Le lac de Viviane

A partir de ce moment-là, Merlin n’écouta que distraitement le spectacle des conteurs. Pourtant, Morgane avait fait son entrée en scène en tant que comédienne. Fini de jouer les ménestrels ! Coiffée désormais de sa capuche, son côté sombre s’accentuait, ses yeux se détachaient davantage. Ils arrachaient cris de surprise aux enfants, interrogations aux parents. Elle se mesurait à Merlin.

« Retourne dans ta forêt avec tes biches et tes écureuils, et laisse le destin s’accomplir ! Toi, qui peux voir l’avenir, tu sais que malgré tous tes efforts, la chute d’Arthur est inéluctable. C’est mon fils Mordred qui régnera bientôt. Ce n’est que justice ! »

Par cette dernière phrase, elle suggérait sans doute, qu’elle était la fille légitime de la comtesse Ygerne et du duc de Tintagell. Celle-ci une fois veuve, avait été couronnée reine en épousant le roi Uter Pendragon, le père d’Arthur. Léonard avait éprouvé bien des difficultés à expliquer à son jeune garçon la naissance obscure du célèbre héros. Lorsque le petit Merlin, assoiffé de légendes, l’avait bombardé de questions, son père avait livré des explications embarrassées. L'enfant avait compris, puis lu qu’Uter très amoureux de la comtesse, avait pris une nuit grâce à Merlin l’apparence de son mari, parti à la guerre. Celle-ci bernée par l’illusion, l’avait accueilli comme son époux. Cette supercherie avait conduit la duchesse à  tromper le duc sans le savoir, et c'était à cette infidélité non consentie qu'Arthur devait sa naissance et son titre. Cela expliquait la rancœur et même la haine de Morgane à son égard.

Les spectateurs se montraient captivés par les récits et les échanges des personnages, les acteurs restaient concentrés sur leurs rôles. Le garçon jugea qu’il ne s’offrirait pas de meilleure occasion pour s’éclipser. Il avait décidé de répondre à l’appel du miroir d’eau de Viviane. Discrètement, il quitta le groupe et chercha un coin du lac déserté des touristes. Il avait acquis une conviction. S’il réfléchissait trop, il allait tergiverser et au final, reculer. Ne pas laisser au doute le temps de s’insinuer. Croire ou ne pas croire que la magie opérait encore en ce lieu, telle était la question. S’il se trompait, il risquait d’y perdre la vie, il le savait. L’enfant fut pris d’un instant de folie féerique et décida de tenter le tout pour le tout. Il ôta ses chaussures et ses chaussettes, les déposa sur le bord, poussa un grand soupir et se lança dans cette entreprise insensée. Un léger vent portait dans l'air la rumeur de la voix des conteurs. Des applaudissements nourris retentissaient. Un voile de tristesse couvrit l'héritier. Il se rappela la promesse faite à son père, lorsqu'il l'avait surpris sur les bords d'un autre lac, celui d'Awena. Il avait beau se dire que c'était un cas de force majeure, il trahissait sa parole et la confiance de Léonard. Un bref instant, il imagina ses parents éplorés et leur détresse face à sa disparition. Son coeur se serra et il sentit ses forces le déserter.

Le contact de l’onde le fit frémir et chassa les présages de douleur. Pas la température idéale pour prendre un bain ! Pourtant, il continua d’avancer avec courage, oubliant les algues, la vase, ou encore les insectes. Le rivage rassurant s’éloignait, tandis que le fond se troublait. Bientôt il n’aurait plus pied. Et si aucun phénomène magique ne se produisait, il se noierait à l’abri des regards sans personne pour le sauver. Cette perspective l’effrayait et provoquait des battements incontrôlés dans sa poitrine, doublés d’un intense mal de ventre. Alors, il pensa à Espéride qui coulait dans ses veines, à Sapristi qui abritait Arthur, au grimoire, à Awena et même à l’écureuil antipathique qui lui avait servi de « maître d’armes » ! Il ne les avait pas imaginés.

