle comme d'hab', après tout c'est moi qui part ! C'est facile hein !

- Ha c'est bon, halala chéri, tu montes sur tes grands chevaux tout de suite ! J'ai ressenti de la tristesse et de la peur à l'idée de te perdre et mon dieu, je l'ai dit tout haut ! Tu as raison j'aurais mieux fait de me taire. Qu'est-ce que tu veux je suis une petite sensible moi !

- Bha ouais parce que moi j'men tape, vu qu'j'ai pas t'cœur ! Y'a qu'toi qui souffre c'est bien connu !

- Est-ce que j'ai dit ça ?

- " J'ai juste l'impression qu'il n'y a que moi que ça inquiète bla bla bla !" Ça t'rappelle rien ?

- Je n'ai pas dit que c'était la réalité juste...

- Et en plus t'es d'mauvaise fois ! balance-t-il en claquant la porte de la salle de bain au nez de son petit ami, désemparé par la tournure de la discussion.

- C'est vrai là ! Oui j'ai peur, j'ai peur que tu changes. J'ai peur que tu ne veuilles plus de moi. J'ai peur de pas trouver de boulot là-bas. J'ai peur de ne pas pouvoir te rejoindre. J'ai peur que tu m'oublies, que tu te lasses...

Il fond en larme, la porte s'entrouvre, Gabriel bat en retraite.

- Voilà... ça finit chaque fois comme ça. J'y peux rien si t'as pas confiance en moi. J'vois pas c'que j'peux faire d'plus. Tu m'as d'mandé d'rester, j'l'ai fait. T'as voulu que j'm'installe chez les parents de Marie alors que j'les connaissais même pas, j'ai accepté. T'as insisté pour m'faire bosser à ton resto, j'ai obéis. Pour toi j'me suis brouillé avec ma sœur, ch'uis passé au d'ssus d'mes problèmes d'angoisses, pourtant, ça n'est visiblement pas suffisant. J'veux faire en sorte qu'on soit ensemble pour de bon merde ! J'veux plus d'une solution à court terme, c'est trop précaire pour moi ! Régler nos problèmes j'peux l'faire qu'sur place mais tu veux rien entendre, rien comprendre. Ch'uis blaz' là ! J't'aime, j'vois pas en quelle langue faut que j'te l'dise pour qu'tu m'crois.

- Je sais tout ça...

- Alors quoi ?

- Toi aussi tu avais peur de rester ici hein ! C'est pas rationnelle, j'y peux rien.

-  Pfff ! Allé arrête de chialer, viens là....

 

Allonger sur le petit lit de son amant, Gabriel peaufine sa dernière chanson. La douche à deux, leur à fait du bien. Elle a apaisé quelque peu Yann. Celui-ci, derrière son ordinateur met à jour son blog.

- Tu racontes quoi d'beau à tes bloggeurs ?

- Tu n'as qu'à y aller, tu le sauras.

- Les blogs c'pas mon truc.

- Même le mien ?

- Humm...

- Au début c'était pour draguer. Au final j'ai surtout parlé de mes problèmes.

- Tes problèmes ?

- Ma mère, ma sexualité, c'est mon psy virtuel. Une manière d'exorciser tout ça. Tu n'as jamais eu envie de te plaindre du manque de tes parents ?

- J'ai ma sœur. J'crois qu'j'ai pas vraiment l'droit d'me plaindre, surtout à elle. Elle a dû s'occuper d'moi en plus de vivre ça, elle aussi. Explique Gabriel un peu embarrassé par la question.

- Bah voilà mon cher, d'où l'intérêt d'en parler autrement ou à quelqu'un d'autre. Je n'ai pas imaginé non plus me plaindre à mon père. Déjà qu'il ne s'en remettra sûrement jamais. Je ne me vois pas aller chialer sur son épaule.

- Ça sert à rien d'en parler à des étrangers. J'm'en fous de c'qu'ils pensent, les autres.

- Moi j'y ai trouvé du réconfort. J'ai rencontré sur le net des gens qui ressentaient les mêmes choses que moi, ça me console un peu.

- Au final t'es seul avec ça quand même hein ! J'veux pas en parler, et surtout j'voudrais pas entendre c'que tout le monde a, à dire là-d'ssus. J'ai assez des gens qui l'apprennent sans que j'leur dise et qui m'sortent des banalités d'usage et des messages de soutient à trois balles douze. Si j'raconte que ch'uis resté avec le cadavre d'mon grand père pendant trois jours, les gens sont surtout deg', qu'est-ce que tu veux qu'ça m'aide ?

- À quoi bon, être resté avec ton grand père mort ? Qu'est-ce qui t'as poussé à ça ?

- C'que j'en sais, j'étais gamin ! Il me gardait des fois l'mercredi, les weekends et les vacances. C'était le cas, c'jour là. J'étais p'tit ça m'a fait peur. J'ai pas compris, enfin ch'ais pas. j'ai attendu que quelqu'un viennent.

Il raconte ça d'un air dégagé, détournant les yeux, puis se replongeant dans son écriture.

Yann n'a pas bougé, assis sur sa chaise, il le détaille. Même s'il était déjà au parfum avec l'explication de Laurianne, cette histoire ne cesse de le bouleverser. Pas étonnant que Gabriel ait de telles réactions.

- Mon amour, ton histoire me fait de la peine.

- Laisse tomber la compassion ok ! Ça m'fou la gerbe !

- Hou lala qu'il est irritable, tu veux que je te suce ? Au moins je serais utile. Puisque je ne peux pas être un peu humain, laisse moi au moins sortir mon côté animal !

Pour toute réponse Gabriel ouvre sa braguette.

- Ho ! Tu n'es qu'un gros cochon !

- C'est toi qui propose.

Il reprend ses rimes et son stylo.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez