— Assaut —

Par Flo_M

Après vingt bonnes minutes d’explications – et une fois son assiette terminée –, Claire avait préféré écourter la soirée pour rentrer au plus vite auprès de son compagnon à quatre pattes, qui finalement ne semblait pas tant traumatisé par sa rencontre avec les cambrioleurs. Les deux jeunes femmes s’étaient ensuite attelées à remettre un peu d’ordre dans l’appartement, non sans avoir pris quelques photos pour l’assurance. Cette tâche accomplie, Alicia avait décidé de prendre congé. Elle avait demandé à Claire si elle ne souhaitait pas venir dormir chez elle, au vu des évènements, mais son amie avait décliné son invitation.

— S’ils essaient de revenir, je serais équipée, lui avait-elle répondu avec un sourire faussement assuré.

 Intérieurement, elle était terrorisée par l’éventualité que les intrus reviennent, mais elle ne pouvait pas laisser son appartement sans surveillance si tôt après ce qui s’était passé. Étrangement, et sûrement parce que le sommeil et le stress de la veille avaient fini par la rattraper, elle passa une meilleure nuit que la précédente.

 

Claire arriva de bonne heure au bureau, fraiche et dispo pour une bonne journée de travail. Elle avait décidé de venir aux aurores afin de pouvoir partir plus tôt le soir et passer au commissariat, comme les deux policiers le lui avaient conseillé la veille. La journée se déroula comme à son habitude entre deux ragots de Lisa et trois piles de dossiers à faire diminuer. Arrivée en fin de matinée, Claire regarda sa montre et se décida à partir à la recherche de sa collègue afin d’organiser leur déjeuner. Elle avait essayé de lui envoyer un SMS depuis plusieurs minutes, mais le message « échec envoi » ne cessait de clignoter sur son téléphone, alors que le réseau semblait s’être fait la malle. Et c’est pour ça qu’on paie si cher de forfait ? soupira-t-elle en enfilant sa veste. Elle vérifia que le carnet rouge de son aïeul était bien dans sa poche et partit à la recherche de son amie. Elle avait l’intention de montrer sa découverte à Lisa depuis la veille, mais elle attendait de se retrouver seule avec elle pour partager son secret. Cela devait faire plus d’une heure qu’elle n’avait pas entendu son amie jacasser et elle se demandait où elle avait bien pu passer. D’ailleurs, le plateau était désert. Sûrement vidé par l’appel du ventre, se dit-elle. Elle s’approchait du couloir menant à l’ascenseur quand un bruit assourdissant retentit à travers le bureau.

Les mains plaquées sur les oreilles, elle essaya de comprendre ce qui venait de se passer.

— Qu’est-ce que c’était que ça ? gémit-elle en regardant autour d’elle.

C’est à ce moment qu’elle vit un de ses collègues, le stagiaire dont elle avait toujours du mal à se souvenir du prénom, s’approcher d’elle, les mains serrées sur l’estomac.

— Tu vas bien ? lui demanda-t-elle. Tu es… malade ou autre chose ?

Elle vit alors du sang s’écouler entre les doigts du malheureux stagiaire.

Tim – elle venait de s’en souvenir – tendit une main dans sa direction et Claire vit qu’elle était ensanglantée.

— Oh, mon dieu, qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase que Tim s’effondra dans ses bras, immobile. Elle sut à cet instant qu’il était mort.

La panique commença à monter en elle, mais elle n’eut pas le temps de la laisser se déverser. Au même moment, elle entendit des pas lourds arriver en provenance du couloir de l’ascenseur. La voix gutturale qui les accompagnait n’avait rien pour rassurer la jeune femme. Une seconde voix répondit à la première dans une langue qui lui sembla être du hollandais.

Claire comprit que ces deux hommes ne faisaient pas partie des secours. Elle se précipita vers la salle la plus proche, qui se trouvait être la salle du courrier. Chaque étage du bâtiment abritait un petit espace réservé au tri et à l’affranchissement des lettres et des divers paquets que pouvait expédier un service de gestion comme le sien. Elle n’aurait jamais imaginé qu’il puisse servir d’abri en cas d’urgence, mais l’heure n’était pas à la réflexion.

Elle se plaqua contre la porte, mais réalisa vite que ce n’était pas la meilleure mesure de protection qu’elle pouvait appliquer. Alarmée, elle regarda fiévreusement autour d’elle en quête d’une échappatoire. Son regard se porta sur l’ancienne machine à découper le papier qui trônait là depuis des années. Avec ses airs de machette fixée à une table de découpe, elle attira tout de suite l’œil de la jeune femme. D’après ses collègues, l’antique appareil provenait d’un ancien déménagement et bien que personne ne s’en soit jamais servi, il semblait trôner au milieu de la petite salle du courrier tel un trophée. Ou comme le sabre de samouraïs qui décore le salon de mon frère, pensa Claire en s’en approchant avec déférence. Elle venait d’avoir une idée. Ce n’était sans doute pas la plus brillante des idées, mais si les deux hommes qu’elle avait entendus dans le couloir venaient à passer la porte, elle aurait peut-être de quoi se défendre. Devant l’urgence de la situation, Claire n’avait pas pris le temps de réfléchir à ce dont elle venait d’être témoin. Le bruit assourdissant qu’elle avait entendu était-il vraiment celui d’une arme à feu, comme elle était venue à le croire en voyant Tim tomber dans ses bras ? Et les deux hommes s’approchant dans le couloir, qui étaient-ils ? Des terroristes ? Avec un accent comme le leur, c’était peu probable. Alors quoi d’autre ? Des braqueurs ? Il n’y avait rien à braquer dans le bâtiment. Si ce n’était… les laboratoires ? Mais ils ne se trouvaient pas à cet étage et pourquoi abattre ce pauvre Tim ? Rien de tout ça n’avait de sens et Claire savait qu’elle n’avait pas le temps d’y réfléchir. Si son collègue s’était fait tirer dessus, il n’y avait aucune raison qu’elle n’encourt pas le même risque. À cette pensée, un regain d’énergie, sûrement celle du désespoir, afflua en elle et lui permit d’arracher la lame de l’antique guillotine. Heureusement pour elle, l’appareil déjà ancien n’offrit pas beaucoup de résistance et Claire se sentit tout de suite rassurée par le poids de la lame qu’elle tenait en main. Ce n’est pas Excalibur, mais ça fera l’affaire, tenta-t-elle de se rassurer. Elle avait fait de l’escrime quand elle était à l’université, mais ce n’était pas les souvenirs de ces anciens cours qui viendraient la sortir d’affaire. Pour faire bonne mesure, elle empocha deux coupe-papiers, bien moins impressionnants que leur grande sœur, mais qui pouvait toujours servir. Pressée par l’urgence de trouver de quoi se défendre, Claire n’avait pas prêté attention aux bruits de pas qui se rapprochaient de la pièce où elle s’était réfugiée. Heureusement que ces pachydermes ne sont pas plus discrets, se dit-elle en se positionnant le long du mur, à proximité de la porte. S’il y en a un qui essaie d’entrer, je me le fais, se dit-elle avec un semblant de courage qui ne tarda pas à fondre comme neige au soleil, alors que la poignée commençait à s’abaisser.

La porte s’entrebâilla et la première chose que Claire aperçut fut le canon d’un fusil à pompe. Le peu de courage qui lui restait s’évapora et elle commença à trembler de tout son corps. Elle allait mourir. Seule et dans une pièce destinée à affranchir du courrier… Une sonnerie de réveil caractéristique résonna alors à travers l’étage. Cet ancien et affreux réveil qui avait la manie de sonner n’importe quand dans la journée. Claire s’y était habituée depuis le temps, mais l’homme ne s’attendait pas à ça. Il sursauta et détourna la tête un instant. Claire ne sut jamais si c’était la pensée déprimante de mourir dans cette pièce ou le bruit réconfortant d’un objet familier qui lui donna le courage nécessaire pour porter le premier coup, mais c’est ce qu’elle fit. Elle profita de cette diversion bienvenue pour abattre la lame de la trancheuse à papier avec toute l’énergie que seul un instinct de survie peut prodiguer. Le cri de douleur qui s’ensuivit confirma à Claire que la vieille lame était loin d’être émoussée. Sachant qu’elle avait là sa seule chance de survie, elle se précipita sur le fusil que l’homme venait de lâcher, l’épaula et sans réfléchir, appuya sur la queue de détente. Surprise par le recul de l’arme, elle se retrouva propulsée en arrière par la décharge. Elle percuta l’étagère destinée aux expéditions et sous une pluie d’enveloppes voletantes, elle regarda l’homme qu’elle venait de tuer s’effondrer sur le sol.

Bien que choquée par l’acte qu’elle venait de commettre, Claire n’eut pas pour autant le temps de s’en émouvoir. Le collègue de l’homme abattu arrivait déjà à son secours. Serrant la crosse de l’arme dans sa main, Claire enjamba le cadavre encore fumant de son mystérieux agresseur et déboula dans le couloir comme une furie. Le deuxième assaillant eut à peine le temps de réagir à sa présence qu’elle faisait déjà pleuvoir un déluge de feu sur lui.

À bout de souffle et surtout éreintée par ce qu’elle venait de commettre, plus que par l’effort physique que ça lui avait demandé, elle se laissa glisser le long du mur le plus proche en contemplant son carnage.

Mais qu’est-ce que je viens de faire ? se demanda-t-elle, encore abasourdie par le double homicide dont elle venait de se rendre coupable. Tu viens de te sauver la vie, lui souffla une deuxième petite voix, visiblement plus pragmatique que la première.

Elle allait s’accorder un moment de repos – bien que la prudence aurait voulu qu’elle coure se cacher ailleurs –, quand elle entendit un son en provenance de son espace de bureaux. Elle crut y déceler comme un gémissement. Prenant son courage à deux mains, elle empoigna l’arme qui venait de lui sauver la vie, et se dirigea vers la source du bruit. Elle savait cette décision dangereuse (suicidaire même, lui souffla sa petite voix pragmatique), mais le plateau était le seul chemin vers la sortie la plus proche et elle craignait que ce gémissement soit celui d’un de ses collègues. Si elle avait l’opportunité de sauver, ne serait-ce qu’une personne de ce massacre, elle tenterait le tout pour le tout. Elle, qui avait toujours pensé être une trouillarde, trouva un certain réconfort en réalisant qu’elle ne cédait pas si facilement à la peur. Elle se glissa doucement à l’abri derrière le premier bureau et une voix l’interpella. Une voix féminine avec un fort accent allemand. Mais qu’est-ce qui se passe ? se demanda Claire. Des Hollandais, une Allemande… et c’est à ce moment qu’elle comprit. Des mercenaires.  Mais que cherchent-ils ici ? La réponse ne tarda pas à lui venir de l’autre côté de la pièce.

— Vous, derrière le bureau ! Nous recherchons une dénommée Claire Manahau. Si vous nous dites où la trouver, nous vous laisserons partir en vie et nous libèrerons celle-ci.

Celle-ci ? Oh non, réalisa Claire. Elle a un otage. Elle se relava doucement en prenant soin de pointer son arme en direction de la ravisseuse. Elle eut un choc en apercevant le visage de l’otage. Lisa. Son amie. Lisa était là, devant elle, le canon d’un pistolet enfoncé dans la joue droite. Claire sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle se sentait soudain impuissante et tout le courage qu’elle avait ressenti quelques secondes auparavant s’évapora tel un mirage en plein désert. Elle déglutit difficilement et parvint à articuler.

