Siohlann s'était montré assez bavard sur le sujet pendant la petite enfance de son neveu, mais ensuite, il s'était fermé, arguant qu'il n'avait plus envie de parler d'une époque maintenant révolue. Pareil pour Oanell.
Les Spatiaux avaient apporté leur aide, leur technologie, puis ils étaient partis, voilà une douzaine d'années, à peu près au moment de la naissance d'Arthen, en remportant tout ce que les terriens ne pouvaient utiliser par eux-mêmes. L'essentiel de ce qu'ils avaient laissé se trouvait dans les lieux où ils avaient installé des bases, comme à Arcande.
Mais Arcande était spéciale : ce n'était pas un village, mais une ville, construite par les visiteurs avec des machines titanesques, crachant les immeubles de leurs entrailles mécaniques. Arthen n'avait jamais oublié la description que Siohlann lui en avait livrée, un jour où il voulait impressionner son jeune neveu. Impressionné, ça oui ! Il l'avait été ! Depuis, il désirait voir Arcande, et connaître la technologie des Spatiaux. Et voilà qu'il était en chemin...
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Le premier jour, ils restèrent dans les contreforts des montagnes, alternant montées et descentes sans perdre d'altitude. Siohlann chevauchait son vieil étalon Folt, encore fringant malgré ses deux décennies, et Oanell, l'une de ses filles, Leela, une jument noire et fine, de belle allure. Arthen avait laissé son poney préféré à un de ses cousins plus jeunes. Il serait mieux au frais cet été dans les prairies d'altitude qu'à la ville ; il devenait trop petit pour lui de toute façon. Le fils aîné de Lestrenn, Eckorn, le maître du haras, lui avait prêté une jolie pouliche de deux ans, dégourdie, mais docile, qu'il avait dressée lui-même. Une source de fierté pour le garçon : en montant sa pouliche, et non un poney, il rentrait dans la catégorie des adultes. Il se plaça entre son oncle et sa mère, pour prévenir toute réaction impulsive du jeune animal. Les trois chevaux destinés à la vente en ville suivaient, attachés par une longe à la jument d'Oanell.
Une fois le rythme installé, Arthen osa enfin poser la question qui le tracassait :
- On restera longtemps à Arcande ?
- Le temps qu'il faudra, répondit Siohlann sans se retourner
« Qu'est-ce que c'est que cette réponse ? », pensa Arthen, indigné. Le rire clair de sa mère résonna derrière lui.
- Arrête de le taquiner, Sio ! C'est normal qu'il se pose la question, non ?
Siohlann se retourna enfin, un air d'innocence outragée sur le visage :
- Je ne le taquine pas. Tu le sais toi, combien de temps on va rester ? Comme tu as eu la grande bonté de me préparer des vêtements, continua-t-il, je dirais que tu prévois un séjour plus long que d'habitude, sinon tu m'aurais laissé me débrouiller.
Arthen ne put s'empêcher de rire, et Oanell avec lui. Sio maniait l'humour et le second degré avec une habileté diabolique. On ne savait jamais quand il était sérieux et quand il se moquait des autres, ou de lui-même.
- Quelques semaines, quelques mois... On verra bien, non ? conclut Siohlann. Ils n'ont pas besoin de nous au village. Pour une fois qu'on n'est pas pressés de rentrer retrouver ton fils...
La journée se déroula sans problème autre que le frottement des fesses sur la selle, et des mollets contre les flancs de l'animal. Concentré sur sa jument, captivé par les nouveaux paysages qu'il découvrait, le garçon n'eut pas le loisir de penser à Arcande et aux Spatiaux.
Ils dormirent cette nuit-là dans une ferme fortifiée, qu'ils atteignirent un peu avant le crépuscule. Ils purent même profiter d'une chambre dans la maison principale. Arthen s'écroula de fatigue aussitôt le repas avalé.
Le lendemain puis le surlendemain se déroulèrent de façon identique, courbatures en plus. Oanell se plaignait tous les soirs de ses muscles douloureux, résultats des longues heures passées en selle. Arthen, lui, s'endurcissait. Il descendait de cheval épuisé, dormait comme une bûche toutes les nuits, mais se réveillait frais et dispos le matin.
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Ils chevauchaient sans parler, au grand désespoir d'Arthen, qui aurait voulu poser un milliard de questions sur leur destination. Mais Siohlann avait décrété le silence après qu'ils avaient failli surprendre des sauvages près d'un torrent, bien en aval, heureusement, de leur lieu de traversée. S'ils avaient discuté à ce moment-là, Dieu sait ce qui serait arrivé. Rien de bon, sûrement ! Depuis, ils tendaient l'oreille et restaient muets, sauf pour échanger des informations indispensables sur la route.
