Passer sur le pont lui procura une nostalgie particulière. De l'autre côté, bien sûr, la fameuse tour de Crest surplombait la ville comme elle semblait le faire depuis toujours, glorieusement médiévale. Mais le plus étrange, c'était de voir tous ces gens se baigner dans la Drôme. Soudain les dix dernières années n'avaient jamais existé, et elle pouvait sûrement, en plissant un peu les yeux, se voir elle-même, lézardant avec Daya sur la plage de galets, avec leurs mèches grasses sur le front, lunettes de soleil en plastique sur le nez. Voir Emma, aussi, petite brindille, avec son appareil dentaire et son deux-pièces à rayures, tout juste acheté au supermarché. Même bruit de l'eau, des voitures, du vent dans les arbres, le même panel d'odeurs, addictives. Cette sensation d'été unique, celle que son esprit avait incrusté sur sa peau, jusque dans ses os, patiemment, une année après l'autre, pendant presque vingt ans.
Une sonnerie la ramena brusquement sur terre. Elle ne s'y ferait jamais. Le son, toujours aussi insupportable, retentit encore. Avec un soupir, Raphaëlle céda comme à chaque fois :
— Oui, allô ?
Un rire lui répondit d'abord, puis sa voix minauda depuis la poussette :
— Allô !! Allô-qui-qui !!
— C'est moi, continua Raph d'une voix forte.
Elle vit les pieds de Jeanne s'agiter d'excitation dans les airs, comme à chaque fois qu'elle jouait avec ce fichu téléphone en plastique. Elle l'adorait tellement, c'était la chose la plus adorable du monde.
— Moi ! Moi-baille-baille ! Allô ! Baille-baille ?
Sa tête se penchait d'un côté puis de l'autre à chaque exclamation, ses intonations terriblement aléatoires. Un peu présomptueux de s'essayer à l'anglais avant de maîtriser ne serait-ce que cinq mots dans sa propre langue.
— C'est ça. Bye bye, Jeanne !
Une nouvelle mélodie signala sa tentative de raccrocher. La maîtrise de l'appareil n'était pas tout à fait au point non plus. Même Raph, pour être honnête, n'avait pas encore retenu la fonction de chaque bouton. Globalement, ça faisait du bruit, et puis voilà.
Elles arrivèrent au bout du pont et l'objectif de Raph apparut enfin dans sa ligne de mire, à l'angle de la maison blanche aux volets bleus. La supérette avait changé d'enseigne, mais brassait visiblement les mêmes adolescents qu'à la dernière décennie, déterminés à vider le stock de chips et le frigo de Red Bull. Raph hésita une seconde à laisser la poussette à côté des scooters et des trottinettes électriques. Ce serait une tannée de manœuvrer l'engin dans les rayons d'un magasin de cette taille. Jeanne rechignerait sans doute à retourner s'y asseoir ensuite, mais Raph pouvait toujours profiter de leur petite course pour trouver de quoi acheter efficacement sa docilité.
Au bout de la énième sonnerie à lui vriller le tympan, Raphaëlle profita que Jeanne lui tendait le combiné avec insistance pour éteindre discrètement le jouet.
— Oui, allô allô.
— Thô !
— Ah, c'est Théo ?
— Thô ! Allô !
— On fait un bisou à Théo ?
Jeanne s'exécuta, claquant de grands baisers dans sa paume avant de les envoyer en l'air. Elle accorda aussi deux ou trois bises à son morceau de plastique, avant bien sûr de le plaquer sur le visage de Raph pour l'enjoindre à faire de même.
— Oui, bisou. Bisou Théo.
— Zou Thô !
Ce joyeux cirque pouvait continuer en boucle pendant une heure, mais fort heureusement, leur passage à la caisse y mit fin. Jeanne retrouva sagement sa poussette, un paquet de biscuits dans les mains.
— C'est toi qui l'ouvre toute seule ?
Voilà qui l'occuperait pendant une bonne partie du trajet. Plutôt que de revenir sur leur pas, Raphaëlle opta pour un itinéraire plus ombragé. Elles passèrent tout près de chez la famille de Daya. Est-ce qu'ils n'avaient pas parlé de déménager plus près de Montélimar, quelques années plus tôt ? De toute façon, même si elle les croisant dans la rue, Raph ne reconnaîtrait sûrement aucun de ses petits frères et sœurs.