— Je suis Claire Manahau.

Elle marqua une pause, inspira profondément et reprit :

— Relâchez-la et je me rendrai !

Une question la taraudait, mais elle savait que ce n’était pas le moment de la poser, la vie de son amie était dans la balance. C’est en se demandant ce que ces gens pouvaient lui vouloir qu’elle attendit la réponse de la mercenaire. Celle-ci prenait son temps. Apparemment, elle chuchotait dans un micro-oreillette, sûrement pour annoncer à ses camarades qu’elle avait trouvé leur cible. Lisa pleurait silencieusement, le canon de l’arme toujours fiché dans sa joue. Finalement, la mystérieuse Allemande s’adressa à Claire.

— Oui, tu es bien celle de la photo. Mais ça ne va pas se passer comme ça. Tu vas poser ton arme doucement sur le sol et après je libèrerai la fille.

Claire ne savait pas quoi faire. Elle ne s’attendait pas à ce que la femme discute ses conditions, mais c’était elle qui avait un otage. Elle ne pouvait qu’obtempérer si elle voulait sauver la pauvre Lisa.

Sans dire un mot, elle se baissa doucement et déposa le fusil sur le sol. La mercenaire acquiesça en silence et c’est alors que tout bascula. Le monde que Claire connaissait vira au cauchemar en une seconde qui lui parut durer une éternité. Comme dans une scène filmée au ralenti et avec une étonnante précision, elle vit le doigt de la mercenaire presser la détente de son arme. Puis le regard suppliant de son amie vira au rouge tandis que le feu de la détonation lui embrasait le visage. Un visage que Claire avait connu tour à tour souriant, boudeur ou bienveillant. Un visage qui lui était devenu si familier, et qui arborait un sourire si souvent espiègle et un regard pétillant, débordant de joie de vivre. Un visage qui disparut en un instant et pour toujours.

Claire se laissa tomber au sol en poussant un hurlement de désespoir. Rien ni personne n’aurait jamais pu la préparer à vivre un tel choc et elle se retrouva à genoux, en proie à un sanglot incontrôlable. Ses nerfs étaient en train de lâcher et son cerveau, saturé par des informations qu’il n’arrivait pas à assimiler, se laissa submerger par la douleur.

La mercenaire lâcha le corps de Lisa comme une vulgaire poupée, mais bien que Claire continuât à regarder dans cette direction, elle ne s’en aperçut pas. La femme franchit la distance qui les séparait en quelques enjambées et éloigna d’un coup de pied rageur le fusil que Claire avait lâché quelques secondes auparavant. Elle attrapa la jeune femme par le col de son chemisier et la força à se relever.

— Bien. Maintenant, tu vas être plus coopérative, lui asséna-t-elle avec un sourire mauvais.

C’est à ce moment que le cerveau de Claire décida de redémarrer. Elle se demanderait longtemps si c’était le contact de la peau froide de la mercenaire, ou l’intonation mauvaise dans sa voix qui l’avait ramenée à la vie, mais elle se remit à réfléchir à une vitesse fulgurante. Comme par réflexe, elle s’empara d’un des coupe-papiers qu’elle avait glissé dans sa poche et le planta avec violence dans la jugulaire de la mercenaire. Celle-ci, prise de court par la vitesse de l’attaque et le brusque retour à la réalité de Claire, ne parvint pas à se défendre à temps. Elle posa la main avec lenteur sur le morceau de métal qui dépassait de sa gorge et glissa doucement au sol pendant que Claire regardait la vie quitter ses yeux.

