Raphaëlle se résigna enfin à ranger son téléphone dans la poche de sa sacoche. Un message de plus laissé sans réponse et elle risquait de le jeter rageusement dans un bassin.
Que Théo la ghoste à moitié depuis une semaine, elle pouvait presque le comprendre. Mais se pointer en retard, ne pas prévenir, et ne pas répondre, c'était pute. Peut-être bien qu'elle n'arriverait jamais, d'ailleurs. De toute façon, ce rendez-vous, soi-disant pour enfin discuter, n'était sûrement qu'un prétexte pour rompre avec elle une bonne fois pour toute. Théo s'était simplement défilé, et Raphaëlle recevrait sûrement un message bien merdique dans les prochaines minutes. Bye bye, Raph. Merci pour le temps perdu. La bise à Jeanne.
Merde, ça lui donnait envie de pleurer. Avec un reniflement agacé, Raphaëlle partit d'un pas traînant sans trop savoir où. Au moins l'endroit était joli. Elle n'était jamais venue de ce côté de la Confluence. Alors qu'elle avait toujours trouvé l'architecture du musée carrément laide, elle en découvrait pour la première fois un aspect qu'elle appréciait sincèrement. Il faisait frais, pour commencer, à l'ombre de cette énorme avancée métallique, près des bassins géométriques dont la surface rase et limpide semblait presque se mêler à celles des dalles de pierre. En dépassant un pilier, Raph aperçut des touristes qui s'étaient déchaussés pour tremper leurs mollets dans l'eau.
Avant de s'éloigner davantage du point de rendez-vous, Raphaëlle s'accorda un dernier regard alentours, le cœur battant. Elle avait eu tellement envie que cette histoire, qu'au moins cette petite partie de sa vie, se passe bien. Elle avait tout fait pour que ça marche. La voix de Théo murmura dans un coin de son esprit que c'était faux. Elle n'avait fait que le minimum et cru que ce bonheur lui était dû. Qu'elle méritait bien ça. Dans ta gueule, Raph.
Ses baskets l'entraînèrent vers la lumière. Là-bas, de grandes volées de marches descendaient vers des étendues plus ensoleillées, vers le ciel d'été et les eaux vertes du fleuve. À peine sortie de l'ombre, Raphaëlle sentit son visage se plisser et une chappe de chaleur lui envelopper le crâne. En quelques pas, elle rejoignit un recoin à l'abri du soleil où s'asseoir un moment.
Elle ne pensait pas qu'autant de monde venait ici. C'était peut-être simplement dû aux vacances d'été. À l'autre bout des escaliers, une petite bande faisait du skateboard. La musique qu'elle entendait vaguement depuis son arrivée provenait de leur enceinte vert fluo qui trônait au milieu d'un amas de sac à dos. Au loin, un tas de gens se promenaient, des enfants, des chiens, des vélos.
Cette solitude inattendue lui faisait du bien, tout compte fait. Sans Jeanne, sans Théo, sans personne, elle pouvait enfin se retrouver, mesurer l'ampleur de sa propre identité, se sentir pleine et entière par elle-même. Vibration contre sa cage thoracique. Un message.
Elle se démena sur la fermeture éclair de sa foutue sacoche et fixa l'écran le cœur battant. J'arrive ! Vibration. Je suis là. Vibration. T'es où ? Le cœur battant, Raph bondit sur ses pieds, rebroussa en quelques enjambées le chemin qu'elle avait pris une minute plus tôt, le regard alerte, sa vision pourtant brumeuse. Elle n'aurait pas dit non à un petit litre d'eau fraîche, là tout de suite.
— Raph, ici.
Elle était là soudain et c'était comme si elle n'était jamais partie. Comme si Raphaëlle réalisait juste à ce moment que son cerveau lui avait passé en boucle cette image d'elle, sa silhouette, l'ondulation de ses cheveux, l'arrondi de son épaule. Et grands dieux que c'était rageant. D'être possédée. Envahie. De craindre plus que tout de se retrouver d'un moment à l'autre dépouillée, vidée.
— T'aurais pu répondre à mes messages.
— J'étais en vélo.
— Bah, t'as de la chance que je me sois pas barrée.
— Oh Raph, j'ai à peine cinq minutes de retard, détends toi.
— Non, je me détends pas.
Raph n'avait pas du tout prévu de l'accueillir comme ça, ça ne lui plaisait pas. En même temps, Théo avait l'air tellement normale que c'en était insupportable. La situation n'avait de toute évidence pas le même impact sur elle.
— Ça te va si on va marcher un peu vers la pointe de la presqu'île ?
Et comment ? Rien de telle qu'une petite promenade entre deux eaux pour bouleverser un peu le cours de son existence.