Bizarrement, une de ses lectures lui revint en mémoire, alors qu’il se trouvait peut-être sur le point de dire adieu à sa jeune vie. Il se souvint de Lancelot qui pour sauver Guenièvre enlevée par un affreux chevalier, devait franchir un pont réputé infranchissable, car constitué d’une lame tranchante et glissante placée à la verticale : le pont de l’épée. Si l’on tombait dans la rivière qu’il surplombait, on périssait à coup sur. La description de ces eaux glacées, noires et tourbillonnantes l’avait hanté quelques nuits. Elles ne prenaient pas que les corps, mais s’emparaient également des âmes. Le brave, qui parvenait héroiquement sur l’autre rive, se trouvait aux prises avec deux lions féroces. On lisait dans leurs regards impitoyables, l’ardeur sauvage que leurs crocs mettraient à déchiqueter la chair et à broyer les os de leurs pauvres victimes. Lancelot, le meilleur des chevaliers, découvrait par la suite que les fauves n’étaient qu’une illusion, destinée à éprouver la vaillance des chevaliers. Et bien, Merlin décida qu’il en allait de même de ses craintes de sombrer à jamais dans cette eau visqueuse, filandreuse…bref riche en adjectifs en « euse » ! Il fit un pas de plus. Un petit pas pour lui, un grand pour la magie ! A ce moment là, si quelqu’un l’avait observé, il l’aurait vu disparaitre d’un coup  aussi sec qu’inattendu. Merlin s’était envolé de la surface en une fraction de seconde comme dévoré par une créature invisible, aussi mystérieuse qu’un vieux monstre écossais.

Happé par un prodigieux tourbillon, l’enfant tournait comme prisonnier d’une valse ensorcelante. Emprisonné dans un immense cornet d’eau qui décrivait des spirales, il se dirigeait à une vitesse vertigineuse vers les profondeurs du lac. L’aspirant magicien criait, hurlait de peur, de surprise et de douleur, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Juste des bulles, qui s’évanouissaient presque aussitôt. Le plus incroyable, c’est qu’il respirait sous l’eau sans effort, sans équipement, bref « magiquement ». De grosses carpes pourtant tranquilles à l’accoutumée s’étonnaient de la présence de cet intrus et semblaient tenir conciliabule. Le petit monde caché du lac avait perdu l’habitude de ce genre d’attraction. Enfin, le tourbillon ralentit et tel un ascenseur parvenu à destination, il s’immobilisa devant la chose la plus incroyable que Merlin ait jamais vue jusqu’alors. Un magnifique manoir brillant comme le cristal recouvert d’un immense dôme transparent qui le protégeait des eaux et des curieux aquatiques. On aurait dit une boule à neige contenant un monument célèbre qui avait fait le vide autour d’elle pour préserver son intimité.  

Un  « oh » de stupeur fit surgir une grosse bulle. Soudain, le tourbillon sans crier gare se mit à rétrécir, et relâcha son étreinte. Dans un étrange soubresaut final, il livra l’enfant aux pieds de l’impressionnante cloche qui protégeait le manoir féérique. Enfin, il disparut aussi brusquement qu’il était apparu. Merlin se trouva dans une posture peu flatteuse. Il avait atterri sur les fesses après son incroyable voyage. Il tremblait de tous ses membres, mais il respirait encore. Malgré tous les phénomènes magiques auxquels il avait assisté, son esprit ne parvenait pas à intégrer ce qui était en train de lui arriver. Il inspecta ses membres pour vérifier que rien d’étrange n’avait surgi sur sa personne. Rien, pas de branchies. Lui, qui ne savait même pas nager, respirait désormais comme un poisson dans l’eau. Certes, il avait l’impression d’être passé dans l’essoreuse d’une machine à laver, mais qui pouvait se vanter d’un tel exploit. Il se releva difficilement et décida d’observer à travers le dôme. Le sol sur lequel l’avait « dégluti » son étrange moyen de locomotion était ferme. Il s’y déplaçait avec aisance, pas le moindre sentiment d’apesanteur. Quel monde étrange et captivant !

