Racines

Jeff jeta un regard circulaire et circonspect autour de lui. S’il était parvenu à tenir sa promesse de continuer ses recherches pour réparer ses erreurs passées, il n’était pas certain d’avoir créé un environnement adéquat et adapté pour élever seul sa petite fille de près de six ans. Heureusement, maintenant que son enfant était entrée à l’école primaire, elle passait moins de temps dans cette maison de fou pendant que lui se livrait à ses expérimentations qui accaparaient toute son attention et sa raison.
Malgré tous les efforts déployés et un travail acharné, la serre-laboratoire devenait peu à peu un fouillis inextricable de plantes et de machines, tandis que les implants végétaux restaient chétifs et isolés comme des cultivars en pots. Jeff s’était considérablement amaigri et se tenait maintenant légèrement vouté. Ce n’est pas sa transformation qui se remarquait le plus, car les quelques tiges qui poussaient au sommet de son crâne lui permettaient de gagner quelques centimètres en hauteur. Avec l’aide de François, il s’était à présent implanté plusieurs variétés de Quercus et un essai de Corylus, censé être compatible avec cet étrange écosystème. Toutes ces tentatives étaient vivantes, mais tardaient à se développer.
Après l’euphorie de l’éclosion du premier bourgeon, la suite avait été lente à pousser. La photosynthèse fonctionnait et offrait au corps de Jeff un apport d’énergie. Cependant, le procédé réclamait en retour de l’eau et des sels minéraux, ce qui exigeait une adaptation contraignante du métabolisme. Le cobaye végétal était constamment obligé de boire et de prendre des compléments alimentaires. Jeff était encore loin du système résilient et autonome qu’il cherchait à créer. Non seulement, lui-même perdait de la masse musculaire et de plus en plus de cheveux, mais en même temps, ses implants végétaient, ne se développaient guère et restaient extrêmement fragiles.
Quand il parvenait à faire taire ses craintes et trouver un peu de calme en lui, Jeff percevait les besoins de ses nouvelles compagnes, de ses alliées organiques : elles étaient déracinées. Lui qui avait cherché la connexion avec le monde végétal découvrait combien chaque plante dépendait d’un réseau complexe et dense, que les humains comprenaient à peine et tentaient de reproduire en le découpant en morceaux. C’est de l’ensemble que l’écosystème tirait sa force.
Le scientifique insatisfait repoussait sans cesse les limites de ses explorations. Ses différents implants étaient la conséquence de cette hypothèse : un arbre ne vit pas seul. Jeff avait donc essayé de planter un système forestier sur sa tête. Néanmoins, la symbiose n’opérait toujours pas et il était peut-être lui-même la cause du problème, le mauvais substrat. Dans son laboratoire, il remarquait que les spécimens en pots souffraient des mêmes difficultés de croissance que ceux qui vivotaient sur son crâne. Avec l’aide de François, il arracha une partie du dallage de la serre, élargit les plates-bandes, libérant plus de terre pour y cultiver des plantes qui pourraient enfin communiquer entre elles de manière naturelle, au travers de leurs échanges racinaires.
Pendant une certaine période, Jeff avait vécu pieds nus dans la serre et dans la maison, mais il avait dû constater que c’était largement insuffisant comme contact avec le sol. Son allure hirsute ne semblait pas inquiéter sa fille qui aimait elle aussi jouer tant qu’elle pouvait sans chaussures. Pourtant le père se sentait de plus en plus inapproprié, inapte à l’éduquer et à lui donner un exemple inspirant. Se sachant émacié et dégarni, il n’osait plus se regarder dans un miroir. Le jeune feuillage sur son crâne masquait mal le coup de vieux qu’il encaissait. Si François et Sylvia étaient habitués à lui et à son allure végétale, le scientifique reclus ne sortait plus jamais de chez lui.
À tourner en rond parmi les arbustes qu’il tentait de cultiver et de comprendre, l’idée germait en lui de s’implanter des racines. Pouvait-il être encore plus sédentaire et se condamner lui-même à garder les pieds constamment enfoncés dans le même lopin de terre, dans une plate-bande de sa serre ? C’était impraticable et irresponsable s’il voulait continuer à vivre en humain et prendre soin de sa fille. Jeff cherchait une alternative temporaire, une manière de se connecter par intermittence à un substrat nourrissant. Impossible dès lors de transformer ses pieds en racines s’il devait sans cesse se déraciner pour ensuite marcher sur ces appendices fragiles. Non, ses racines à lui seraient différentes et directement branchées sur son système nerveux central. C’était la clé, l’étape finale pour entrer enfin en symbiose avec l’univers végétal. Il avait déployé toutes ses connaissances et capacités à développer un implant racinaire à greffer sur sa colonne vertébrale.
Jeff se tenait nu au milieu de son laboratoire. La table d’intervention était prête. Ses racines mi-organiques, mi-nanotechnologiques l’attendaient. Elles étaient le résultat, la synthèse de toutes les expériences qu’il avait effectuées jusque là, depuis le rêve d’implants médicaux au début de ses recherches chez HuMo, l’espérance de conférer aux humains la faculté de mieux maitriser les processus de la vie, avec aujourd’hui la perspective de rejoindre littéralement un écosystème plus large que lui, de connecter un humain à l’ensemble des êtres vivants, de se noyer dans un tout immense pour être plus que soi-même.
Dans un coin de la serre, il observa une dernière fois la litière où il viendrait à des intervalles encore à déterminer se coucher sur la terre, pour nourrir ses propres implants végétaux et se relier à la vie du sol. L’espace préparé était totalement entouré de jeunes plantes vigoureuses, soigneusement sélectionnées pour contribuer à la mise en place de l’écosystème le plus complexe et complémentaire qui soit. Jeff pourrait s’y reposer le dos dans ce riche substrat ou s’en extraire pour reprendre le cours de ses activités. Avec son assistant, il avait veillé à ce que se développe un réseau mycorhizien compatible avec ses besoins. François surveillerait l’état des connexions entre les moments de branchement ou non.
Les vêtements de Jeff étaient déposés sur le dossier d’une chaise. Il avait prévu une chemise adaptée pour maintenir ses racines dans l’obscurité et la fraicheur quand elles seraient sorties de terre, avec un renforcement matelassé pour les protéger des chocs et des frottements. L’homme vieillissant contemplait une dernière fois son corps fatigué avec l’espoir de lui redonner plus de vigueur et de consistance. Jeff sourit en s’imaginant enfiler sa blouse de laboratoire au-dessus de son vêtement renforcé : cela allait lui rendre la carrure de sa jeunesse.
Quand il se sentit prêt, il se coucha à plat ventre sur la table d’opération et appela son assistant qui attendait patiemment derrière la porte que son patron soit installé pour prendre ses paramètres, l’anesthésier et procéder à l’implantation. Leur protocole était rodé. Ils avaient su apprendre de leurs expériences précédentes et se remettre en question, s’améliorer. Cette dernière intervention devait être l’aboutissement de leurs recherches, la preuve de la viabilité d’un humarbre.

