J’allais être en classe de terminale l’année qui venait. Je n’avais aucune fichue idée de ce que j’allais devenir et ça m’allait. Il fallait constamment vivre avec une, voire des épées de Damoclès au-dessus de nos têtes. Alors, à quoi bon s’en faire pour dans un an, Si l’on n'était même pas sûr de voir demain ?
Dans le tourbillon médiatique, les gens étaient d’abord assommés. Ils ne savaient pas quoi en penser et bien souvent ne comprenaient même pas ce qui se passait. Moi la première, j’avais d’abord pensé à un fake new ou à l’œuvre d’un artiste en manque de reconnaissance. Puis, petit à petit, J’avais essayé d’établir une espèce de chronologie dans ma tête. Et je m’étais bien vite rendue compte que l’évènement avait commencé bien avant ce funeste jour du vingt-deux juillet.
Rien qu’en France, 40 000 personnes disparaissaient chaque année. Au début ça ne se voyait pas vraiment. C'est malheureux à admettre mais quelques centaine de plus ou de moins, quand il ne s’agit pas de proches, les gens s’en moquent. Pas tant par manque d’empathie. Simplement, la compassion est volatile et la peine relative à l’affection. Et donc, Ce fut le calme plat. La première “Porte” découverte, nous la devions au fils d’un touriste allemand. Celle-ci se trouvait en Amérique latine dans la très ancienne ville de Caral.
L’adolescent et sa famille, avaient maintes et maintes fois photographié la cité et une fois rendus à l’hôtel, ils avaient tout bonnement transféré leurs photos sur leur ordinateur. C’est l’aîné du couple qui d’abord remarqua une chose anormale sur les photos. Trois photos prises du même endroit, de la même chose, mais avec un doublon : Un deuxième escalier, identique, accolé à un autre. Après vérification sur les clichés d’autres touristes sur internet, le garçon en avait conclu qu’il n’existait pas ou du moins qu’en un seul exemplaire . D’abord interloqué il n’avait fait part à personne de cette anomalie, que le lendemain, pensant qu’il s’agissait de la lumière ou d’un bug. Il avait toute la nuit vu et revu les photos, cherchant d’autres anomalies sans rien noter de particulier.
Le lendemain donc, l’adolescent avait fait part à son père de sa trouvaille et ce dernier bien trop curieux, décida d’aller voir. Même constatation. Un deuxième escalier était bien là. La nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre. Tous un tas de gens sont arrivés les jours suivants. Ce n’est qu’au bout de quatre semaines qu’une équipe dite “ spécialisée “ fit le déplacement. Soi-disant pour observer. Comprenez qu’ils regardaient, prenaient des mesures et photographiaient. La tâche n’avait pas été aisée. Plusieurs centaines de personnes croyantes s’agglutinant autour de l’escalier avaient rendus la mission d’exploration très difficile. Et lorsqu’il s’agit de croyance, les humains font parfois preuve d’une véhémence extrême. Le réchauffement climatique ce n’était rien à côté pour eux. Il s’agissait là, selon leurs dires d’un événement sacré. De la même façon qu’ils ne voulaient pas qu’on fouille les anciens tombeaux, il ne fallait pas déranger l’escalier venant du “ Ciel”.
Ce n’est qu’après quelques mois que d’autres nouvelles vinrent confirmer le caractère mystérieux et non unique de cet événement. C’est à partir de ce moment-là que l’inquiétude avait été grandissante. On ne pouvait plus vraiment fermer les yeux et s’imaginer qu’il s’agissait d’une erreur ou de superstitions. Il n’y avait pas seulement à Caral qu’un doublon ou une anomalie étaient survenus. Il y avait eu des portes à l’allure parfois très communes qui étaient apparues un peu partout dans le monde. Six mois après la première affaire, on en comptait officiellement une vingtaine. De quoi secouer les foules.
Comme les pèlerins à Lourdes, la population venait de partout et s’amassait dans les lieux ou une trouvaille avait été annoncée. Si les médias avaient fait leur beurre, les états étaient en apnée.