Il aurait dû rajouter « périlleux ». Un énorme poisson qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à un monstre marin préhistorique fonçait droit sur lui. Ses intentions belliqueuses ne faisaient aucun doute. Ses écailles ressemblaient à une cuirasse, deux crochets immenses se trouvaient à chacune des extrémités de son impressionnante bouche, quoique dans son cas, gueule, convenait beaucoup mieux. Son œil rouge sang dissimulé à moitié sous une demi-paupière acheva de glacer définitivement le sang de notre infortuné héritier. Il se rapprocha instinctivement du dôme, mais les lieux semblaient avoir été désertés. Pas âme qui nage. L’affreux monstre gagnait dangereusement du terrain, il décrivit des mouvements circulaires autour du château de plus en plus rapides et rapprochés, une sorte de parade de guerre. Merlin n’hésita plus. Il ne disposait que d'une arme, il était temps de l’utiliser. Hors de question qu’il finisse son épopée magique dans l’estomac d’un poisson, fut-il préhistorique ! Cependant, Espéride se refusait à apparaître. L’ennemi sentait son désarroi. Il claqua un grand coup de queue, tout près de Merlin qui eut juste le temps d’esquiver. Son extrémité frôla la joue de l'héritier, il en ressentait une douloureuse brûlure. Le seul atout de l'enfant résidait dans sa petite taille qui le rendait bien plus agile et mobile que la grosse et lourde carcasse de son adversaire. La créature se préparait pour un deuxième passage. Pas sûr, que Merlin y survive. Et puis, il rembobina le fil de ses pensées. Cet horrible monstre n’avait qu’un œil. C’était le moment de démontrer qu’être un intello pouvait vous sauver la vie. Il se félicita d’avoir lu Homère et se prépara à livrer sa première bataille.

Il souffla, se concentra sur ses gestes et Espéride consentit enfin à se matérialiser. Alors oui, il ne possédait que peu d’aptitudes physiques, mais il lui fallait tenter le coup, s’il voulait s’en sortir. Lorsque la bête approcha et livra son œil sanguinaire à sa vue, comme pour le défier, le petit Merlin, jeta de toutes ses forces mentales et physiques le bâton de magie en direction de celui-ci. L’aveugler, comme Ulysse l’avait fait des siècles avant lui pour échapper à l’infâme et cruel cyclope. Il visa juste ou alors la magie lui donna un coup de pouce, Espéride, transformée en javelot fantastique, s’abattit dans la pupille de son ennemi. Les cercles d’animaux dansèrent et s’enfoncèrent profondément, douloureusement. Une trainée de sang confirma la réussite de l’entreprise de l’héritier. Il ferma les yeux et rappela à lui Espéride.

Le garçon éprouvait un profond sentiment de confusion. Des émotions très différentes se télescopèrent dans son petit être qui contenait l’esprit d’un très grand. A la fois heureux de son premier succès, il ressentait un profond malaise devant ce monstre blessé qui souffrait. D’ailleurs, la bataille était loin d’être gagnée, le dur à cuire ne renonçait pas. Pire, l’animal voulait se venger de l’affront. Même aveugle, il demeurait déterminé à dévorer sa victime, tel un requin qui ne lâche pas sa proie. Sa queue balayait les flots au hasard, ses crochets passaient tout près de Merlin, qui accroupi les mains sur sa tête, attendait qu’il se lasse. Il essayait de se faire le plus petit possible, mais le monstre revenait sans cesse à la charge, lutteur implacable.

L’enfant avait envie de tambouriner sur la paroi du dôme pour qu’il le délivre de cette créature, lui offre son hospitalité, mais il se retint. Si une bonne âme habitait le prodige, elle l’aurait sans doute déjà accueilli et sauvé. Au contraire, tout autour de lui semblait désespérément insensible à ce combat. Ce manoir splendide avait un faux air de château de la belle au bois dormant, calme et somnolent.

Un nouveau passage faillit l’assommer. La bête découvrit alors son immense mâchoire avant de la claquer tout près de lui. Merlin imaginait sans peine des rangées de dents acérées comme des sabres, impatientes de le découper en lambeaux. A croire qu’elle sentait sa présence ou disposait d’un deuxième œil invisible. Et puis agacée, elle donna un grand coup de queue, comme un fouet féroce. Merlin recroquevillé jusque là, en perdit l’équilibre et roula à quelques mètres du château. En revanche, la queue de l’animal heurta la barrière invisible. Notre jeune héros quitta sa posture de repli et ouvrit des yeux effarés. Sous un choc aussi fantastique, il s’attendait à ce que la cloche semblable à du verre se fissure et se brise en mille éclats. Cela n’advint pas. C’est même tout le contraire qui se produisit. Les écailles du monstre qui avaient touché le dôme devinrent incandescences. La bête tressaillit et se contorsionna sous la douleur. Mais il était trop tard pour lui. Peu à peu tout son corps s’embrasa inéluctablement. Il rassembla ses forces pour quitter les lieux et bientôt Merlin ne distingua plus qu’une immense torche qui essayait de rejoindre la surface, tel un sous-marin en flammes. Les profondeurs du lac tremblaient d’une plainte insupportable. Touché-coulé ! Qui avait prononcé cette phrase ? Personne. C’était impossible de parler aussi distinctement sous l’eau. D’ailleurs, à part des bulles, rien ne sortait de sa bouche. Il l’avait simplement pensée.

