Arwald

Une femme dont les traits restaient flous marchait dans une campagne tapissée de fleurs sauvages colorées. Elle en cueillait certaines, tout en parlant à un homme grand et mince, dont le visage restait dissimulé à l’enfant dans un halo de lumière.

«  Allons, un jour ou l’autre, tu me livreras ce secret, constatait d’une voix cristalline la dame.

- Le temps n’est pas encore venu. Je t’en ai déjà trop dit, répondait son compagnon avec une certaine résignation.

- Si tu m’aimais autant que tu le prétends, tu me donnerais le moyen de dresser cette barrière invisible, qui permet de tenir captif un ennemi sans construire un mur ou l’enchaîner ! 

- Un ennemi, reprenait-il un ton plus bas avec une ironie amère.»

L’image s’envola comme une bulle de savon. A qui appartenait ce souvenir ? Sans doute, une réminiscence d’une de ses lectures. La cloche invisible lui rappelait peut-être l’enchantement que Viviane avait fini par soutirer à son amoureux et qu’elle avait retourné contre lui en l’emprisonnant dans un mur d’air infranchissable. Pourtant, cela devait relever de la légende ou alors Merlin avait réussi à s’en libérer, sinon comment expliquer les événements racontés par Guenièvre au petit garçon. La chronologie lui posait quelques problèmes.

Pour lors, il y avait plus urgent à résoudre : pénétrer à l’intérieur du dôme. Autre chose le torturait, si son père s’était aperçu de sa disparition, il devait être lancé à sa recherche, remuant ciel et lac. Alertant, peut-être déjà les secours. Un instant, Merlin imagina un hélicoptère en station immobile au dessus du lac, des hommes grenouilles qui plongeaient, des reporters dépêchés depuis la capitale, et même le bandeau « alerte enlèvement » qui défilait en bas des écrans télé. ll l’avait vu déjà une fois alors qu’il regardait un dessin animé. Tout cela ne lui disait que trop qu’il fallait se hâter !

Un, deux, trois… comme quand on s’avance tout au bout du plongeoir et qu’on saute dans le grand bain… du moins il l’imaginait, car il n’avait jamais tenté l’expérience. Un, deux, trois… il posa sa main sur le dôme. Il s’attendait à être grillé sur place à la manière d’un petit moustique insignifiant sur une raquette électrique par une chaude soirée d'été. Le bouclier magique s’abstint de toute manifestation hostile. Mieux, alors qu’il s’attendait à toucher une surface ressemblant à du verre lisse, il n’effleura rien de solide. Sa main semblait s’enfoncer dans une surface liquide. Des ronds se formèrent autour, puis s’élargirent, comme si lui et cet univers entraient en résonnance. Aucune résistance ! Sa main finit par passer à travers l’enceinte magique le plus naturellement du monde sans le moindre dommage. Méfiant encore devant tant de facilité, il engagea une jambe. Ce devait être amusant de le voir à moitié entre deux mondes. Il entendit un grondement sourd. Il ne s’agissait pas encore de plongeurs partis à sa recherche, mais d’un banc de poissons à la mine patibulaire. On aurait dit un gang pas content de voir un intrus trainer sur son territoire et venu en découdre avec lui. La menace à nageoires ne le fit plus hésiter longtemps. Il rentra le reste de son corps à l’abri du dôme.  Etonnement, il constata qu’il n’était pas trempé, ses cheveux pas mouillés, ses vêtements pas même humides.

« Touché, pas consumé ! »

Qui avait prononcé cette phrase ? Il ne l’avait pas pensée, il en était certain, il ne l’avait pas dite, il en était convaincu. Qui alors ? Aucun humain, à part lui, ne rôdait dans les parages. Le fruit de son imagination ?

« Bienvenue au manoir de cristal, jeune visiteur ! »

Il sursauta, la voix un peu enrouée se trouvait tout près. Il regarda sur sa gauche et l’aperçut. Un personnage bien étrange à dire vrai, qui savait soigner ses apparitions. Merlin aurait pu dire bien des choses pour engager la conversation, mais son étonnement l’emportait sur tout le reste.

« D’où sortez-vous ?" Questionna-t-il ahuri.