Alors qu'elle regardait le portail de ses grands-parents coulisser avec une lenteur exaspérante, Raphaëlle entendit quelqu'un appeler depuis la maison. Un missile fit irruption devant la poussette, la queue battante et aboyant joyeusement.
— Ne la laisse pas sortir ! paniqua la voix de sa mère.
La chienne n'avait aucune intention de s'échapper et les suivit de bon cœur jusqu'au perron.
— Non ! Non ! l'admonesta Jeanne en pointant un index sévère sur Molly.
— C'est bon, Jeanne, elle ne va pas manger ton choco.
— Là-Mimi ! Là !
— Oui, c'est Mamie.
Sa Mamie chérie, qui se chargea bien sûr de détacher son petit trésor, déplorant déjà la quantité dramatique de miettes et taches de chocolat qui l'agrémentait.
— Ils ne sont toujours pas partis ? s'enquit Raphaëlle en récupérant les courses sous le siège de la poussette.
— Le départ est imminent. Mais ne montre pas tout ça aux petits, ou on n'en sera jamais débarrassé.
— Je serai discrète.
Sa mère haussa les épaules comme si c'était perdu d'avance.
— Bon, je vais débarbouiller la petite. Ton père est au jardin.
Molly sur les talons, Raph emprunta le petit chemin jusqu'à l'arrière de la maison. Elle y découvrit effectivement son père et ses grands-parents, sous la tonnelle, mollement attablés autour d'une cafetière à moitié pleine et de leurs verres ballons où tiédissait un fond de rosé, vague souvenir de leur déjeuner. À l'autre bout du jardin, ses cousins sautaient comme des fous sur le trampoline. Départ imminent, mon œil. Elle aurait dû s'en douter et prendre le double de provisions. Les éclats de voix qui s'échappaient des fenêtres ouvertes la rassurèrent quelque peu :
— Allez, on charge la voiture.
— C'est bon, je m'en occupe. Appelle les enfants.
Les dix minutes suivantes furent bien sûr un chaos sans nom, mélange étrange d'accolades souriantes et de rappels à l'ordre exaspérés, sans oublier la chienne surexcitée : exactement ce que Raph avait pensé esquiver sous prétexte d'acheter le goûter. Enfin, le tourbillon se déplaça du jardin vers le garage et l'arrière de la maison retrouva un peu de tranquillité. Ses grands-parents avaient suivi le mouvement, ce qui ne manquerait pas de faire encore durer les adieux.
— Tu es passée devant l'ancienne maison ? l'interrogea son père en se reprenant sa place autour de la table.
— Non, ça faisait un peu loin.
Elle sortit la brioche du sachet et s'assit à son tour.
— Tu sais, Raphaëlle chérie, intervint pensivement sa mère, j'ai réfléchi à cette triste histoire avec Ronan et le test de paternité.
Son père manqua s'étouffer avec sa part de brioche. Il souffla, l'air outré :
— On peut en parler plus tard, enfin ! Tes parents vont revenir d'une minute à l'autre.
— Calme toi un peu, Ichirô. Je te rappelle que notre fille a demandé à ce qu'on soit plus communicatifs entre nous, et c'est ce que je fais, voilà tout.
Il ne leva pas les yeux au ciel, mais c'était tout comme. Sa mère reprit posément :
— Il me semble, après réflexion, que ce n'est pas très rassurant pour nous, vis-à-vis du futur de Jeanne.
Raphaëlle termina de mâcher sa bouchée de brioche avant de demander :
— Comment ça ?
— On sait que Ronan n'a plus aucun droit, ni aucune envie, de réclamer sa garde. Mais ça n'empêche pas son véritable père de le faire.
— Géniteur, corrigea Raphaëlle.
— Sauf qu'on ignore tout à fait qui peut être cette personne, reprécisa son père. C'est bien ce que tu nous as dit, Raphaëlle ?
Elle hocha la tête, se retenant très fort de fouiller pour la énième fois dans ses souvenirs en quête d'un indice qu'elle aurait pu rater, une remarque d'Emma, un contact dans son téléphone.
— Oui. Si ça change un jour, vous serez les premiers avertis.
Ou presque.
— Mais si cet homme était au courant, lui ? argumenta sa mère, le front soucieux.