La jeune femme resta un moment le regard perdu dans le vide. Bien que son cerveau se soit remis à fonctionner, il avait encore du mal à assimiler toutes les informations qui venaient de lui être envoyées avec brutalité. Son amie était morte et elle gisait à quelques pas de là, dans une mare de son propre sang. À ses pieds, une inconnue gisait, elle aussi, dans son sang, mais elle avait connu un sort plus que mérité. Et à quelques mètres derrière elle, c’étaient deux hommes qui venaient de mourir par sa main. Claire inspira profondément et regarda à ses pieds. Elle y vit le pistolet qui avait ôté la vie à Lisa et bien que cette arme eût dû lui inspirer un profond dégout, elle s’en empara en se disant qu’il ne serait que justice si elle lui permettait d’envoyer d’autres de ces pourritures en enfer.

Elle s’approcha de son amie et ne put retenir ses larmes alors qu’elle contemplait son visage dévasté.

— Je te fais la promesse qu’ils paieront pour ça, lui dit-elle en s’agenouillant à ses côtés.

Elle serra une dernière fois Lisa dans ses bras, sans se soucier de souiller un peu plus son chemisier qui avait déjà adopté une teinte rouge sombre. Elle se releva ensuite pour s’emparer d’une veste sur le porte-manteau le plus proche, afin d’en recouvrir le corps sans vie de son amie.

 

À présent, elle avait le choix : l’ascenseur, l’escalier principal, ou l’escalier de service desservant la sortie de secours. Ces trois choix lui paraissaient équivalents et elle était encore en train d’y réfléchir quand l’affichage de l’ascenseur s’alluma. Quelqu’un était en train de monter. Il ne lui restait plus que deux choix et elle décida de prendre la porte de gauche. L’escalier de service. Quand on ne sait pas, on va à gauche, avait-elle l’habitude de dire quand elle était plus jeune et qu’elle trainait avec Alicia. Le souvenir de son amie, bien vivante, la ramena à celle qui n’avait pas cette chance. Ce n’est pas le moment, se réprimanda-t-elle. Tu la pleureras plus tard, et en descendant une bouteille de sa vodka préférée, se promit-elle. Elle s’engagea dans l’escalier de gauche en tentant de se remémorer d’où leur venait cette manie de toujours tourner à gauche quand elle et sa meilleure amie se perdaient sur la route d’un bal de campagne. Ça datait de leur enfance, puis ça s’était enraciné à l’époque où elles venaient à peine d’avoir leur permis de conduire. Encore une lubie d’adolescente, se dit-elle. Mais si ça me permet de sortir d’ici vivante, je continuerais d’honorer la tradition.

 

À peine eut-elle franchi le seuil de la porte, que le carillon de l’ascenseur tinta. Les portes s’ouvrirent pour laisser apparaitre une jeune femme toute de noir vêtue et à ses pieds deux mercenaires, inconscients ou morts. Une arme de poing à la main, elle se dirigea vers les premiers cadavres qu’elle aperçut, loin de la porte de service et de sa fugitive.

 

Claire descendait l’escalier avec prudence. Elle serrait la crosse de son arme, à s’en faire blanchir les articulations. Respire, se dit-elle. Si tu stresses trop, tu vas manquer ta cible. Elle tenta de se remémorer les conseils de son ex petit-ami, Yan. Champion départemental de tir sportif de son état, et beau parleur notoire, il avait tenu à lui enseigner les bases du tir sur cible. Son ancien beau-père, en grand collectionneur d’armes à feu, lui avait laissé l’opportunité de s’essayer à de nombreuses catégories d’armement. Mais son préféré restait le pistolet 9mm, le même calibre que celui qu’elle tenait en main actuellement. Avec ça, tu es sûre de faire un carton, se dit-elle en se remémorant son score sur cible, à faire pâlir de jalousie son ex-beau-père. Pas aussi bien que Yan, qui tirait toujours le premier, mais suffisamment pour faire regretter au premier sale type venu de s’être mis sur son chemin. Cette pensée la revigora et elle s’engagea sur le palier suivant. L’immeuble de Pharmaceutical G.R. n’était pas très haut et le service de Claire ne se trouvait qu’au sixième étage, elle se retrouva donc très vite à mi-chemin. C’est à ce moment qu’une porte s’ouvrit à la volée et qu’elle se retrouva nez à nez avec un mercenaire barbu à la mine patibulaire.