Il n’en revenait pas : du feu sous l’eau et un bouclier qui consumait les hôtes non désirés. Pas besoin de douves, de fossé  ou de pont levis. L’Enchanteur ne manquait pas d’imagination pour préserver ses trésors. Après avoir vu  à l’œuvre la magie qui défendait le domaine de Viviane, le garçon s’approcha avec grand respect de ce qui lui faisait penser jusque là à une inoffensive cloche, mais qui se révélait loin de l’être. Certainement un code ou quelque chose du même ordre permettait d’être invité à y entrer sans danger, mais il ignorait ce secret. Alors, après avoir retourné la question dans tous les sens, encore une fois, il se résolut à faire ce qui paraissait le plus insensé. Il avança sa paume vers la paroi magique.

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Baladine
Posté le 23/08/2022
Quel plaisir, cet imaginaire, le narrateur stendhalien qui se moque de son petit personnage, l'enchainement des actions et des images plus magiques les unes que les autres ! C'est un vrai plaisir !
Je fais des remarques, mais c'est vraiment pour le plaisir de chipoter :
- provoquait des battements incontrôlés dans sa poitrine (l'instant chipouillage : les battements de coeur sont toujours incontrôlés :D)
- cette eau visqueuse, filandreuse…bref riche en adjectifs en « euse » ! => si c'est vraiment le cas.... on veut plus, des adjectifs en "euse" ! ;) vaseuse, sablonneuse, mystérieuse, artificieuse, curieuse, crapuleuse, astucieuse, mielleuse, pernicieuse, dangereuse, tortueuse, périlleuse, belliqueuse, affreuse, ensorceleuse !.... (c'est qu'après avoir fait cette remarque, j'ai commencé à regarder tous les adjectifs et mots que tu avais employés, et qui pourraient devenir des adjectifs en "euse" et c'est rigolo... du coup je mets une heure à lire ton chapitre et rédiger le commentaire... bon je me reconcentre.)
- pas âme qui nage => ça m'a fait rire !
- [là, c'est la minute dino] quel petit garçon normalement constitué ne connait pas ses dinosaures par cœur ? Ca m'étonne qu'il sache aussi bien son Odyssée et son cycle du Graal, mais pas identifier le dino qui lui fonce dessus. https://dino-jurassic.com/blogs/blog-dinosaures-jurassique/plus-grand-dinosaure-marin
- ça m'étonne que Merlin pense frapper la paroi qui recouvre le château, mais que, sans même essayer, il y renonce (alors que lancer une épée dans l'oeil d'un monstre marin ne lui fait pas peur), quel drôle de petit personnage ! D'autant plus drôle que la fin, sur un ton héroïcomique, finit sur cette même action, qu'on attendait quand même depuis un bout de temps !
A bientôt !
Laure Imésio
Posté le 23/08/2022
Bonsoir Claire,
Merci beaucoup pour le temps que tu as consacré à la lecture de ce chapitre et à la rédaction de ton commentaire. C'est très enrichissant de lire tes impressions et tes remarques judicieuses. N'hésite pas à faire ta chipoteuse, j'adore :) et puis cela me sera très utile au moment de la réécriture. A bientôt.
Hortense
Posté le 01/08/2022
Bonjour Laure,
Merci de nous remettre en tête la légende d’Arthur. Ces précisions arrivent au bon moment, même si l’on en connaît les grandes lignes.
Beaucoup d’émotions dans ce chapitre et une jolie trouvaille que le tourbillon ascenseur. Les descriptions sont parfaites et permettent de bien visualiser toutes les scènes.
Je ne suis pas déçue, bien au contraire et toujours une fin qui attise la curiosité ! Bravo
Juste une petite interrogation :
- les cercles d’animaux dansèrent : un peu énigmatique, il faut préciser
À très bientôt
Laure Imésio
Posté le 01/08/2022
Bonjour Hortense,
Merci beaucoup pour ton commentaire. Il m'aide à y voir plus clair. J'hésitais sur le rappel au début, pensant que ce serait peut-être ennuyeux. Comme je ne suis pas trop rodée aux scènes d'action, je ne savais pas non plus, si c'était visuel, plausible, trop long ou au contraire pas assez détaillé. J'explore le genre et je remets ça au prochain chapitre ! Cela me promet de belles heures d'écriture. A bientôt !
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