1662 AÉ, 298ième
Maxilien Roska
Je n'ai pas tenu ce journal depuis trop longtemps. Pas envie. Pas envie de raconter comment la Fédération se précipite vers le chaos en une course échevelée, avec ce qui ressemble à une joie imbécile. Sommes-nous donc les seuls à comprendre ?
Plus besoin de retenir son souffle à présent.
Tout a commencé avec l'abrogation de la loi de citoyenneté. Finie la belle unité de la famille humaine. Ensuite, en un geste politique hautement symbolique, le grand bazar de Zone_Un a été évacué, ses entrées scellées définitivement. Ainsi a disparu le plus grand réseau d'information interplanétaire, un lien bien plus fort entre les cultures que tous les traités.
Le reste s'est enchaîné avec une précision mécanique : agressions envers les télépathes, ici, là, partout. Pogroms. Et le prévisible choc en retour, quand « ils » ont réagi. Des nouvelles inquiétantes arrivent des systèmes périphériques : émeutes, violences, instabilité politique.
Je doute qu'on en demeure là. Pas quand l'hyperespace rend si facile la contamination. Inévitable même. Personne n'est à l'abri.
¤¤¤
La mort dans l'âme, j'ai dissous mon équipe.
À quoi bon désormais ?
Ils sont repartis avec le souvenir d'un travail légèrement différent, effectué dans les mêmes conditions, comme ceux qui ont quitté l'unité depuis sa formation. L'Autre a modifié leur mémoire pour qu'ils croient avoir œuvré sur le cas de télépathes ordinaires. Il est devenu expert de ces interventions subtiles qui altèrent les perspectives sans effacer les souvenirs des années passées ensemble, des conversations entre collègues, de tous les moments vécus dans l'unité.
Un marasme s'est emparé de moi à la pensée qu'ils ont repris leur vie et que je ne les reverrai plus. Ils penseront à moi de manière détachée, comme à un vieil ami, mais n'auront pas envie de me contacter. Ou s'ils ressentent cette envie, l'impulsion leur manquera. Simple précaution pour garantir leur sécurité, comme le reste.
J'éprouve un sentiment de perte. Ils ont été ma famille pendant toute cette aventure : Hailera et son intransigeance, Thibor et ses recherches minutieuses, Nesta et ses découvertes génétiques qu'il n'a partagées qu'avec nous...
Nous demeurons seuls sur le grand vaisseau à présent ; l'Autre m'y a rejoint pour opérer son délicat travail de broderie sur les membres de l'équipe. Eux partis, nous restons maîtres du terrain. Le silence a pris possession des lieux ; je me sens déjà de trop.
Une sourde culpabilité m'étreint, exacerbée par l'absence de ceux que nous avons congédiés : j'ai cautionné et même encouragé une vaste entreprise de manipulation des esprits. N'avons-nous pas modifié la mémoire de tous ceux qui nous ont prêté leur concours dans la cellule, depuis des années ? Alors que je refuse absolument de subir moi-même de similaires outrages ?
Un puissant dégoût me saisit : ces efforts, ce travail, ces années... Tout ça pour en arriver là ? Le sarcasme qui sort de ma bouche en constitue l'expression :
- Quels progrès depuis tes expériences avec moi ! Ça aura au moins servi à ça.
Je le vois se rembrunir. Son humour toujours présent lui fait défaut aujourd'hui. Il me fixe avec un air sombre et attristé que je ne lui ai jamais vu auparavant. Le lien entre nous est fermé au maximum ; c'est à peine si je garde la conscience de sa présence physique lorsque j'arrête de le regarder.
- Tu es toujours le même, Sengo. Jamais tu ne me pardonneras ce que je suis, pas dans un an, dix ans ou mille... Quel soulagement pour toi, avec tout ce qui se passe en ce moment, tu n'auras bientôt plus besoin de moi !
Un frisson glacé me parcourt. Combien de fois ai-je rêvé de l'atteindre vraiment, de fissurer sa carapace d'ironie ou de détachement ? D'accéder à la vérité de ses sentiments ? Pourtant, alors que je touche peut-être à ce but pour la première fois, je n'en ressens aucun plaisir. Je cherche vainement une réplique, mais demeure sec. Puis-je encore le blâmer, plus de dix-neuf ans après ? Ces dernières années, nous avons bricolé une paix fragile, un édifice instable que je ne résiste pas à ébranler de temps en temps.