Malgré quelques détours, une ou deux embûches finalement esquivées, les excuses avaient trouvé leur chemin. Pour chacune d'elle.
C'était une réalité : Raphaëlle n'avait pas été la meilleure partenaire. Elle avait des circonstances atténuantes, évidemment, mais devait affronter aussi la situation telle qu'elle était. Elle aurait souvent pu faire plus attention à Théo, s'inquiéter d'elle, s'intéresser. Raphaëlle était apparemment passée à côté de choses importantes, sur son état émotionnel, sa famille, ses projets professionnels, son positionnement compliqué dans les histoires de Raph, notamment au sujet de Jeanne et Ronan.
Dans le même temps, Théo admettait quand même sa part de responsabilité : elle avait dû mal à confronter les gens sur ce qui la blessait, du moins sur le coup. Et ensuite, elle avait quelque peu surréagit. Ce qui ne rendait pas son ressenti moins légitime. Les nerfs légèrement éprouvés, Raphaëlle se permit de faire remarquer :
— On aurait très bien pu discuter de tout ça il y a huit jours, tu sais.
Et s'éviter des soirées bien déprimantes, y compris l'anniversaire d'Elias qui malgré la présence de ses amis lui avait foutu un bourdon pas possible.
— Je pense, se justifia Téo, que c'était mieux de faire une pause. Histoire d'avoir le temps de réfléchir un peu à tout ça.
— Ouais, t'avais juste besoin de te calmer, surtout.
Sa pique la fit rire.
— Peut-être bien. Désolée pour ça.
Théo allait sûrement la quitter comme une merde, mais au moins ses excuses semblaient sincères ; ce qui, en fin de compte, ne rendait pas la situation plus facile pour elle.
— À la fête de la musique, se lança-t-elle, tu savais déjà.
— Je savais quoi ?
Raphaëlle fit l'effort de canaliser son agacement, du moins autant qu'elle le pouvait.
— Tout. Que tu en avais marre de moi et de mes « histoires ».
Théo voulut l'interrompre mais Raphaëlle haussa le ton pour continuer :
— Que tu préférais partir vivre à Lille près de ta sœur. Que tu allais bientôt trouver un travail là-bas. Que nous c'était déjà fini, en fait.
— Je t'ai déjà expliqué y a même pas cinq minutes…
C'était il y a déjà plus d'une heure, mais Raph ne releva pas.
— Mon départ à Lille n'a absolument rien à voir avec toi.
— Oui, ça je l'ai bien compris.
— Et ça n'a rien à voir avec ce qui se passe entre nous.
— Tu ne m'en as pas parlé, Théo ! Et j'aurais dû être plus attentive, okay, on est à peu près d'accord là-dessus, mais s'il-te-plaît ne dis pas que ça n'a rien à voir !
Il y eut un silence, et Raphaëlle se décida enfin à rapprocher la conversation du sujet qu'elles évitaient chacune depuis le début.
— Mais tu sais quoi ? C'est bien que tu aie trouvé ce nouveau travail. Ça nous fait gagner du temps à toutes les deux finalement. Sans ça tu n'aurais peut-être jamais réalisé à quel point je n'étais pas assez bien pour toi. Et au moins, si tu vis littéralement à l'autre bout du pays, je m'en remettrais peut-être plus facilement.
Théo avait l'air assez choquée par ce qu'elle venait d'entendre, ce qui était quand même un comble. Hé oui, Raphaëlle avait le courage de dire les choses. Choses que Théo n'était apparemment même pas prête à regarder en face. Grandis un peu. Assume. Après un petit moment à fuir son regard d'un air sidéré, Théo finit quand même par trouver les mots :
— Donc t'as encore décidé de faire la victime, c'est ça ?
Leurs regards s'accrochèrent, peut-être pour la première fois depuis le début de leur longue discussion.
— Tu te fous de ma gueule ? siffla Raphaëlle.
— C'est pathétique ! Tu fais ça avec tes parents, tes amis, avec Ronan bien sûr. Tu pousses tout le monde à prendre les décisions à ta place, et le pire c'est qu'ensuite tu te plains.
— Tu délires complètement.
— D'accord. J'invente. Donc là, tu n'es pas du tout en train de t'auto-convaincre que je te largue juste pour te débarrasser de moi ?
— Pardon ? Je te rappelle que ce n'est pas moi qui a tout foutu en l'air sur un coup de tête et qui a décidé de ne plus donner de signe pendant UNE SEMAINE !
— On s'est appelées mille fois ! Tu m'as écrit tous les putains de jours !
— Parce que je tiens à toi ! C'est quand même pas très compliqué à comprendre je crois !