Raphaëlle n'avait jamais pensé bien sérieusement à cette possibilité. Entre la grossesse d'Emma, son accouchement, les premiers mois de Jeanne, le décès d'Emma, et les six mois qui s'étaient encore écoulés depuis, il aurait eu mille fois l'occasion de se faire connaître. Quand bien même, c'était effectivement une possibilité. À moins par exemple, que Raphaëlle n'entreprenne les démarches pour l'adoption. Auquel cas, son statut primerait, peu importe le nombre de tests qu'on lui ferait faire. Mais ça, elle ne voulait pas l'évoquer à ses parents pour l'instant, parce qu'elle devait en parler d'abord à une personne bien particulière.
— J'ai déjà pensé à ça, Maman. On en a discuté avec Théo et on est d'accord qu'à ce stade, les chances sont infimes. Jeanne va bientôt avoir un an, on ne va pas l'élever dans la crainte, il faut passer à autre chose, et puis c'est tout.
Comme escompté, le prénom de Théo eut un effet radical sur ses parents et ils s'apaisèrent à vue d'œil.
— Il faut que vous reveniez nous voir bientôt à la maison, Théodora et toi.
— Le tilleul a bien grandi depuis le printemps, il est beau comme tout.
Raphaëlle sourit à l'idée de se tenir à nouveau dans leur jardin, respirer l'air de la mer, retrouver les petits galets autour de l'arbre. Son cœur se pinça. Elle chercha Jeanne des yeux, l'aperçut à la fenêtre de la petite cabane en plastique, devant la terrasse.
— J'aimerais beaucoup.
Dans l'immédiat, elle avait quand même hâte de retrouver Lyon et son appartement, son quotidien en tête à tête avec Jeanne, ses amis, surtout Daya qu'elle n'avait presque pas vue de tout l'été. Théo ne serait pas là, bien sûr, mais elle avait déjà pris ses billets pour revenir fêter le premier anniversaire de Jeanne. Ses parents aussi avaient hâte de rentrer chez eux. Ces quelques semaines passées en Drôme leur avait bien rappelé pourquoi ils avaient déménagé dans un autre pays. Raphaëlle leur était vraiment reconnaissante d'avoir fait le déplacement pour s'occuper de Jeanne dans cette maison. Non seulement c'était bien plus proche, mais en plus ses grands-parents servaient de distraction bienvenue quand Raphaëlle voulait s'accorder un moment tranquille avec Jeanne. C'était justement le cas : tout le monde dans la cuisine à débattre de la recette d'une paëlla, l'occasion idéale pour s'esquiver.
— Hey Jeanne, tu viens avec moi ? On va boire le biberon.
Raphaëlle commençait déjà à s'éloigner doucement vers le jardin, le biberon dans une main, l'autre tendue gentiment dans sa direction. Elle s'éloignait trop vite au goût de Jeanne qui se mit à couiner, bras levés, ne sachant soudain plus faire un pas devant l'autre.
— Moi… geignit-elle d'un ton suppliant. Bonbon…
— Bi-be-ron.
— Bonbon ! Moi…
Raph ne pouvait pas résister indéfiniment. Elle fit demi-tour et l'emporta dans ses bras, son immense bébé.
— On s'installe sur la balancelle ? Tu la vois ? Tu me montres la balancelle ? Oui, là-bas ! C'est bien, mon petit cœur.
Elle s'installa prudemment sur la balancelle, s'attendant un peu à se retrouver par terre dans la seconde, mais non, la banquette tenait bon. C'était même plutôt confortable.
— On est bien, non, sur la balancelle de tes arrière-grands-parents ?
Jeanne lorgnait plutôt son biberon, que Raph plaça dans ses mains sans attendre. La manière qu'elle avait de se caler dans ses bras, de s'abandonner totalement, tête en arrière, son regard brusquement serein, comme ça lui avait manqué !
— C'était long, ces deux semaines sans toi.
Jeanne lâcha le biberon d'une main pour attraper distraitement son pied. Elle avait grandi, mais sa souplesse ne connaissait toujours aucune limite.
— Demain on retourne à Lyon toutes les deux. Tu diras au revoir à tout le monde, à Papi et Mamie aussi, qui vont repartir en Italie.
Jeanne laissa tomber son pied pour agiter mollement le poignet.
— C'est ça : bye bye Papi et Mamie.
Comme elle, qui avait dit au revoir à Théo le matin même. Leur dernier baiser, sur le parking de la gare. La chaleur de la carrosserie dans son dos, la fraîcheur de sa bouche. Les prochains mois seraient longs. Heureusement qu'il y aurait le travail, une rentrée à préparer et à vivre, et puis Jeanne. Raph pensait sérieusement à allumer un cierge quelque part en priant que tout se passe bien pour elle à la crèche.