Puéril. Je n'ai rien à en retirer à part la satisfaction de le blesser, lui.
Il a déjà fait demi-tour, prêt à rejoindre sa navette.
- Laisse tomber, conclut-il, ça n'a pas d'importance. Reste tel que tu es. Raide et digne. Tu seras mon phare dans la tempête ; je vais en avoir bien besoin dans les temps qui viennent.
J'ignore pourquoi, cette réflexion enclenche tout un processus en moi ; mes pensées se mettent à galoper de leur côté pendant que je le suis à grandes enjambées dans les coursives du vaisseau déserté. Nos pas, comme contenus dans une bulle autour de nous, écornent à peine le silence. Ou peut-être mon cerveau les néglige-t-il, concentré sur l'idée qui vient d'éclore ?
- Sais-tu, lancé-je soudain, que je n'ai jamais envisagé plus tôt avoir exercé une quelconque influence sur toi.
Il jette un regard incertain vers moi en ralentissant. Il paraît toujours aussi juvénile, alors qu'il frôle l'âge que j'avais à notre première rencontre. Pas loin de quarante ans. Pourtant, son œil sur moi scintille d'une jeunesse intouchée ; aucun défaut non plus sur sa peau lisse, aucune mollesse dans l'ovale de son visage. Même son expression soucieuse ne parvient pas à altérer la douceur de ses traits.
- On subit tous les influences des gens qui nous sont proches, rétorque-t-il. Mais mes actions m'appartiennent. Que mes choix aient été bons ou mauvais, il ne me viendrait pas à l'idée de blâmer un autre que moi pour les avoir faits. Ah, tu m'agaces ! Dis-moi ce qui te tracasse, sinon j'irai voir à la source.
Une bouffée de colère me monte aux oreilles. En même temps, cette communication orale, lien fermé, me frustre par son côté si incomplet, si archaïque. Tout devient tellement simple et intuitif quand le lien entre nous est actif. Pourquoi me refuse-t-il ce chemin vers lui ?
Je lui réponds avec réticence :
- Une pensée m'a traversée... La pensée que peut-être, notre proximité t'avait dissuadé de certaines actions qui auraient pu changer le cours des choses. On ne peut modifier le résultat des votes, mais on peut influencer celui qui dirige...
Il me renvoie un rire amer, qui ébranle le silence.
- Incroyable. C'est toi qui insinues ça ?
C'est vrai, je devrais être horrifié par ma propre suggestion : en vertu de quoi nous serions-nous arrogé le droit jouer aux marionnettistes, de faire ce que nous reprochons à tous ceux qui ont fini dans ces caissons, éparpillés dans la galaxie ? Pourtant...
- À quoi sert le phare, insisté-je, si le port qu'il garde n'existe plus ? Je ne vois plus autour de nous que les ruines de ce que nous avons tenté de bâtir.
- Tu m'as toujours soupçonné du pire, n'est-ce pas ? Mais ça, j'en suis incapable. Ma limite, c'est ce que j'ai fait avec toi. Je ne l'ai jamais dépassée ni répliquée. Désolé de ne pas être le monstre parfait, Sengo !
Je me sens soulagé d'un poids que je portais sans le savoir. Il a toujours dit détester ce qui touche au contrôle mental. Il n'y a eu recours sur les membres de l'unité - avec la plus grande délicatesse -que parce qu'il se soucie de leur sécurité. Peut-être ne l'avais-je jamais vraiment cru jusqu'ici ? En recevoir la confirmation me rend heureux.
Nous sommes arrivés près du sas qui mène à son vaisseau.
- Reste ce soir ! lâché-je.
- Pour quoi faire ? Je ne dois pas encore renouveler ta protection.
- Reste. Il faut qu'on parle.
Il soupire. Je sens un changement dans l'air autour de moi. Il est là, de nouveau, il a jeté une petite passerelle vers mon esprit. Je m'y engouffre avidement. Je n'avais pas réalisé à quel point ce vide me pesait. Je reçois en retour un maelstrom d'émotions inhabituelles : incertitude, tristesse, inquiétude.
- J'ai beaucoup à faire, Sengo. Des affaires à régler, des personnes à protéger de la tourmente qui s'annonce.
- Et toi, est-ce que tu comptes te mettre à l'abri ?