Il fallait faire le deuil du monde d’avant. Mais connaissait-on seulement réellement le monde d’avant ? Les piliers de la raison vascillaient . A quoi se fier, ou ne pas se fier ? Une porte était-elle une simple porte ? Un don du ciel ? Ou un passage vers l’Enfer ? Et si de tous ces prophètes qui émergeaient de partout, l’un détenait la vérité ?Et si Dieu n’avait rien eu à voir là-dedans ? Etions nous bénis ? Ou était ce notre punition ?
Les questions n’en finissaient jamais. Aussi étrange que cela puisse paraître, j’ai commencé à faire la seule chose qui me paraissait censée : prier.
Je m’étais mise à prier comme on apprend à danser. Avec d’innombrables faux pas et un rythme catastrophique. Je priais pour vivre et ne pas mourir seule. Je priais pour aller au paradis mais aussi pour manger à nouveaux des fruits. De remonter le temps aussi. Mais la seule chose qui me tenait véritablement à cœur c’était N.
A ce moment-là, N. était dans un sale état. Pas à cause de l’Ouverture, mais parce qu’il buvait depuis déjà plusieurs jours. Je n’avais pas eu de nouvelles depuis un peu plus de vingt-quatre heures. Entre amis et cocaïne le temps ne doit pas passer pareil. C’était mon inquiétude qui rendait les minutes interminables.
Avec ses longs cheveux bruns et ses grands yeux d’un noir brillant, Il avait des allures de gosse de riche, qu’il était bien entendu. Mais ça n’était chez lui qu’une devanture, une image qui lui servait d’avatar mais qui ne lui était pas propre. Le vrai lui, il le gardait pour quand nous regardions le ciel le soir.Enfin je le croyais . A vrai dire, Nous ne nous étions jamais parlé lorsque nous étions à l’école, c’est après qu’on s’est connu autrement. Juste avant les vacances de février.
Il était littéralement imbuvable et il n’en pensait pas moins de ma personne. D’ailleurs nous n’avons jamais vraiment su comment nous en étions venus à nous détester à ce point, sans jamais s’être adressé un mot. C’était l’histoire de qui a commencé le premier à regarder l’autre de travers.
Ses "amis" étaient classieux et bien coiffés. Ils étaient de ceux qui jugent et l’expriment. Les miens étaient expansifs et très simples. Il existait chez les riches comme une espèce de retenue méprisante. Là où je voyais de l’amitié ils y voyaient de la faiblesse. Ils nous toisaient de haut en bas dans les couloirs et se tournaient en ricanant. Messes basses, regards moqueurs et croches pieds. C’était nos armes entre nous, Le truc agréable en somme.
Rien ne nous prédestinait à nous revoir autrement qu’en nous croisant au troisième étage. Et pourtant.
Deux jours avant le début des vacances, j’étais sortie en avance et il pleuvait à verse. La cour était vide, et même en courant, J’avais à peine eu le temps d’atteindre le préau de l’entrée que J’étais déjà trempée. Mes mocassins remplis d’eau couinaient. Quant à mes cheveux bien coiffés du matin, ils étaient bouclés à souhait. Mes cils faisaient office de gouttière et je n’y voyais rien à un mètre. A tâtons j’avais essayé tant bien que mal de me rapprocher d’une des colonnes qui soutenaient le Grand préau de l’entrée. J’avais lâché mon sac pour me dégager le visage. Et il était là. Avachi derrière la même colonne.
Il s’était relevé d’un geste et avait apposé son index sur ses lèvres :
- On est pressée aujourd’hui Alma ?
Le bas de son costume était mouillé. Ses souliers vernis étaient dans un état pitoyable, tous recouvert de boue. Sa chemise déboutonnée et sa cravate défaite accentuaient cette nonchalance latente qu’il trimbalait partout. On lui passait tout, n’importe quel autre élève se serait vu affligé d’un blâme ou d’une exclusion, mais pas lui.
Il me sortait par les yeux. Il n’avait jamais eu aucune espèce de sympathie à mon égard, pire encore, lui et ses suffisants amis dénigraient librement tous les élèves qu’ils considéraient comme “ dépassés”. Mon cœur avait fait des bonds à ce moment précis. Je savais que ça allait me tomber dessus. C’était bien trop tentant pour lui.