— Alors pourquoi tu fais que de répéter que c'est fini entre nous ?
— Parce que je suis pas complètement conne non plus !
— Ah oui, c'est vrai qu'il faudrait vraiment être conne pour rester avec quelqu'un après une engueulade de merde. C'est vrai que c'est vachement mieux d'abandonner direct.
— Putain, Théo, je te préviens, arrête de remettre la faute sur moi. J'ai jamais dit que je voulais abandonner. C'est toi qui te barre, dans cette histoire.
Plus personne ne dit rien et de nouveau il n'y eut plus que le bruit de l'eau et le cri des mouettes. Entre deux bourrasques d'un vent tiède, Raph croyait entendre l'écho de leur dispute lui revenir par vagues. Elle n'aimait pas crier, mais qu'est-ce que ça faisait du bien parfois. La voix de Théo s'éleva dans son dos, bien plus calme, presque hésitante :
— Raphaëlle.
Elle n'avait pas tellement envie de la regarder, peut-être de peur que sa vue ne ravive la colère qui, pour sa part, était loin de l'avoir complètement désertée.
— Je pars vivre ailleurs, mais je n'ai pas envie que ce soit fini entre nous.
Raphaëlle se prit tout à coup d'un vif intérêt pour la péniche qui passait sur le Rhône.
— Je crois que tu n'as pas envie non plus, mais si c'est le cas, je comprends.
Elle continua soigneusement de suivre du regard le bateau, incapable d'aligner deux pensées. Un reniflement à peine étouffé détourna son attention. Les bras étroitement croisés sur son torse, Théo secouait lentement la tête comme pour empêcher ses larmes de couler.
— Oh non, Théo…
Sans le vouloir, Raph s'était déjà dangereusement rapprochée d'elle. Elle ne pouvait pas la voir comme ça et ne rien faire. Sa main trouva son bras et l'effleura doucement du pouce.
— Si tu pleures, je vais pleurer aussi, la prévint elle sur le ton de la blague.
C'était parfaitement vrai, cela dit. Déjà ses paupières papillonnaient plus que d'ordinaire, son visage agité de tics nerveux, entre sourire et larmes.
— Tu dis rien depuis tout à l'heure, couina Théo.
Elle renifla à nouveau, se dandina sur place d'un air gêné, puis souffla du bout des lèvres :
— Je crois que j'ai tout gâché…
Raphaëlle l'enveloppa dans ses bras et Théo s'y lova aussitôt avec un naturel déconcertant.
— Non, parvint elle enfin à lui répondre. Tout va bien.
Un sanglot agita Théo, que Raphaëlle prit comme un signe de soulagement. Son souffle chatouilla sa clavicule quand elle énonça, toujours contre elle :
— J'ai eu si peur. Depuis le début, j'ai peur de partir et de te perdre pour toujours. J'ai cru que tu allais me détester…
Raphaëlle desserra légèrement son étreinte pour passer une main rassurante dans ses cheveux. Profitant que Théo se détachait d'elle à présent, Raph prit son visage entre ses mains et riva son regard dans le sien.
— Je t'aime tellement, Théodora.
Ses joues déjà écarlates se teintèrent encore un peu plus si c'était possible.
— Oh mon dieu, Raph, arrête.
Elle n'avait peut-être jamais été aussi adorable, la pupille encore larmoyante mais déjà pétillante, le sourire timide et en même temps impossible à contenir.
— Je t'aime passionnément. Je t'aime à la folie.
— Non, arrête, s'esclaffa Théo.
— Pourquoi ? répliqua Raphaëlle en passant un bras autour de sa taille.
— On vient de se disputer. Genre fort. Et en plus je ressemble à rien.
— Je t'aime même quand tu ressembles à rien.
Un clignement de paupière et Théo l'embrassait, joues rouges encore humides, la bouche avide et souriante, ses mains à peine confuses. Sa déclaration se fit un chemin entre deux baisers, à court d'haleine, précipitée.
— Je t'aime aussi.
Sincèrement j'étais pas sûre qu'elles se remettraient ensemble ! Je suis contente pour elle! On fait des erreurs, on apprend, on fait en sorte que les choses fonctionnent... Je trouve quand même que Théo a abusé mais bon elle ira vivre a Lille elle pourra plus se plaindre que Raph avec un deuil et un bébé sur les bras ne lui accorde pas 100% de son attention :p
haha, oui, leur relation n'est pas vraiment exemplaire, et je crois que c'est justement ce que je voulais évoquer, parce qu'on avait surtout le point de vue un peu idyllique de Raph jusqu'ici et je voulais rétablir un peu la "vérité", mais je crois que c'est un peu précipité ^^"