Gabriel se retourne, il doit être cinq heures du matin, ils viennent de faire l'amour pour la quatrième fois. Il se sent serein bien qu'un peu épuisé, pourtant le sommeil ne vient pas. La lumière des quelques bougies encore allumées danse sur la peau de Yann.
- T'as quand même un drôle de corps, lui avoue-t-il. T'sais, la première fois que j't'ai vu, j'ai cru qu't'étais une fille.
Un frison glacé traverse l'échine de Yann. Les muscles se tendent, le sang commence à battre aux tempes, comme chaque fois qu'il est question de son physique lorsqu'ils sont au lit.
- Pourquoi tu me dis ça maintenant ? a-t-il hésité à demander.
- Ch'ais pas, association d'idées. J'matte ton sexe d'extra-terrestre et j'me dis que t'es vraiment zarbi en fin d'compte, ça et toute l'reste de ton allure. Et j'me souviens qu'j'ai cru avoir eu l'coup d'foudre pour une gonzesse haha !
- Sympathique la façon dont tu dis ça.
- T'fache pas, j'te trouvais d'jà super magnifique. J'étais juste sur l'cul car jamais une nana m'avait fait c't'effet là.
- Si j'avais été une fille t'aurais fait quoi ?
La question lui pèse mais c'est plus fort que lui, il a besoin de savoir.
- Ch'rais d'venu hétéro hahaha !
Un silence plane, c'est le moment que choisi un Timise* pour gémir en survolant la maison. Le cri est sinistre et angoissant. Un léger courant d'air souffle deux chandelles sur les trois. L'ambiance s'obscurcie, Yann ne sait pas trop s'il peut le croire même si la réponse lui convient.
- Chéri c'est adorable ce que tu viens de dire. Yann le serre un peu pus fort et l'embrasse, cherchant par ce contacte à se rassurer.
- J'me rattrape comme j'peux, c'était pas sympa de t'sortir que t'es bizarre.
La dernière bougie s'éteint.
- Y'a un truc que j'voudrais t'dire, par c'que t'as toujours l'air mal à l'aise quand j'te mate à poil.
- Quoi donc ?
l'inquiétude reste présente.
- J'ai bien vu qu't'avais qu'un seul testicule.
- Ha.
Le rouquin avale difficilement sa salive.
- Dans ma classe en cinquième, un gars avait perdu l'sien après une torsion d'couilles.
- Je n'ai pas eu de torsion de...
- On s'en fiche de comment, le coupe t-il.
- Ça te dérange pas de sortir avec un monstre, c'est ça que tu essaies de me dire ?
- Un joli monstre alors hein, en fait c'est marrant parc'que c'est comme si t'avais qu'la moitié d'un sexe.
La frontière de la vérité n'est pas loin, Gabriel la frôle sans le savoir et Yann doute. Peut-être devrait-il la lui dire maintenant. Le brun se relève sur un coude tout content de la découverte qu'il vient de faire.
- C'est vrai, si tu r'garde bien ton anatomie, ta voix, tout ça, t'es moitié fille, moitié mec en fait haha ! Ch'uis amoureux d'un hybride !
- On dit hermaphrodite pas hybride.
Un ange passe, Gabriel n'a pas compris.
- Hé ! C'tait pour rire, c'pas méchant, tu l'prends pas mal hein ? T'as l'air tout sérieux d'un coup.
Gabriel le bouge d'un léger coup de coude.
- J'aime pas mon corps.
- Bha t'as tort, moi j'l'adore !
- ...
- Nan, en fait j'l'aime !
Ils ne savaient pas, que cette nuit d'amour serait la dernière avant longtemps. Ils ne trouvèrent guère l'occasion d'avoir de nouveau de l'intimité avant le départ de Gabriel.
*
La pluie frappe la vitre, les gouttes dégoulinent le long des carreaux.
" Pleure ça fait du bien !"
Qui a bien pu sortir une ânerie pareille ?
La flotte transforme le jardin en bouillasse informe, ses larmes font de même avec son âme. Sa tête lui fait mal. Le ciel est gris, plombé, ses yeux sont gonflés, l'allée du jardin ne ressemble plus à rien, il y a des fuites sous la porte. Le temps est maussade, il est devenu mauvais. Yann observe l'averse par la fenêtre, dans son cœur c'est le déluge. C'est ainsi que se passe les premiers temps sans lui, Gabriel est parti.
Les adieux à l'aéroport ont été une véritable horreur, il a même honte de son comportement.
Il se traine. Au boulot comme à la maison, il a l'impression de se déplacer dans le brouillard, une sorte de stupeur l'a envahi depuis ce départ. Il n'arrive plus à manger, son estomac est douloureux. Il ne dort plus et lorsque parfois il tombe enfin en torpeur, ses craintes l'enveloppent dans une angoisse qu'il ne parvient pas à faire taire et pendant ce sommeille de courte duré, les cauchemars affluent.
Gabriel n'est plus là.