L’homme se plia dans une révérence un peu guindée. Il portait un costume rayé taillé dans une sorte de velours côtelé. Les rayures noires étonnaient par leur épaisseur. La veste exagérément longue avec une queue de pie derrière lui donnait une allure de majordome, pas du tout moyenâgeux.

«  Je vous prie de m'excuser, jeune monsieur, j’ai un peu perdu l’habitude des usages du beau monde. Je crains de n’être plus qu’un vieux serviteur rouillé ! »

Le pauvre bougre n’avait pas bonne mine. Son teint verdâtre et les gros boutons qui perçaient ça et là comme les jonquilles poussent au printemps, ne le rendaient pas particulièrement attirant. Il poursuivit sur un ton cérémonieux l’exposé qui visait à le présenter.

«  Je suis le gardien du domaine de dame Viviane, et  je ne me nomme Arwald. Je possède peu de qualités, mais s'il en est une, dont je puis me vanter, c’est l’art de me camoufler et de surprendre. Dissimulé depuis tout à l’heure devant le château, j’ai pu à loisir observer vos exploits. Heureusement, vous n’avez pas terminé comme Jonas dans le ventre de ce félon poisson.

- Jonas ? interrogea Merlin.

- Pardonnez-moi, depuis que Dame Viviane a quitté précipitamment ses appartements, mon ennui est un puits sans fond. Je fais ma ronde habituelle, une fois par semaine je pénètre dans le château pour vérifier son état, mais le reste du temps, j’ai l’impression d’être un poisson rouge qui tourne dans un bocal. Des siècles à contempler le même paysage, des siècles sans personne à qui parler. Vous êtes le premier depuis si longtemps. Votre venue m’apporte un tel contentement. Je ne suis qu’un domestique, et les domestiques ne livrent pas leurs états d’âme, j’ose espérer que vous ne m’en tiendrez pas rigueur. D’ailleurs, je me dois de vous faire un aveu, depuis des années, j’emprunte régulièrement des ouvrages dans la bibliothèque du château. Je les ai presque tous lus et je crains d’avoir développé un coupable penchant pour l'étalage de mon érudition, d’autant plus que j’en ai rarement l’occasion, d’où  Jonas. »

Tout ce long discours pour en arriver enfin au fait, pensa l’enfant. D’ailleurs, le volubile gardien aurait sans doute discouru pendant des heures encore et poursuivit son monologue, si Merlin n’était intervenu.

« Je souhaiterais visiter le manoir. Je dois, moi aussi, emprunter un objet. Mais rassurez-vous, j’ai le droit, je suis… il rechignait à le dire ne voulant pas paraître prétentieux.

- L’héritier de Merlin, compléta Arwald comme si cela coulait de source."

Devant l'étonnement de l'enfant, il continua.

" Rappelez-vous j'ai vu vos démêlés avec la gent poissonnière et j'ai surtout reconnu le bâton de magie, cher à l'Enchanteur. Si je puis me permettre, vous tâtonnez encore un peu, mais ayez confiance, jeune monsieur, cela devrait s’améliorer avec la pratique. Personne ne naît avec la magie infuse, quoique à la réflexion peut-être si. »

Visiblement décontenancé, et ne voulant pas froisser son hôte de marque, il roulait ses yeux ronds comme des billes et surdimensionnés dans tous les sens. Mais le plus étrange restait à venir. Tout à coup, une langue d’une longueur impressionnante jaillit tel un fouet de cocher hors de sa grande bouche. Il la déroula comme un tapis rouge dévale  avec envie des marches prestigieuses, avant de la rentrer à nouveau visiblement gêné.

« Ma langue crie famine.Désolé, les vieux réflexes ! Même sur moi, les enchantements cesseront bientôt d’agir. Le temps approche où je devrai revenir à mon ancienne vie de…

- De… Merlin essayait de mettre bout à bout tous les indices comme dans une énigme, et puis il eut peur de comprendre. Arwald n’était pas un humain !

- De caméléon, compléta le serviteur, qui jugeait sans doute la réponse un peu trop longue à venir. 

- Je vois, se contenta de répondre l’enfant, qui ne savait pas trop ce qu’il fallait dire dans de telles circonstances.

D’abord, un roi caché dans un chat, puis un écureuil irascible, et à présent un caméléon transformé en humain. Cette histoire devenait une vraie ménagerie !