Pour tromper l'ennui, Arthen contemplait la nature, humait les senteurs des fleurs qui recouvraient les prés ou dressaient leur tête au long des petits ruisseaux. Des gentianes jaunes snobaient les autres fleurs de toute leur hauteur : chardons, myosotis et trèfles violets, œillets d'un rose fier, minuscules fleurs de thym, et tant d'autres, dont il ignorait les noms, embaumaient l'air d'une odeur de miel si caractéristique du printemps dans les montagnes. Des framboisiers sauvages parsemaient les bords du chemin, promettant des récoltes gourmandes au cœur de l'été. Arthen ne serait sûrement pas là cette année pour se goinfrer avec ses cousins, et subir avec eux les foudres des adultes en revenant barbouillés d'un jus rouge, acide et sucré à la fois.
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Le jour suivant, quatrième du voyage, le trajet prévu s'annonçait nettement plus court. Oanell avait décidé de scinder la dernière étape, très longue, en deux plus compatibles avec son postérieur endolori. Tous profiteraient d'un peu de repos l'après-midi. Et Siohlann connaissait les fermiers qui vivaient là.
Ils passèrent la soirée au coin du feu, à s'informer des nouvelles récentes d'Arcande, toute proche maintenant. Arthen écoutait, fasciné, les adultes parler des greniers de la ville, ces fermes qui fournissaient aux habitants de la cité (plusieurs milliers de personnes !) de quoi se nourrir. Les fermes éloignées, comme celle-ci, vendaient aussi leur surplus de production à la ville, afin d'y acheter toutes sortes d'objets sortis des fabriques. Une économie naissante se dévoilait devant le garçon, confondu par ce qu'il considérait comme un véritable sortilège. Il ne comprenait pas tout ; ce qui semblait surnaturel, c'est que tout le monde paraissait y gagner : par les liens qui se créaient entre tous, chacun menait une vie un peu meilleure.
- Qu'est-ce qui est fabriqué en ville ? osa-t-il demander à leur hôte.
- Oh, des tas de choses, p'tit gars ! Tiens, je vais te montrer.
Il se leva pour aller attraper quelque chose dans la pièce à côté. Il revint en portant une paire de skis colorés. Arthen essaya d'afficher un air étonné :
- Avant, l'hiver, pour aller dans les fermes voisines, on s'traînait d'méchantes planches, toutes lourdes, avec lesquelles on pouvait pas tourner. Maintenant, on a ces p'tites merveilles, légères, flexibles, qui se cassent pas, qui prennent les virages toutes seules, qui flottent sur la neige.
Oanell éclata de rire :
- Arrête Zec, tu ne l'impressionnes pas ! On a les mêmes chez nous, alors ça lui semble tout naturel...
Arthen s'empourpra. À quoi bon lui rappeler qu'il appartenait à une génération privilégiée, qui bénéficiait d'une vie plus facile que les précédentes ? C'était son grand-oncle Lestrenn qui s'en chargeait d'habitude, avec régularité. Mais il n'y était pour rien, après tout, ils auraient dû plutôt s'en réjouir... Sa mère lui sourit, il comprit qu'elle se moquait gentiment.
- Et les nazgars ? questionna brusquement Siohlann.
Arthen sursauta. Siohlann prononçait ce mot d'une façon bien à lui, avec agressivité et mépris à la fois, comme s'il savait mieux que les autres ce qui se cachait derrière.
Le fermier haussa les épaules, fit une moue :
- Envolés ! Il n'existe plus aucun domaine habité autour d'Arcande. Les nazgars voisins de la cité ont préféré aller occuper des domaines vacants plus loin. Depuis leur départ, la ville s'étale en s'appropriant les nouveaux territoires. Je pense que ça aussi, nous le devons au nazgar d'Arcande...
L'homme frémit, mal à l'aise. Évoquer les nazgars provoquait invariablement ce genre de réaction à l'extérieur. Comme si en parler suffisait à réveiller un passé terrifiant... Dans la famille, on apprenait aux enfants qu'il fallait se tenir à l'écart des nazgars, mais qu'ils n'étaient pas tout-puissants. Arthen conservait le vague souvenir, entre rêve et réalité, d'avoir entendu, un soir où on le croyait endormi, que Siohlann avait autrefois gagné le surnom de « tueur de nazgars ». On pouvait tuer les nazgars, alors ? Et Siohlann savait comment ?!