Il se retrouve impuissant face à cette réalité qui le détruit. Bien sûr, ils se sont tout promis, de s'écrire, ils ont échangé leurs email, de se téléphoner, ils ont entrés leurs numéros dans leurs portables, de se rejoindre, ils ont fait des projets. Seulement voilà, Yann n'y croit pas.
*
Le premier jour c'est l'euphorie, passé la dureté des adieux de Yann, ses pleurs, sa comédie, ses suppliques, déjà dans l'avion, il se sent plus léger. Tout comme l'appareil, son cœur s'envole au-dessus des nuages. Il va revoir sa sœur, son beau-frère, en somme ce qui lui reste de famille. Ce fut long pour une première expérience en solitaire et il a tant de choses à leur raconter. Il se trouve grandi, mûri, amoureux et chose assez rare pour être noté, il est sûr de lui.
Yann est à des milliers de kilomètres ? Non, Yann est là, dans sa poche, sur son cœur, dans son esprit, n'importe où mais quelque part en lui. Il le sent, le respire encore, l'entend toujours. Il l'attend. Gabriel n'est plus seul, il va pouvoir rendre sa liberté à sa sœur, il est fier de sa toute nouvelle indépendance affective. Il a aussi hâte de rentrer, pour revoir Steph, pour parler à Yo', leur annoncer qu'enfin il l'a trouvé. LUI, le sien, son homme, son bassiste légendaire, celui qui va tout changer, ce musicien extraordinaire ! La valeur qui lui manquait.
Le chemin sera long, son amour l'aide à s'armer de patience. Il a l'impression d'être invincible.
*
Après trois jours sans avoir put donner de nouvelles, l'angoisse étreint Gabriel, il hésite sur la façon de réagir. Yann semble être resté dans le même état d'esprit que lorsqu'il l'a laissé à l'aéroport, peut-être même pire. Assis l'oreille collé à son téléphone, seul dans l'appartement, il est juste content de pouvoir être tranquille avec lui, sans les oreilles ou les regards indiscrets de sa sœur et d'Erwan. Yann ne parle pas beaucoup, seule sa respiration rassure Gabriel sur sa présence à l'autre bout du fil.
- Ch'uis désolé, j'savais pas que j'aurais des problèmes avec mon opérateur. Tu t'souviens que ch'uis allé à la boutique exprès pour faire changer mon forfait. C'pas ma faute.
- ...
- Tu m'en veux ? Tu dis rien.
- Ça fait trop bizarre de te parler là, maintenant.
Il éclate en sanglot.
- PFff te r'mets pas à chialer bébé. Ch'uis là.
- Je reconnais pas ta voix, articule-t-il avec du mal entre deux respirations mouillées.
- Ha non ? Pourtant c'est bien moi haha ! J'ai parlé d'toi à mes musiciens tu sais ?
- Pourquoi faire ?
- Pour leur dire qu'j'ai trouvé mon bassiste et l'amour d'ma vie !
- ...
Les silences se succèdent, Gabriel ne sait plus trop quoi dire.
- Yann, ça va aller, tu vas m'rejoindre, j'te l'promets. Faut juste être un peu patient, tu l'sais que j'peux plus vivre sans toi non ? !
- Tu y arrives très bien là...
(Soupir)
- J'survis en attendant qu'ce soit possible. Tu m'manques.
- Faut que j'aille bosser, lance Yann d'un coup.
- Attend, ça fait même pas cinq minutes !
- Ouais bha moi je n'glande pas tu vois, si j'arrive en retard au boulot...
- Ha quoi déjà ? Merde c'est vrai, j'avais pas compté, j'ai zappé l'décalage horaire. J'f'rais attention la prochaine fois.
- Il est dix sept heures là.
- À moins qu'ce soit toi qui m'appelles demain ?
- ...
- Yann ?
- Oui, oui ok, salut !
Qu'est-ce qui le pousse à réagir ainsi, à tout faire pour être désagréable ? Alors que son cœur a failli exploser de joie à l'affichage du nom de Gabriel sur l'écran de son téléphone. Les larmes de Yann coulent doucement sur ses joues, son corps est secoué de sanglots, ses doigts se sont crispés sur le portable.
De son côté Gabriel est déçu, il trouve que l'échange a été un peu rude, lui qui se faisait un plaisir de lui parler après tout ce temps. Avec les aléas de l'erreur dans le changement de son forfait téléphonique et ceux de sa coupure internet, il a trouvé les journées un peu longues lui aussi. Yann n'avait pas l'air content d'avoir de ses nouvelles.
- Merde, c'est jamais simple avec lui !
Les mains de Yann tremblent, il se mord la lèvre, son nez coule, il n'ose pas renifler, dans l'attente que Gabriel décroche à nouveau, son cœur bat la chamade.
- Yann ? T'as oublié d'me dire qu'que chose ?
- ...
- Yann ?
- Je t'aime.
- Hoo mon amour, moi aussi j't'aime, arrête de pleurer, ou j'vais m'y mettre aussi.
- Je vais pas y arriver, c'est trop dur, se plaint-il.
