Raph se sentait clairement stupide, plantée toute seule devant la gare. Si encore il n'y avait personne. Mais ce n'était pas le cas : deux adolescents, assis sur le côté à même le sol, qui échangeaient à voix basse dans un nuage de tabac, lui jetaient régulièrement des regards amusés. Raphaëlle se donna du mal pour les ignorer superbement et prétendre même ne pas avoir remarqué leur présence.
Son portable lui était un allié de taille, toujours là pour aimanter son regard perdu. Elle ne faisait en réalité qu'y regarder l'heure défiler.
Elle n'espérait plus recevoir un nouveau message de Théo, qui avait déjà eu la prévenance de lui envoyer un « j'arrive ». C'était il y a plus de vingt minutes.
Il était précisément 21h52, quand l'un des adolescents assis par terre se leva, ignorant son acolyte qui tentait de l'en dissuader sans aucune discrétion. Du coin de l'œil, Raphaëlle le vit marcher dans sa direction, casquette vissée sur la tête, mains dans les poches et sourire aux lèvres. Il n'eut pas le temps d'arriver à son niveau que déjà son pote le rattrapait. Raphaëlle découvrit à la lumière du hall que cette deuxième silhouette était celle d'une jeune fille. De longues mèches blondes s'échappaient de sa capuche, encadrant un visage poupon à peine maquillé. La cigarette qu'elle tenait encore entre ses doigts se consumait toute seule, laissant échapper une volute de fumée.
— Vous attendez quelqu'un ? lâcha le garçon.
Son ton était sympathique. Pour autant, Raph ne tenait pas trop à leur taper la discussion. À tous les coups, ils voulaient des clopes, ou qu'elle aille leur acheter à boire, une connerie comme ça. Les gosses de la campagne étaient les mêmes que partout ailleurs, non ? Elle allait répondre de façon évasive et polie quand une voiture fit irruption sur le parking de la gare avant de s'arrêter à son niveau. Une tête qu'elle connaissait bien se pencha par la fenêtre ouverte.
— C'est le taxi ! s'exclama joyeusement Théo, sans faire grand cas du binôme qui lui tenait compagnie.
Alors que Raphaëlle marchait vers la voiture, les deux adolescents la dépassèrent, contournèrent le véhicule et ouvrirent le coffre comme si c'était la chose la plus naturelle du monde.
— Hey ! les interpela Raphaëlle.
Du coin de l'œil, elle vit Théo bondir hors de la voiture et la précéder auprès des deux énergumènes. Sans la moindre hésitation, Théo passa un bras autour de l'épaule de la jeune fumeuse et déposa sur sa joue une bise des plus affectueuses. La montée d'adrénaline qui venait de surprendre Raph la laissa comme suspendue en plein vol.
— Je croyais que vous aviez déjà fait les présentations, expliqua Théo avant de compléter : Raph, Armand et Lisa. Armand et Lisa, Raphaëlle.
Son intervention ne fit pas grande impression et personne n'échangea bien plus qu'un sourire un peu gêné, hormis Théo, bien sûr, dont la bonne humeur aurait sauté aux yeux d'un aveugle.
— Allez, lâcha la fille, Lisa, en se dégageant du bras de Théo. On papotera dans la voiture.
Elle fit tomber son sac dans le coffre et contourna Raphaëlle pour ouvrir la portière la plus proche. Sans sortir les mains de ses poches, le garçon, Armand, s'engouffra à sa suite sur la banquette arrière. Mécaniquement, Raph déposa sa valise dans le coffre et Théo s'occupa de le refermer d'un grand geste. Avant qu'elle ne reparte vers l'avant de la voiture, sa main effleura la sienne et elle glissa :
— Je suis trop contente que tu sois là.
— Moi aussi. Même si je comprends pas trop ce qu'il vient de se passer.
Elles avaient encore le sourire aux lèvres en prenant place dans la voiture. Tout en les conduisant à travers les rues, puis hors du village, Théo lui résuma la situation. Armand et Lisa étaient en ville pour l'après-midi et sortaient du cinéma peu de temps avant son arrivée à la gare, d'où leur idée de profiter de la voiture plutôt que de prendre le bus. Comment les trois se connaissaient ? Ils étaient amis d'enfance, bien sûr. Raph ne fit pas de remarque comme quoi Armand et Lisa avaient clairement l'air d'avoir encore un pied chacun dans l'enfance, voire les deux. Innocemment, elle demanda s'ils habitaient toujours à Paris. Hé non, elle n'avait rien compris : leur voisinage ne datait pas de l'époque où Théo vivait en Île-de-France, ou plutôt si, mais seulement à la période estivale, quand elle venait passer l'été chez sa grand-mère. Voilà qui avait beaucoup plus de sens, puisque c'était dans cette maison qu'ils se rendaient actuellement sur une route éclairée seulement par les phares mouvants de la voiture. La famille d'Armand habitait depuis des générations dans la maison mitoyenne. Celle de Lisa avait quitté la région quelques années plus tôt, mais elle avait continué de passer ses étés ici, conservant leur lien d'amitié à tous les trois.