— Tu vas découvrir plein de nouvelles choses. Et puis on ira voir Théo parfois, pour lui montrer comme tu grandis bien.
— Thô... gargouilla Jeanne sans lâcher la tétine.
— Oui. C'est mon amoureuse, tu sais. Et si tout se passe, ça va rester mon amoureuse encore un petit moment. On va essayer, en tout cas.
Jeanne n'avait pas grand chose à répondre à ça.
— Oui, tu t'en fiches un peu. Je comprends.
Raphaëlle releva un peu la tête. Le jardin était plus agréable depuis ce coin. Le ciel semblait plus vaste, on oublierait presque les autres maisons du lotissement tout autour, chacune plus moche que la précédente. Dans une haie voisine, des oiseaux chantaient même l'arrivée du soir. Dans ses bras, le regard de Jeanne avait suivi le sien, perdu dans la contemplation muette de ce petit bout de monde. C'était le moment parfait. Pourtant elle n'y arrivait pas. Cela risquait de chasser la banalité, la beauté. Ce n'était même pas si important finalement. Ou bien trop important.
Jeanne aspira consciencieusement les dernières gouttes de lait puis retira enfin la tétine de sa bouche, inspirant au passage une grande goulée d'air frais.
— C'est bien, trésor.
Au lieu de se redresser, Jeanne resta étalée en travers de ses jambes, la tête calée au creux de son bras. Elle vérifia tout de même une dernière fois que le biberon était bien vide, mais le garda ensuite pour jouer un peu avec.
— Jeanne, ma puce, il faut que je te dise quelque chose.
Elle avait l'air de lui prêter attention, mais pas plus que d'habitude, ce qui était normal. Est-ce qu'elle comprenait vraiment tout ce qu'on lui racontait ? Cela faisait une éternité que Raph n'avait pas tapé son âge sur internet pour savoir les étapes qu'elle était censée atteindre à ce stade. Onze mois. Du bout des doigts, Raphaëlle chassa une par une les mèches soyeuses qui lui tombait sur le front. Dans peu de temps, Jeanne aurait passé plus de temps avec elle qu'avec Emma. Invraisemblable.
— Ta maman t'aimait très fort, tu sais. Tu te rappelles, sur les photos ? Ta maman Emma.
Elle allait pleurer. Non, Jeanne ne comprendrait pas si elle se mettait à pleurer. Raphaëlle la berça en expliquant à voix basse :
— Moi aussi, je l'aimais très fort. C'est pour ça, que je suis triste, parce qu'elle n'est plus là. Et elle me manque. Beaucoup beaucoup.
Jeanne gigota contre elle et Raph desserra un peu son étreinte, juste assez pour que son petit bras potelé se libère, et avec le regard le plus attendrissant du monde, Jeanne déposa un baiser dans son poing et l'ouvrit vers elle. Le sanglot de Raph se mua de lui-même en rire. Dans une vague de tendresse, elle enveloppa son petit corps tout entier, la couvrit de baisers, sentit chaque éclat de rire agiter sa minuscule cage thoracique. Son chuchotement se fraya tout à coup un passage dans leur excitation :
— Psst, Jeanne. Trésor.
Jeanne se figea, un sourire encore figé sur son visage.
— J'ai un secret pour toi. Tu veux que je te le dise ?
Comme souvent quand Raphaëlle lui parlait à voix basse, Jeanne l'imita dans un murmure adorable :
— Oui. Moi.
— Je voudrais t'adopter. Comme ça personne ne pourrait nous séparer, tu vois. Parce que je t'aime tellement fort.
Inspiration. Expiration.
— Ce serait comme si tu étais ma fille. Et comme si…
Encore. Inspiration, expiration.
— Comme si j'étais un peu ta maman.
Jeanne ne bougeait pas, Raphaëlle non plus. Le temps passa. Le monde n'avait pas arrêté de tourner.
Jeanne rompit leur immobilité la première.
— Oui, t'as raison. C'est l'heure de rentrer.
Raphaëlle renifla un bon coups, chercha des yeux le biberon vide.
— Je te porte jusqu'à ton lit ?
Elle retourna vers la maison d'un pas lent, Jeanne sur la hanche. De la rosée avait commencé à se former dans l'herbe du jardin.