Chaque été, je me rendais sur la même plage de Normandie avec mes parents et mes deux sœurs. Nous rendions visite à notre famille, profitions de la mer et mangions des crustacés pendant deux semaines avant de repartir dans notre banlieue grise. « Une bouffée d'air frais annuelle », disait ma mère. Je n'y ai jamais pris goût, préférant de loin les univers riches et colorés que m'offraient mes romans. Mes oncles et tantes me charriaient sur mon attitude d'intello, tandis que mes parents me forçaient d'un regard sévère à lever le nez des pages pour « faire comme tout le monde ». En réalité, ils s'inquiétaient beaucoup pour moi. Contrairement à mes cadettes, je n'avais pas cette facilité à aborder les autres, et les amitiés de vacances m'étaient complètement inconnues. « Si seulement Camille était comme ses sœurs », soupirait mon père devant son verre de vin quand il me croyait au lit. Je me moquais de leur avis. Je n'avais pas besoin des autres, j'étais très bien en solitaire.
Et puis, l'année de mes 15 ans, Anna a débarqué. J'eus aussitôt la certitude qu'elle n'était jamais venue ici, autrement je l'aurais remarqué depuis longtemps. D'ailleurs, tout le monde la remarquait quand elle avançait vers les flots, vêtue de son maillot noir et de son bonnet de bain jaune. Depuis ma serviette, je l'observais fébrilement, n'osant pas l'approcher. J'eus envie de l'emmener marcher sur la plage, de lui offrir des guimauves à faire griller sur un feu de camp et toutes les autres choses niaises que je détestais dans les romans à l'eau de rose mais qui ne me dérangeaient pas si c'était avec elle. À mesure que les jours passaient, l'urgence se ressentait plus vivement en moi. Je devais l'atteindre, l'obtenir d'une manière ou d'une autre. Quand je pris mon courage à deux mains pour lui adresser la parole, je réalisai avec horreur qu'elle ne parlait pas le français. Cependant, grâce à un habile jeu de devinettes, je compris qu'elle était allemande, qu'il s'agissait de son premier séjour en France et qu'elle aimait se baigner, bien que l'eau soit un peu froide. Durant une poignée d'après-midis, nous devînmes complices. Je lui montrai mes cachettes préférées pour lire et photographier le paysage avec mon appareil jetable, elle m'apprenait le mot allemand de chaque objet que nous croisions. J'aimais la façon dont les consonnes roulaient sur sa langue, avec une certaine dureté rocailleuse. Je songeais en permanence au goût de sa bouche, et je rougissais violemment quand elle me surprenait dans mes rêveries. Un soir, juste avant de regagner la maison familiale, j'osai l'embrasser quelques secondes. Je crus d'abord qu'elle allait me repousser, voir me gifler, elle n'en fit rien. Elle passa une main dans mes cheveux, s'écarta, me sourit et s'éloigna. Mon coeur continua de battre à tout rompre jusqu'au lendemain matin.
La veille de mon départ, je réussis à la photographier sur la plage. Une chance : elle détestait se trouver devant l'objectif. Je courus aussitôt à la boutique pour faire développer ma pellicule : il me fallait son portrait entre les mains. Le jour du départ, je lui expliquais du mieux que je pouvais qu'il était l'heure pour moi, et elle hocha la tête d'un air grave. Je lui offris un cliché de la plage qu'elle aimait beaucoup. « Et moi ? » articula-t-elle en se pointant du doigt, mobilisant le peu de vocabulaire français que je lui avais enseigné. Mon coeur chavira. Je lui présentai la photo et elle sourit. D'un geste, elle m'autorisa à la garder. Les adieux furent brefs et confus tandis que je luttais contre les larmes. Sur le trajet du retour, l'auto-radio qui gueulait, mes sœurs qui s'engueulaient et mes parents qui se plaignaient ne m'atteignaient même pas. Mes yeux étaient rivés sur le visage angélique d'Anna, mes mains serrant la photo entre mes doigts (mais pas trop pour ne pas froisser le papier glacé). Elle me manquait déjà tant. Mes parents tentèrent de m'interroger sur cette « nouvelle amie » que je m'étais fait cet été, mais je les ignorai froidement. Anna était mon secret, ils ne ruineraient pas ces souvenirs avec leur indiscrétion. Dès mon retour à la maison, je rêvais pour la première fois de revenir sur la plage pour la retrouver.
Je ne la revis pas l'été suivant.
C'est sobre et poétique à la fois, j'aime beaucoup... ça me fait penser au personnage mélancolique de John Clare dans Penny Dreadful ^^)
Un excellent point de départ pour un roman de vie, les sentiments que les personnages développent, leurs émotions, tout ce qu'il est possible de ressentir en un instant aussi court qu'un battement d'ailes de papillon, c'est ça le sel de l'écriture... parler de rien, pour tout dire, je ne sais pas comment exprimer ça autrement, c'est réducteur de dire que le quotidien, cette vie simple, n'est rien. Ça n'a l'air de rien, mais c'est tout, à cause de ce que l'on ressent à chaque moment, les yeux ouverts sur le monde, ressentir c'est vivre. Je m'emballe...
Donner autant en quelques lignes, bravo !
L'étranger est mon roman préféré, c'est sans doute pour ça que j'imagine déjà un roman de ce chapitre ^^)
Le protagoniste semble n avoir pas de genre est-ce voulu ? À un moment donné j ai cru déceler un genre masculin. Apparemment l amour donne des ailes cet ado timide et réservé au départ s est vu poussé des ailes d un coup dès le moment ou il/elle a flashé sur la fille de ses rêves.
C'est tellement mignon et touchant ! Bravo pour ce récit qui je pense n'a pas dû être facile à sortir. J'ai beaucoup aimé le style d'écriture.