- De nouveaux paris ? interrogea Siohlann en souriant.
L'autre se dérida, retrouvant une mine joviale :
- Comme chaque année, à l'anniversaire de la ville. Sacrée façon pour les autorités d'emprunter de l'argent qu'ils ne rendront jamais ! Bah ! J'ai quand même joué.
Oanell souffla à son fils que le jeu consistait, une fois par an, pour qui voulait, à griffonner un nom sur un bulletin. Il fallait payer sa mise, bien sûr. On s'essayait à élucider le mystère de l'identité du nazgar d'Arcande ; le jour où l'on saurait enfin, les gagnants se partageraient un tiers des enjeux depuis cinq ans. Ce coup révélait le doigté virtuose des autorités de la ville, puisque chaque année, elles s'assuraient de financements volontaires, remplaçant des impôts peu populaires. Cela rendait aussi envisageable, petit à petit, l'idée de dévoiler un jour qui était le nazgar qui veillait sur Arcande.
- Que se passerait-il s'il était découvert, m'man ? lui murmura Arthen.
- Cela serait probablement difficile pour lui de continuer à vivre là-bas. Les gens ont confiance en lui, et ils lui sont reconnaissants, mais d'une manière abstraite, désincarnée. S'il a soudain un nom, et un visage, il redeviendra effrayant pour eux.
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Arthen médita un instant ces paroles. Tout le monde savait qu'il y avait un nazgar à Arcande, mais la cité ne vivait en paix que parce qu'on ignorait son identité... Et tous en avaient conscience, jusqu'à un certain point, puisque personne ne cherchait trop à le percer à jour. Sinon, le secret n'aurait pas persisté si longtemps... Plutôt tordu, de l'avis du garçon. Est-ce qu'il aurait peur du nazgar d'Arcande ?
J'aime beaucoup ton univers, et surtout le dynamisme d'Arthen. Il est rayonnant !
L'histoire est intriguante, j'aime le mélange entre la technologie, les créatures humanoïdes-animales et le côté très... archaïque façon fantasy.
Je part à la recherche du personnage qui as valu la nommination de ton histoire èoé/ et je suis joie d'avoir découvert cette dernière !
Petite coquille :
après qu'ils avaient failli surprendre des sauvages près d'un torrent, => après qu'ils ont<br />Oui. Je sais. C'est juste HORRIBLE a lire. Mais c'est la forme gramaticale correcte. On met toujours le présent après "Après que" T____T
Pour après que, tu me vois perplexe. Indicatif après "après que" (et pas subjonctif), ça oui, mais présent, ca m'épate... Dans antidote, ils donnent cet exemple : Elle a tondu le gazon après que son frère eut dîné.
Bon, de toute façon, je crois que j'ai déjà changé cette phrase...
Merci !
J'ai une grosse interrogation au sujet de celui-là, ceci dit. Je ne suis pas sûre d'avoir tout compris au sujet des nazgars. Je trouve qu'on s'y perd un peu entre les différentes informations que tu donnes à leur sujet. Je ne sais pas si c'est la fatigue ou la stupidité, mais il m'a fallut relire les passages à leur sujet parce que je n'ai pas tout saisi la première fois ^^ Même en ayant relu, je ne sais pas qui ils sont, ni s'ils sont censés être bons ou mauvais. Tout le monde a l'air d'en avoir peur ou de les mépriser, et pourtant, l'un d'eux dirige Arcande, j'ai bon jusque-là ? Je ne suis pas sûre d'avoir saisi si ce que ressent Siohlann à leur égard est unique ou si l'ensemble des habitants partage ce sentiment avec lui. Est-ce que Siohlann leur en veut personnellement ou est-ce que c'est général ? Je veux dire, s'ils sont si craints, pourquoi est-ce que l'un d'eux dirige Arcande ? Je ne veux pas empiéter sur la suite, peut-être que ce sont des choses que tu expliqueras plus tard, mais je dois avouer que je suis un peu perdue au sortir de ce chapitre.
Une petite remarque générale sur la toute fin : il me semble que la séparation que tu fais entre la réplique d'Oanell et le dernier paragraphe n'a pas vraiment son utilité ici. Tu reprends ce paragraphe en faisant allusion à la réplique, c'est plutôt étonnant de trouver une séparation entre les deux.
Malgré mon cerveau qui percute difficilement, j'ai quand même passé un très bon moment (ahhhh, la suite, viiiiiite !) :)
Bon, c'est un peu normal de ne pas tout comprendre à ce stade sur les nazgars (et qu'ils paraissent très bizarres), mais si ça te parait confus, c'est plus embêtant...