« La magie dépérit, constata Arwald. Autrefois, nous étions presque une cinquantaine au service de la dame du lac. En plus du palais, il y avait un verger qui donnait en abondance les fruits les plus savoureux au monde, un jardin avec des herbes médicinales rares, des champs et même une petite église. Les domestiques disposaient chacun d’une confortable chaumière, formant un ravissant hameau. La maîtresse donnait des fêtes où ménestrels et jongleurs rivalisaient de talent.  

Il poussa un soupir de regret devant ce monde enchanteur envolé.

Mais la magie s’est dissipée insensiblement. Peu à peu, les champs ont disparu, puis le verger, même l’église et les habitations. Seul demeure le palais de la dame, mais si on regarde de plus près... »

Il n’acheva pas, laissant à Merlin le soin de constater par lui-même.

C’est là que l'héritier s’aperçut de la présence de petites fissures sur la façade de l’édifice. Il remarqua également que les élégantes tourelles brillaient moins que le reste du bâtiment, comme si elles commençaient à se faner, enfin quelques algues pâles tentaient de s’approprier des pans de mur. La magie de l’Enchanteur perdait de sa puissance, s’éteignant à petit feu.

« Vous voulez visiter le manoir, je serai donc votre guide pour l’occasion. Je vous avertis le ménage n’a pas été fait depuis des siècles.

- Je ne suis pas allergique à la poussière et quelques toiles d’araignées ne me font pas peur.

Le rassura Merlin, qui vu l’emplacement du château commençait à douter de la présence d’araignées.

- Pouvez-vous me dire quel objet vous recherchez. Le manoir est vaste, mais n’ayez crainte depuis le temps, j’en connais chaque recoin.

- Ne vous inquiétez pas, quand je le verrai, je le reconnaîtrai. » 

Il ne mentait pas, il ignorait à quoi ressemblait précisément le masque qui appartenait à l’enchanteur, mais il ne doutait pas que l’objet en question le reconnaitrait.

Arwald se dirigea vers l’édifice. Emu et admiratif, Merlin lui emboitait le pas. Il se pinçait pour être sur de ne pas rêver. Il allait pénétrer dans le manoir de cristal de la fée Viviane, c’était comme pénétrer dans le château de glace de la reine des neiges, un truc qui n’arrive que dans les rêves d’enfant. Mais le rêve prenait vie. Une porte qui ressemblait à un immense bloc de glace muni d’une prodigieuse serrure gardait l’entrée du bâtiment. Arwald sortit alors de la poche de son pantalon un impressionnant trousseau de clés aussi brillantes que le givre sur les vitrines matinales à Noël, de celles que l'on ne croise que dans les contes de fées.

« Il y a tellement de pièces, lança-t-il à l’attention de son visiteur. C’est mon petit jeu de retrouver la bonne parmi toutes ses jumelles.

Merlin leva les yeux au ciel, enfin vers la surface. Ils n’étaient pas sortis de l’auberge, enfin du lac !

Ca m’aide à passer le temps, dans cette étendue de solitude, poursuivit Arwald sans pour autant se presser.

- Le temps, justement je n’en ai pas beaucoup, je suis attendu à la surface. D’ailleurs, on doit déjà s’inquiéter de mon retard, lança-t-il inquiet.

- Que le jeune monsieur se tranquillise, le temps ne s’écoule pas de la même manière sous le lac de dame Viviane, intervint d’un ton rassurant le caméléon, tout en le scrutant de sa pupille qu’il faisait tourner comme une l’aiguille d’une montre que l’on remonte. Le garçon fut médusé par tant d’agilité oculaire.

- Comme dans « Les Chroniques de Narnia » ? s’enthousiasma-t-il désormais soulagé à cette idée. J’ai adoré ce livre. Les héros découvrent le royaume grâce à une armoire, qui est en quelque sorte la porte d’entrée. Personne ne s’inquiète de leur disparition, car dans notre monde leur absence a été brève, alors qu'ils passent des années à Narnia.

Merlin croisa néanmoins les doigts pour ne pas mettre autant de temps à débusquer le masque magique. La perspective d'années en tête à tête avec un caméléon affamé n'avait rien de réjouissant !