- Depuis quand tu t'en préoccupes ? Tu crains que je ne sois plus là pour veiller sur toi ?
- Non, je ne pensais pas à moi. Combien de temps avant qu'un type aussi bien intentionné que je l'étais il y a vingt ans ne réussisse à te tuer ?
- Qu'est-ce que tu suggères ? Que je me retire sur une plage sous les palmiers et que je regarde de loin l'univers se détruire en sirotant un jus de fruits ? Tu me tiendras compagnie ? ironise-t-il.
- Est-ce que ce ne serait pas le plus sage ?
Il me gratifie d'un sourire indulgent :
- Je laisse la sagesse à d'autres, Sengo. Fermer l'unité et éviter de jeter de l'huile sur les braises avec tes dossiers étaient des décisions plus raisonnables que ce dont je t'aurais cru capable. J'avais pensé que cette crise nous séparerait ; elle a montré au contraire que nous nous accordons sur l'essentiel. Un point nous éloigne néanmoins : tu es devenu sage et mesuré avec le temps, pas moi. Comme les petits enfants, je crois encore que le monde va se plier à mes désirs.
- On ne peut raisonner avec l'ouragan, il faut courber l'échine en attendant qu'il soit passé. Les hommes ont toujours reconstruit après la tempête.
- Je n'aurais pas la patience d'attendre, Sengo. Ni le détachement nécessaire pour regarder les gens mourir en me disant qu'un jour leurs petits-enfants connaîtront peut-être des jours meilleurs.
- Si tu te crois plus fort que la tornade, tu seras balayé.
- Ainsi soit-il !
Autant parler à un mur. Il me comprend parfaitement, peut-être même est-il en accord avec mon analyse ; néanmoins, il ne cédera pas d'un pouce.
- Ton arrogance te perdra.
- Mhm, tu en connais un rayon là-dessus.
Je plonge dans ses yeux pour essayer de saisir ce qui s'y cache. Je réalise qu'en parlant, je l'ai acculé contre la paroi du couloir, encerclé de mes deux bras, les mains posées de chaque côté de sa tête. Comme si j'avais voulu emporter son adhésion par ma seule présence physique. Hautain, autoritaire, comme ceux de mon peuple et de ma famille... peut-être, mais je ne recule pas. C'est ici et maintenant que je dois lui transmettre ma conviction.
- Tu sais que j'ai raison, insisté-je.
- Que je le sache ou non, que je le croie ou non, ça n'a aucune importance, Sengo. Mes choix sont déjà faits.
- C'est du suicide.
- Tu me regretteras ?
Il a repris son ton moqueur ; ses pensées sont redevenues imperméables. Tout cela me met dans une rage folle, de celles que j'ai dû apprendre à maîtriser petit par la voie des arts martiaux. Je me redresse et me recule, les poings serrés à m'en faire blanchir les phalanges. Je le fixe un instant, grave en moi l'image de son visage à l'expression résolue avant de lui tourner le dos, les épaules raidies par la fureur. Je repars dans les entrailles du vaisseau, satisfait de l'avoir planté là, les oreilles remplies du claquement décidé de mes pas.
Nous n'avons cessé de nous opposer depuis toujours ; pourquoi cela serait-il différent cette fois-ci ?
Ce grand vaisseau tout vide avec seul Sengo à son bord... ça fait bizarre soudain, je n'ose pas imaginer sa tristesse à lui d'avoir dû dissoudre son équipe ainsi.
C'est triste qu'il ne reconnaisse pas les qualités de l'Autre. Certes il est arrogant et fier et cynique ; mais il laisse, dans ce chapitre, échapper pleins de choses différentes. Il ne demande pas de protection mais Sengo a bien deviné qu'il en aurait besoin. Il menace de se sacrifier pour la protection d'autres... Je trouve ça héroïque et je suis triste que Sengo ne note pas son altruisme !
Enfin si, il est tout de même soulagé d'apprendre qu'il se refuse à la manipulation, et y'a de quoi changer d'avis sur les télépathes avec ce genre d'aveu <3 Il est la preuve que grand pouvoir et mauvaises actions ne vont pas forcément de pair.
La fin s'annonce de plus en plus noire... mais je la guette tout fébrilement Rach !
Noire la fin ? Mais non, c'est pas mon genre... juste un peu grise...