Il avait mis ses mains dans les poches de sa veste et s’était mis à tourner autour de moi, faisant mine de siffloter :
-Et ben, et ben, et ben ... Qu’est-ce qu’on a là ?
-Arrête ça. Avais-je soufflé fatiguée.
-Arrêter quoi ? D’être là ? De te parler ? De te reg...
-Arrête ça tout court. L’avais-je coupé. Tu m’insupportes tout court. Rajoutais-je
Il avait simplement haussé les épaules. Les yeux rivés sur mes chaussures emplies d’eau, il souriait de ses grandes dents blanches. Il savait avoir les mots méchants, les mots justes pour être odieux sans en avoir l’air.
Il fallait juste tenir assez longtemps pour qu’il se lasse. Un peu comme la souris qui fait mine d’être morte pour que le chat la laisse tranquille. Plus ça m’emmerdait, plus ça l’amusait. Lui et son groupe d’amis étaient d’un cynisme désolant. Si l’on craquait ou si l’on pleurait c’était fichu. Ils s’engouffraient dans la faille. Ils avaient la pertinence d’un enfant en bas âge, et chouiner revenait à leur donner un jouet avec un bouton rouge avec écrit au dessus : “ Appuyez ici”.
J’avais ravalé ma salive un moment et retenu tous les mots grossiers qui me passaient par la tête. L’insulter revenait à le considérer et aussi à entamer une conversation dont je ne serais jamais sortie gagnante. Il avait réponse à tout et se démarquait des autres par une répartie teigneuse et acerbe. Si ses idiots de comparses se contentaient de rire de nos vêtements, lui cherchait plus en profondeur. Le truc, ou la chose pour nous piquer à vif.
Je ne sais pas pourquoi, il avait fallu que la cloche sonne pour que je me mette à courir vers la sortie. Le laissant lui et son sourire narquois derrière moi. Je ne me rappelle pas de combien de temps j’avais perdu à rester planter là. Mais je me rappelle avoir été soulagée d’être partie, aussi peu courageuse que j’ai pu paraître à ce moment là .
Mais la fierté de l'avoir enduré et de m’être contenue ne dura point. J’avais marché un peu en direction de l’arrêt de bus puis m’étais arrêtée comme une ahurie au milieu du trottoir. Et alors j'avais réalisé à la vitesse de l’éclair, comme si la foudre m’était tombée dessus : Le préau, la pluie, lui, moi, mon sac, mes clefs, mon téléphone, ma carte de bus. Oui. La froussarde que j’étais avait laissé à la pire personne au monde le peu de choses qui lui appartenait. Et pas des moindres. Retourner sur mes pas était exclu. Mon orgueil du jour valait bien plus que mon amour propre du lendemain.
Et c’est avec le ventre noué et des vêtements éponges que j’avais marché deux kilomètres durant pour rejoindre la maison. Mon entêtement et ma bêtise m’avaient d’ailleurs coûté bien cher. J’avais été malade, toussant et grelotant toutes mes vacances . Quant à mon sac, dieu seul savait ce qu’il allait en faire.
Loin du tumulte du lycée, j’avais vainement essayé d’oublier cette sale histoire. Je me rassurais en me disant que les téléphones étaient équipés de sécurités biométriques et que même s’il se trouvait être bricoleur, N. n’arriverait jamais à en tirer quoi que ce soit.
Non. La seule chose à craindre était encore et toujours des moqueries. Peut-être même qui sait un surnom à la noix. C'était la chose la plus redoutable après les brimades. J’étais passée au travers de deux ans de lycée. Et la cerise sur le gâteau aurait été qu’on m’affuble d’un sobriquet tel qu’il me suivrait jusque la faculté. Ça me rendait folle de rage d’être à la merci d’un type pareil.
Et plus j’attendais dans l’angoisse, plus il devait trouver ça jouissif. C’était peut-être la première fois que l’on s’adressait directement la parole, mais je le connaissais dans sa chair et dans ses mots. Je savais. Etrangement, Je savais de quoi il était capable sans même avoir le côtoyer. Je savais qu’il était le genre de personne à laisser sa main au dessus d’une flamme juste pour voir comment ça fait mal .