- Bien sûr, c'est fait exprès ! expliqua Siohlann. On a recherché la familiarité, pour que les habitants y reconnaissent leurs racines montagnardes. Mais ce sont des maisons géantes : regarde, il y a quatre étages, et quatre appartements en moyenne par étage. Ça fait seize foyers, de quatre à six personnes. De soixante à cent personnes logées par immeuble.
- Plus que dans tout notre village ? souffla Arthen, abasourdi.
Oanell sourit à son fils :
- Tu peux voir notre village comme une graine, Arcande comme un grand chêne, et les villes des ancêtres comme des forêts de milliers d'arbres...
Impossible à imaginer... Pourtant, Arthen avait contemplé des images des métropoles des anciens, avec leurs tours scintillantes qui semblaient monter jusqu'au ciel. Mais une image ne donnait pas l'échelle... En tout cas, ici, ça n'y ressemblait pas du tout.
- Ne sois pas déçu ! insista Siohlann. La similitude s'arrête à l'esthétique. La structure des immeubles est largement plus robuste que celle de nos maisons. Les machines des Spatiaux ont digéré les éléments du sol pour cracher ensuite un matériau indestructible, qui durera des centaines d'années, si personne ne démolit les bâtiments. Et les immeubles fonctionnent en autonomie : ils filtrent l'eau qu'ils prennent au plus profond du sol, génèrent leur électricité, et recyclent les déchets des occupants pour en tirer de la chaleur et de l'engrais pour les cultures.
On distinguait environ une trentaine de ces constructions d'habitation, éparpillées dans la forêt, plus ou moins semblables. En les longeant, Arthen essayait de visualiser des machines plus hautes et massives qu'elles, mais cela dépassait ses capacités. « Dommage qu'on en soit réduit à les imaginer », pensa-t-il.
Ils continuèrent vers d'autres bâtisses, plus basses, au centre de la cité. Elles abritaient les lieux de vie communs : commerces, auberges, bains publics, ateliers d'artisans... Avant d'y arriver, Siohlann fit un détour pour montrer à son neveu la villa du nazgar. Imposante et biscornue, elle ressortait comme une verrue de la falaise qui bordait la ville sur un côté. Arthen la trouva nettement plus saisissante que le reste. Étrange et étrangère... Elle était devenue le quartier général des autorités. Neilon, le « begfarr », ou chef de la ville, y habitait, ainsi que son bras droit, l'indispensable Tenzem. Sans eux, leur dévouement et leur travail, cette ville n'aurait jamais vu le jour, Spatiaux ou pas... Arthen voulut demander si le nazgar vivait encore dans sa villa, puis il pensa qu'il avait dû l'abandonner pour se fondre dans la population. Sinon il ne serait jamais passé inaperçu...
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Ils s'arrêtèrent finalement à l'auberge, après ce rapide tour de la ville.
- Déjà ? protesta Arthen. On n'a encore rien vu !
- Tu auras bien le temps de tout visiter en détail, mon chat, promit Oanell. La cité elle-même, les alentours, les exploitations agricoles, et les fabriques.
- Et la villa ?
- La villa aussi, si tu n'as pas peur des mauvaises rencontres.
Un coup d'œil renseigna Arthen. Sa mère avait pris un ton sépulcral, pour se moquer de son obsession pour le nazgar.
- Mes enfants, quel bonheur !
Trisbée se précipita sur eux avec enthousiasme. On aurait dit une version plus âgée d'Oanell, en plus large et sans l'éclat blond roux de ses mèches. Les cheveux blancs, c'est joli aussi, pensa Arthen, ça met en valeur ses yeux dorés.
- Arthen, comme tu as grandi ! Trois ans, c'est interminable ! Comment avez-vous pu priver une grand-mère aussi longtemps de son petit-fils ?
Elle étreignit Arthen, Oanell et Siohlann tour à tour, plusieurs fois, démentant par son attitude ses paroles de reproche.
- Bonjour, ma tante, bredouilla Arthen, un peu gauche, désarçonné par ces effusions.
Oanell fit les gros yeux, Siohlann lui donna un coup de coude, mais trop tard. Le garçon connaissait trop bien l'arbre généalogique de la famille ; en cette circonstance, il aurait mieux valu l'oublier. Trisbée, sœur jumelle de la mère d'Oanell, les avait élevés, elle et Siohlann, après la mort de leurs parents ; s'ils la considéraient tous deux comme leur mère, il aurait bien dû, lui aussi, penser à elle comme à une grand-mère !