Il y a des informations semées au long du chapitre 2 et 4, (mais surtout dans le chapitre 2), qui devaient en théorie permettre de comprendre que ce sont de super télépathes aux pouvoirs effrayants (sans plus de précision pour le moment), qui ont détruit la civilisation humaine 250 ans plus tôt, et qui vivent dans les plaines, après avoir refoulé les humains dans les montagnes. Donc oui, tout le monde en a peur, mais les spatiaux, eux ont conclu une alliance avec l'un d'entre eux qui protège Arcande ( à la fois des sauvages et des autres nazgars). Mais il ne dirige pas la ville. Et on ne sait pas trop pourquoi il le fait...
Quant à Siohlann, on peut penser qu'il en sait plus que les autres, et qu'il a sa propre opinion sur le sujet...
Est-ce que ça te parait plus clair ? Si tu penses qu'il y a des trucs qui manquent dans le texte pour bien comprendre, n'hésite pas à me le dire !
Merci pour la remarque sur la forme :)
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J'étais trop curieuse, comme Arthen je veux découvrir Arcande. C'est un chouette chapitre que tu nous offres là. Notre jeune héros essaye d'obtenir des réponses, mais finalement sans grand succès. Du coup, tu réussis à nous captiver à chaque interrogation d'Arthen sur le sujet. Et je commence sérieusement à me poser des questions sur les nazgars, et particulièrement celui d'Arcande. Si j'ai bien compris, le nazgar veille sur la ville de manière anonyme et ressemble en tout point à un humain. Donc ça pourrait être n'importe qui ? Brrrr... ça fait froid dans le dos ça...<br />
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J'ai beaucoup aimé ta description du paysage montagnard. Je m'y croyais vraiment ! Tout ça me donne envie de faire une petite balade le week-end prochain :) et il faut dire que je suis une amoureuse de la description. J'accroche moins à une histoire si je n'ai pas ma dose, et je trouve que ça instaure parfois dans le récit une pause délectable de poésie ! Bref, j'adore les descriptions que tu glisses de temps à autre dans ton histoire, elles sont fraîches et délicieuses.<br />
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J'ai relevé une petite répétition du verbe "avoir" (mais je chipote vraiment là quand même, c'est un micro-détail) : "Mais Siohlann avait décrété le silence après qu'ils avaient failli surprendre des sauvages près d'un ruisseau, bien en aval, heureusement, de leur lieu de traversée. S'ils avaient discuté à ce moment-là..."<br />
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La suite, la suite !!! Allez, je continue ;)
Si tu vas faire une ballade, ca risque d'être, comment dire.. plus blanc en ce moment ? Moins fleuri ?
Oui, tu as bien compris pour le nazgar... ça pourrait être n'importe qui, niarf, niarf...
Merci pour ton commentaire Luna ^_^
Donc un chapitre qui roule parfaitement, entre la chevauchée rapide mais parsemée de petits détails bien sympas, et ce fermier qui fournit des infos importantes sur la ville :)
Je m'attaque donc à la suite dès que possible :D
Oui finalement, tout se passe bien durant la chevauchée, j'aime bien prendre le contrepied de ce à quoi on peut s'attendre... Quant au fermier j'avais envie qu'il parle des choses à son niveau, et cette histoire d'impôts volontaires m'a bien amusée... (je n'ai pas été chercher bien loin, ca existe chez nous, ca s'appelle la française des jeux...)
Merci d'être passée, Ery !
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J'aime décidément bien l'ambiance de ta fiction ; elle est à la fois rassurante (après tout, on suit le point de vue d'un petit garçon) et effrayante (l'ombre des Nazgars et autres créatures pèsent tout de même un peu...). Au final, ton récit peut à la fois être lu par de jeunes lecteurs et par des adultes. <br />
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J'aime justement bien le point de vue d'Arthen. Il est encore petit, il se pose des questions importantes mais sa vie reste encore relativement calme (il s'ennuie à cheval, sa famille le considère encore comme un enfant...). En même temps, on sent que ça va pas durer !<br />
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Merci pour cette lecture, et à bientôt. Je veux savoir comment ça va générer !<br />
Liné ~
Ah, à qui va plaire un récit ! c'est toujours une grande incertitude. J'écris plutôt pour un jeune public, mais sur Pa, je suis relue par un public plus âgé.... Tant mieux si ca peut plaire aussi aux vieux !! (niarf, narf !)
Merci d'être passée Liné !