Comme Raphaëlle ne posait plus de questions, la conversation dériva sur des banalités du coin. Le moindre échange entre Théo et les deux autres laissait aisément entrevoir la complicité qu'ils partageaient. Toute gêne s'était dissipée, et Raph s'autorisa même un coup d'œil curieux dans le rétroviseur à l'attention de leurs passagers. Son geste ne passa pas inaperçu et elle obtint successivement un sourire angélique d'Armand et un clin d'œil impertinent de la part de Lisa. Raph ramena aussitôt les yeux sur la route.
Le gravier de la cour crissa sous leurs pieds quand ils descendirent de la voiture. À peine dehors, Lisa s'alluma une cigarette. La flamme du briquet éclaira brièvement d'une douce lueur son visage. Théo sortit leurs affaires du coffre avant de tendre une main vers la jeune fille.
— Tiens, tu me files ta clope deux secondes ?
— Je croyais que t'avais arrêté, s'étonna Lisa en lui tendant.
— Absolument.
Et avec un sourire, Théo laissa la cigarette tomber sur le sol avant de l'écraser ostensiblement du plat de sa chaussure. Lisa haussa vaguement un sourcil avant de lâcher sobrement :
— T'as intérêt à la ramasser. Si Marie se plaint qu'il y a des mégots dans sa cour, je te dénonce direct.
Elle partit sans se retourner, et c'est Armand qui vint récupérer son sac auprès de Théo avant de partir dans son sillage avec un signe de la main à leur attention. Déjà, leurs deux silhouettes étaient avalées par l'obscurité, qui les recracherait bientôt sur le palier mal éclairé de la maison voisine.
D'un pas sur le côté, Théo ramena son regard sur elle et elles se sourirent. Sa valise dans une main, l'autre ouverte dans sa direction, Théo proposa :
— On y va ?
Raph acquiesça et glissa sans hésiter sa paume dans la sienne. Elle se sentait sur un petit nuage, loin de tout ce qu'elle aurait pu imaginer vivre en plein mois d'août quelques semaines plus tôt.
Grincements de la porte, du parquet. Murs chargés de souvenirs. Jeu d'ombres au plafond, entre les poutres, les lustres poussiéreux. Ampoule grésillant, interrupteurs surannés. Le gargouillis du chauffe-eau en haut de la cage d'escalier. Attention à la dernière marche plus haute que les autres.
— Ta tante a l'air super gentille.
— Elle m'a dit la même chose pour toi.
Un épais tapis sous ses pieds. Brise agréable. Bruit étouffé de la valise posée au sol. Cliquetis de la lampe de chevet, lueur soudaine, fantomatique. Théo ferma d'abord la fenêtre de la chambre, puis la porte. Espace tout à coup réduit. Complice.
— Lisa aussi a l'air gentille.
— On peut dire ça comme ça.
— Je n'ai pas retenu leur âge à tous les deux.
— Vingt.
— Ah, j'aurais dit moins.
Délaçage de leurs chaussures en silence. Un silence presque assourdissant, dans cette maison perdue au milieu de rien. Un bouton de chemise, le suivant. Mains distraites, regard curieux. Livres, affiches, figurines, vêtements, sac de voyage éventré dans un coin. Rebond moelleux du matelas. Ondulation du bassin pour sortir de son jeans. En sous-vêtements sur le lit, soupir de contentement. Regard espiègle sur Théo.
— Vous avez déjà… ?
— Quoi ?
Intonation provocatrice.
— Lisa et toi.
— Est-ce qu'on a déjà fait… quoi ?
Nouveau rebond du matelas. Leurs deux poids conjugués. Rapprochement de Théo, son odeur.
— Des trucs sexuels.
Langueur intentionnelle sur le dernier mot. Presque ironique. Pas tout à fait.
— Quoi par exemple ?
Démonstration. Courbure de la nuque, du dos. Chaleur de son souffle. Salive. Caresses un peu brusques. Impatience après des semaines d'absence. La réponse, catégorique :
— Non, jamais.
Murmure à l'oreille. Sa voix. Son bonheur.
— Tu m'as manqué, mon amour.
Elan de tendresse. Tension à son comble. Fin des questions.