- Comment l'aîné de mes petits fils peut-il me traiter de tante ? s'indigna-t-elle, vexée, alors qu'Arthen se sentait rougir jusqu'à la racine des cheveux.
- Bah, il ne t'a pas vue depuis trop longtemps ! éluda Oanell en lui passant le bras autour des épaules. Arthen, tu sais bien que Trisbée est comme notre mère !
- Bonjour Triss, reprit-il, retrouvant l'expression familière.
Que de jumeaux dans cette famille ! Une paire à chaque génération, avait déclaré Oanell. Arthen aurait bien aimé lui aussi, avoir un frère jumeau, quelqu'un dont il se sentirait plus proche que de quiconque, comme Oanell avec Siohlann. Il n'avait pas cette chance. Ses deux mains ne suffisaient pas à décompter la tribu de ses cousins et cousines, d'un côté et de l'autre, mais ce n'était quand même pas pareil...
Trisbée avait deux fils, Fruül et Lokast, et cinq petits-enfants, tous plus jeunes qu'Arthen. Plus jeunes, songea-t-il, et en plus, il n'y avait presque que des filles ! Fruühl avait un fils et deux filles, de trois à onze ans ; Lokast, deux adorables jumelles de cinq ans, semblables en tout point. Lokast habitant à l'auberge, il pourrait profiter des jumelles. Enfin, façon de parler...
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L'auberge était un lieu chaleureux ; en rentrant, on remarquait d'abord le feu qui s'agitait en petites langues rousses dans une imposante cheminée adossée au mur de droite, réchauffant à peine l'air vif de cette soirée de printemps. Tout autour, le long des murs, des box garnis de sièges et tables offraient un peu d'intimité aux clients. En face de l'âtre, un long bar donnait sur les cuisines. Au milieu de la pièce, des tables et des chaises étaient installées pour le repas, mais elles pouvaient être repliées pour y substituer une scène. Une galerie aux rambardes de bois ajouré courait autour de la pièce, sur trois étages, permettant l'accès aux chambres. Du centre de la salle, la vue s'élevait jusqu'à la grosse poutre maîtresse de la toiture, une dizaine de mètres plus haut. Dans les box, au contraire, le plafond bas sous les galeries donnait une sensation d'intimité douillette. À part la cheminée de pierre, tout était recouvert de bois à l'intérieur, d'une teinte patinée par le temps et l'usage.
Arthen aima tout de suite cette bâtisse. Malfin, le mari de Trisbée, en était le souverain avisé. Dernier en date d'une dynastie d'aubergiste, il régnait en despote corpulent sur son petit territoire. Il avait d'ailleurs participé à la conception du bâtiment, craché lui aussi de terre par les machines étrangères.
Si la villa du nazgar constituait le centre symbolique de la ville, son cœur battait à l'auberge, endroit de tous les rassemblements, des rencontres cosmopolites, des échanges de nouvelles et de potins. Dans un monde déchiré par les guerres et les antagonismes, la méfiance initiale restait de mise. Les visiteurs, les étrangers de passage, les nouveaux résidents, tous saisissaient leur chance à l'auberge de se présenter aux habitants de la ville pour obtenir leur aval.
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Arthen ne fit pas exception. Oanell et Siohlann avaient vécu là, apprirent-ils au garçon, avant sa naissance. Pas Arthen ! Les premiers soirs, il fut scruté, mesuré et pesé des yeux, interrogé sur son village et ses liens de parenté avec l'aubergiste. Pour certains, cela alla plus loin, et il dut serrer les dents pour répondre sur son père comme Oanell l'avait exigé.
Elle avait débité ses consignes, d'un seul souffle, juste avant l'arrivée, avec un regard intense :
- Écoute Arth, les curieux ici vont te questionner sur tes origines. J'ai mes propres raisons pour garder le silence sur ton père ; tu les comprendras le moment venu, mais ces gens ne doivent rien en savoir. Tu expliqueras que ton père vivait au village de Lestrenn, et qu'il est mort quand tu étais petit.
Arthen s'était arrêté, interloqué. Il avait tourné la tête vers Siohlann, qui se taisait, mais le regardait aussi, l'air sérieux.
- Est-ce que ça signifie qu'un jour, tu me diras tout ?
- Oui. Quand le moment sera venu...
- Mon père est mort ?
- Non ! Enfin, je n'ai pas raison de le penser.