- Je n’ai pas trouvé cet exemplaire dans la bibliothèque, mais je le lirai à l’occasion. Cela a l’air plaisant, toute cette féérie, commenta poliment Arwald.

Notre héros ne put s’empêcher de trouver incongrue cette dernière remarque. De la féérie, la situation n’en offrait-elle pas à revendre ?  Il s’entretenait de littérature dans une sorte de bulle enchantée sous un lac magique devant le palais de la fée Viviane avec un gardien caméléon !

Un bruit de rouage le fit quitter sa réflexion, Arwald avait enfin déniché la bonne clé. Il poussa l’épaisse porte et invita le garçon à entrer. Etrangement, l’intérieur n’était pas sombre. L’enfant put à loisir admirer l’ouvrage de Merlin pour son aimée depuis le point où il se trouvait. Des plafonds hauts, un escalier monumental, et vraisemblablement des dizaines de pièces à explorer. Le tout en pierres grises ! Le contraste avec l'éclat de neige de la façade était saisissant. L'héritier effectua quelques pas prudents. La porte se referma violemment sur lui, comme si une main invisible l'avait claquée .

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Baladine
Posté le 25/08/2022
Quelle féérie ! Très beau chapitre, encore une fois, tu nous guides de surprises en surprises de ton clavier espiègle et expert. C'est un plaisir, j'aime beaucoup ce majordome cultivé à la langue bien pendue ! Le passage-souvenir avec Viviane qui demande à Merlin de lui enseigner le sort qui l'enfermera est très beau, avec un effet très réussi qui le coupe de la réalité au point que notre héritier doute de ce à quoi il vient d'assister. J'imagine qu'on en apprendra plus un peu plus tard !
Remarques en vrac :
- la menace à nageoires => j'aime bien
- Etonnement, il constata qu’il n’était pas trempé, ses cheveux pas mouillés, ses vêtements pas même humides. => étonnamment, mais je pense que ce n'est pas le bon adverbe à utiliser ici, parce qu'on dirait que ce qui est étonnant, c'est le constat de notre héros, et non le fait qu'il ne soit pas trempé. Pour que l'étonnement se porte sur l'action et non sur la pensée du personnage, il faut soit déplacer l'adverbe "il constata qu'il n'était étonnamment pas trempé", soit mettre un adjectif "Étonné, il constata que..." (désolée si j'ai tendance à développer un peu trop et si j'enfonce des portes ouvertes :D) Il me semble aussi qu'il y a beaucoup d'étonnements, et d'étonnamment dans ce chapitre.
- L’homme se plia dans une révérence un peu guindée. => j'aime beaucoup cette image !
- aurait sans doute discouru pendant des heures et poursuivit => vi
- il roulait ses yeux ronds comme des billes et surdimensionnés dans tous les sens. Mais le plus étrange restait à venir. Tout à coup, une langue d’une longueur impressionnante jaillit tel un fouet de cocher hors de sa grande bouche. Il la déroula comme un tapis rouge dévale avec envie des marches prestigieuses, avant de la rentrer à nouveau visiblement gêné. => J'adore le serviteur-caméléon. J'aime aussi ton commentaire sur l'histoire qui devient une vraie ménagerie, c'est le genre de prise de distance ironique du narrateur que j'aime bien, chez toi !
A très vite !
Laure Imésio
Posté le 28/09/2022
Bonjour Claire,
Merci pour tes compliments qui me touchent infiniment. Merci également pour la minutie de tes commentaires. c'est toujours un régal de les lire et d'échanger les impressions de lecture sur l'histoire et l'écriture. A bientôt.
Hortense
Posté le 16/08/2022
Bonjour Laure,
Un vrai plaisir que ce chapitre qui coule comme une menthe fraîche. Rien à redire sur la forme. J'ai beaucoup aimé l'ami caméléon et toute la description de cet univers enchanté. Bien que la fin "la porte se referma violemment" pourrait annoncer qu'il n'est pas autant enchanteur qu'il y paraît.
Au plaisir de poursuivre !
Laure Imésio
Posté le 16/08/2022
Bonsoir Hortense,
Merci infiniment pour ton commentaire. C'est très encourageant. J'espère que la suite continuera à être aussi agréable qu'une menthe fraîche surtout par les temps qui courent ! A bientôt !
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