- Dis pas ça, notre amour il est plus fort qu'tout l'reste ! Et moi j'vais tout faire pour qu'tu vienne vite à paris, d'accord ?
- Je voudrais tellement le croire.
- Mais faut qu't'y crois ! Aller s'coue-toi, c'était la fin des vacances, pas la fin du monde ok ? Ch'uis pas d'l'autre côté de l'univers, ch'uis qu'à onze heures d'avion.
Tout-à-coup Yann s'énerve.
- Que à onze heures d'avion? Est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis là ? Tu parles comme ci on venait de ce quitter, ça fait déjà presque une semaine ! Tu discutes tranquille comme ci rien n'était grave, alors que le pourcentage de chance pour qu'on se revoit un jour est dans le négatif et tu me sorts que c'est pas grave ? Comment tu peux dire que tu m'aimes ? T'es qu'un gamin qu'en as rien à foutre !
Il raccroche sans même attendre, d'entendre l'effet de ce déballage irascible sur son amant du bout du monde. Il s'effondre sur son lit pendant quelques minutes avant d'entendre le son du sms que Gabriel envoie pour toute réponse.
« Tu as réussi à me faire pleurer. Tu crois que je n'ai pas de cœur ou quoi ? Tu es vraiment très dur avec moi. Tu penses bien, que si j'essaie de rester positif, c'est parce que si on sombre tout les deux, ça ne nous aideras pas du tout. Je t'aime et je vais tout faire pour arranger la situation et te faire venir, comme on a dit. Je peux rien faire de plus. Je t'appelle demain. »
Un second sms arrive de suite après le premier.
« Et ça fait pas une semaine, seulement trois jours, arrête d'exagérer tout. »
Yann y répond par un : "Va te faire foutre." Plein de rancœur avant de partir pour la bodega, complètement démoli émotionnellement.
*
Quand il ne pleut pas, il fait étouffant. L'air est humide, la sueur lui colle la chemise à sa peau, il a chaud. Quatre heures qu'il se bat en cuisine. S'il apprécie le fait d'être suffisamment occupé pour ne pas avoir à réfléchir à sa conversation houleuse de la veille avec Gabriel, il commence toute de même à ressentir une franche lassitude.
Le restaurant lui a été utile pour ne pas totalement perdre pied. Travailler, avoir un but à très court terme tel que réussir à atteindre la fin de la journée, c'est déjà ne réussite.
Seulement il ne reste plus que deux jours avant la fin de son contrat et il appréhende son départ pour saint Denis. Certes il attendait ça depuis longtemps, de bosser avec Crystal, ça devrait être bien plus agréable qu'avec le vieux Paolo. De quoi a-t-il peur ? Les questions éventuelles sur sa situation sentimentale ? Le risque d'en voir certain s'immiscer dans ses affaires personnelles ? Il n'a juste pas envie d'en parler, pas envie d'y réfléchir, pas envie de se replonger dedans, même pendant le boulot.
Parce que c'est une catastrophe, un abîme dans lequel Yann s'enfonce chaque jour un peu plus. Ses lettres spontanées pour les restaurants de la capitale ne reçoivent pas de réponses, ni bonnes ni mauvaises, rien. Les logements sur Paris réclament de gagner trois fois le prix du loyer, dingue ! Il lui faut à présent un cautionnaire mais qui, comment ? Plus il remue, plus il a l'impression de s'enfoncer. Sa vie est un vaste marais de sable mouvants. Gabriel fait-il ce qu'il a promis ? Il ne semble pas avoir plus de chance en tout cas. Comment peut-il continuer à parler du groupe, de musique, de leur avenir, l'air si détaché et si tranquille ? Yann étouffe de colère, de frustration et de peur et il ne se retient pas de le lui faire savoir.
Et c'est exactement ce qu'il s'est encore passé la veille au soir.
Mais de là à en discuter avec Crystal ou les autres du club... De toute façon depuis que son amant l'a quitté, ils n'ont plus jamais réussi à avoir une conversation posée. Pourtant Gabriel a essayé et Yann a tout à fait conscience que son manque de confiance en lui est la principale cause de leur mutuelle incompréhension. Seulement pour être calme et serein il faudrait qu'il soit tout aussi persuadé de la réussite de leur projet, que peut l'être Gabriel et nan, vraiment, il n'y croit pas.
Gabriel n'est plus là, Yann se rend malade chaque jour, de le réaliser. Depuis son départ, la fièvre l'envahi dès le réveil. Et il n'y a rien à faire contre ça, aucun médicament. L'attente le tue, il a l'impression de voir sa vie défiler comme un spectateur qui se serait trompé de séance de cinéma. Il ne reconnaît pas le héro de ce mauvais film. Le manque l'affame chaque jour un peu plus et pourtant il perd l'appétit. Il est saoul sans boire et rien n'arrive à le rendre gaie. Et si la douleur a laissé la place à une simple tristesse, son empreinte est telle qu'elle le marque tout entier, faits et gestes, du sceau de la mélancolie.