Tu as eu raison de nous chercher, Jeff Vaneyck. Nous t’en remercions. Tu as eu l’audace de te mettre en danger pour nous trouver. Nous pouvons te parler à présent. Tu as eu tort. Nous ne sommes pas accessibles par les voies de la technologie. Toutes tes tentatives mécaniques échoueront à te voir survivre. Nous sommes dans la symbiose. Tu vas devoir recommencer en t’inspirant de la vie. Nous t’aiderons.

Jeff ouvrit les yeux. La voix dans sa tête continuait à résonner tel un rêve. Il se sentait si bien couché sur la terre. L’envie le prenait de rester éternellement ainsi, de se dissoudre comme du compost, d’échapper à tous ses soucis.
— Patron ?
Que signifiait ce mot ? De qui était-il encore responsable ? Qui l’interpellait ainsi ?
— Patron ! insista François en lui agitant légèrement l’épaule. Secouez-vous. Il est temps de vous déconnecter.
Jeff se releva difficilement avec l’aide de son assistant qui démêlait lentement ses implants racinaires de la terre, de la mousse et des filaments accrochés à son dos.
— Vous êtes resté trop longtemps, affirma-t-il. Vos paramètres ne sont pas bons. Votre tension est de plus en plus basse.
— Rassure-toi, répondit Jeff. Je ne me suis jamais senti aussi bien.
Le scientifique enfila sa chemise adaptée puis sa blouse de laboratoire dont il ne prenait même plus la peine d’enlever les taches de terre.
— Patron, si vous continuez… reprit François.
— Arrête de m’appeler comme ça, le coupa-t-il.
— Sans moi, vous n’arrivez plus à vous réveiller, insista son assistant. Il faut augmenter le temps de déconnexion.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Plus de sieste en journée !
Les deux hommes pouffèrent.
— Tu veux me tuer ? se moqua Jeff.
— Si vous ne vous reconnectiez pas, vous en mourriez, c’est certain, répondit François très sérieusement. Mais ce n’est pas le risque qui vous pend le plus au nez, non.
— Ne parle pas de risque !
— Si vous restez trop longtemps en connexion avec la terre, insista-t-il, vous pourriez ne plus vous relever. Vos implants se porteraient à merveille, mais vos paramètres vitaux pourraient être menacés. Je ne sais pas si cela pourrait vous tuer, mais je crains que vous ne perdiez définitivement conscience et que vous vous décomposiez.
— Tu veux me transformer en compost avant l’âge ? ironisa Jeff. Hors de question, nous avons du travail.
— Mais…
— Cette perte de conscience que tu ne comprends pas, reprit-il, c’est l’inverse de ce que tu penses ! C’est une nouvelle voie, j’en ai l’intuition ! Nous allons travailler dans une nouvelle direction ! Nous allons explorer le monde des symbioses ! On en a fini avec les microscopes à force atomique et les nanoparticules. Je crois que nous allons avoir besoin de nouvelles idées, d’agrandir l’équipe. Tu avais raison, François : nous devons engager un biologiste !
— Si vous le dites, patron.
Jeff saisit François par les épaules et le dévisagea en silence. Le feuillage sur sa tête se balançait doucement et un sourire espiègle éclairait ses traits.
— Comment m’as-tu appelé ? s’amusa-t-il.
— Pardon…
Le scientifique éclata de rire devant la mine déconfite et perplexe de son assistant.
— Allez ! File chercher Sylvia, s’exclama-t-il. Elle risque de t’attendre à la sortie de l’école ! Et son papa a encore beaucoup de travail avant son retour ! Un jour, elle sera fière de nous, tu verras !