Il était si rare qu'Oanell évoque ce sujet. Arthen avait cessé de l'interroger il y a bien longtemps, vers six ou sept ans, depuis le jour où Sio l'avait pris entre quatre yeux :
- Je sais que je t'en demande beaucoup, avait-il dit au petit bonhomme. Je voudrais que tu ne poses plus jamais de questions sur ton père, Arthen. Ta mère est si triste à chaque fois. Écoute ! Je t'ai toujours considéré comme mon fils depuis que tu es né. Est-ce que tu veux bien de moi comme père ?
Le petit Arthen avait acquiescé, promis, et rempli ses engagements ; il n'avait jamais plus posé une seule question, même quand son idiot de cousin Kiezan le traitait d'étranger, ou se moquait de ses yeux bleus ou de ses cheveux noirs en bataille. Pour lui, Sio était son père, même s'il ne l'avait jamais appelé « papa », même s'il savait bien que les frères et sœur ne font pas des enfants ensemble...
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À l'arrivée à Arcande, Oanell avait brisé un silence de plusieurs années. Arthen se repassait presque tous les jours cette conversation depuis. Pourquoi ces mystères ? Il brûlait d'interroger sa mère, ou son oncle, mais tout avait déjà été dit : ils lui révéleraient la vérité lorsqu'ils le jugeraient bon, ou quand ils l'estimeraient assez grand pour l'entendre.
Il n'était pas sûr de pouvoir attendre. La bulle protectrice autour de lui, construite avec amour par sa mère et Sio, se fissurait, et laissait entrer le vent par tous les côtés... Ce n'était pas pour lui déplaire.
Juste un truc que je n'ai pas trop compris : comment peut-il confondre des petites maisons, et des sortes d'immeubles logeant 16 foyers ? J'ai compris que l'architecture était, visuellement du moins, similaire, mais j'ai qd même un peu de mal à le concevoir.
Je crois avoir une petite idée sur l'identité du père d'Arthen, mais peut-être que c'est exactement vers cette idée que tu voulais pousser tes lecteurs, pour mieux les surprendre... Alors je verrais bien le moment venu, j'ai hâte de savoir :)
J'ai beaucoup apprécié l'ambiance de cette auberge, avec ces personnages omniprésents et leur curiosité mal placée pourtant justifiée ^^ Tous ces éléments forment un ensemble harmonieux, duquel on veut tout savoir !
Bon, je vais peut-être faire une pause, sinon j'aurais fini les Héritiers dans la journée et je préfèrerais faire durer le plaisir :) À bientôt Rachael, merci pour ce bon moment passé avec Arthen !
Moi aussi je l'aime bien l'auberge, et puis c'est "the place to be" à Arcande, le lieu central de la petite ville, avec son lot de potins et de rencontres.
Merci pour ta lecture et tes commentaires, Sierra, à bientôt j'espère :)
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J'ai été coupée dans mon élan hier, mais me revoilà :)<br />
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Voilà un chapitre bien intéressant ! On commence à entrevoir Arcande, et je sens qu'on n'a à peine effleuré la surface de la ville. Cette villa du nazgar est assez intrigante. D'ailleurs, je me demandais : si le nazgar est devenu anonyme, qu'il n'habite plus sa villa, comment les habitants sont-ils sûrs qu'il ne soit pas parti ? Bon j'imagine que j'aurais ma réponse dans un prochain chapitre. Je me pose trop de questions ;)<br />
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D'ailleurs… je commençais justement à m'interroger sur les origines d'Arthen… si Oanell garde le silence depuis si longtemps, ça doit être un sacré secret. Zut, j'ai trop envie de savoir maintenant !<br />
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J'ai bien aimé la rencontre avec Trisbée, ça m'a l'air d'être un sacré personnage. J'ai hâte de la voir à nouveau (enfin… de la lire). <br />
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Bon ben… je n'ai aucune remarque de forme constructive à faire. Comme toujours tout est très bien écrit et savamment dosé. Je savoure chaque mot !
Non, non, tu ne te poses pas trop de questions... Je ne sais plus quand j'en parle, (un peu plus tard) mais les autorités de la ville sont les seuls qui savent qui est le nazgar, et ils sont en quelque sorte garants du bon "fonctionnement" de cette relation.
Quant au secret d'Arthen, eh bien on va en savoir plus très vite, parce que ce petit coquin va rapidement vouloir en savoir plus (je n'en dis pas plus...). Trisbée, oui, elle a du caractère, mais pour le moment elle a rester au second plan.
Merci pour ton commentaire :*)