Tu viens du passé, Jeff. Nous sommes l’avenir. Abandonne ce que tu croyais et nous te montrerons une nouvelle direction.

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Gab B
Posté le 09/03/2023
Hello Michael ! Ci-dessous mes commentaires :)

Ce qui m'a un peu gênée :
- comme des cultivars en pots ==> je ne sais pas ce que c'est !
- mais il avait dû constater que c’était largement insuffisant comme contact avec le sol ==> je trouve que la formulation est maladroite, alors que l'idée est très intéressante
- au début de ses recherches chez HuMo ==> ça s'appelait déjà HuMo à l'époque ? j'ai peut-être mal compris, il me semblait que c'étaient Jeff et Harry qui étaient à l'origine du projet, ensuite Harry s'est désolidarisé pour créer HuMo ? Je n'avais pas compris que Jeff avait travaillé pour HuMo (désolée, mon explication et mes souvenirs sont un peu flous, je n'ai pas pris la peine de retourner en arrière pour vérifier !)
- où il viendrait à des intervalles encore à déterminer se coucher sur la terre ==> cette partie de la phrase est un peu rude

Mes phrases préférées :
- La photosynthèse fonctionnait et offrait au corps de Jeff un apport d’énergie. ==> ah génial ! si seulement ça pouvait vraiment marcher :D eau, sel, soleil, si je pouvais ne vivre que grâce à ça... ;) (bon je viens de lire la suite, ça n'a pas l'air si top que ça... Mais dans l'idée ça serait chouette !)
- Se sachant émacié et dégarni, il n’osait plus se regarder dans un miroir. ==> oh, pauvre Jeff :(
- l’idée germait en lui de s’implanter des racines ==> un peu facile, mais joli ;)
- pour être plus que soi-même ==> il me semble que c'est la devise de HuMo ? le parallèle est beau !


Remarques générales :
J'adore le concept de ce que Jeff essaie de faire ! Et la façon dont tu le décris me semble très "réaliste". De manière générale, je trouve ton ode à la nature très poétique :)
J'aime aussi le dilemme auquel il fait face entre son projet scientifique et son devoir (envie) de s'occuper de sa fille.
Les mécanismes se dévoilent petit à petit, c'est très motivant pour la suite !

A bientôt :)
MichaelLambert
Posté le 27/03/2023
Bonjour Gab !

J'ai trainé à te répondre, mais entre quelques contraintes familiales et un gros questionnement sur la structure de mon récit, j'ai mis du temps avant de revenir sur PA. Depuis, je me suis concentré sur l'écriture pour avancer et débloquer ce qui ne fonctionnait pas à mes yeux. Puis, mille mercis à toi car tes retours me font beaucoup réfléchir !!!

Un cultivar, c'est une variété de plante obtenue en culture grâce à une sélection par les humains, je vais voir comment expliquer ça mieux dans le texte !

Oui, le projet s'appelait déjà HuMo au départ : je pourrais peut-être m'assurer que c'est plus clair !

Quand je ferai une relecture complète de la première version du manuscrit, je retravaillerai le style et les phrases mal construites !

A bientôt avec la suite (ça arrive) !
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