— Stop ! lui ordonna-t-il avec un fort accent américain.

Et il resta là, à la regarder durant ce qui ne dura pas plus de quelques secondes. Ils me veulent vivante, comprit Claire. Et sans hésiter, elle fit feu. Pensant avoir un avantage sur son assaillant, elle fut surprise quand l’homme détourna son arme d’un geste vif, pendant que son tir allait se loger dans le mur derrière eux. Fort d’un entrainement qui faisait défaut à Claire, il la désarma aisément et lança le pistolet par-dessus la rambarde. Il attrapa la jeune femme par la gorge et se rapprocha doucement. Claire eut à peine le temps de détailler son visage, mais elle y vit une épaisse cicatrice encore fraiche qui lui barrait la joue et qui avait crevé son œil droit. Comme une griffure d’animal, eut-elle le temps de penser.

— Les ordres étaient de t’attraper vivante, mais tu vas payer pour ce que ta sale bête m’a fait ! lui susurra-t-il à l’oreille de son accent nasillard accompagné d’une haleine fétide.

 

La femme en noir était en train d’analyser la scène d’une attaque particulièrement violente. Dès qu’elle était arrivée à l’étage, elle avait trouvé deux cadavres de femmes, dont une civile – apparemment une victime collatérale – et une mercenaire avec qui elle avait déjà eu affaire par le passé.  Celui qu’elle avait à présent sous les yeux était aussi un civil. Quelqu’un n’a pas chômé ici, se dit-elle. Elle continua sa progression pour trouver deux autres victimes un peu plus loin – qui avaient sans doute eu la surprise de découvrir que leur « cible » n’était pas une proie sans défense. L’un d’entre eux en avait particulièrement fait les frais. Un hachoir à papier planté dans le bras et un trou perforant sa poitrine, elle avait presque envie de le plaindre. Presque. Et ce, seulement si elle n’avait pas été au fait des états de service de cet homme. Mercenaire hollandais, bien connu de toutes les agences de renseignement du monde, il faisait partie d’un groupuscule de racailles se faisant appeler les « Mercenaires à louer ». Et bien toi tu en auras eu pour tes frais, lui adressa-t-elle mentalement.

C’est à ce moment qu’elle entendit un coup de feu provenant vraisemblablement de la cage d’escalier et de plusieurs étages en dessous. Elle se releva en vitesse et jura en se dirigeant vers la porte la plus proche. Courant à perdre haleine et espérant ne pas arriver trop tard, elle dévala les escaliers et se figea quelques paliers plus bas quand elle aperçut un homme barbu serrant de toutes ses forces sur le cou déjà bleuâtre d’une jeune femme qu’elle reconnut aussitôt. Sa cible.

 

Claire se débattait comme elle pouvait, mais la poigne de fer du mercenaire ne lui laissait aucune chance. Elle commença à suffoquer tandis que des taches noires apparaissaient dans son champ de vision. C’est la fin, se dit-elle. Et curieusement, elle ne ressentit aucune rage envers son assassin ni aucun chagrin de se voir contrainte de quitter cette vie. Sa seule pensée fut pour son chat et la fierté que la petite bête ait pu tenir tête à de telles brutes. Soudain, elle entendit un coup de tonnerre qui lui parvint comme au travers d’une couche de coton molletonné. Le son lui sembla provenir d’un autre monde et avoir traversé des milliers de kilomètres, mais il était bien réel. La pression se relâcha soudainement sur sa gorge et elle sentit l’air revenir au travers de sa trachée douloureuse. Elle s’assit en suffoquant et pendant que sa vision retrouvait petit à petit sa netteté, elle vit l’homme à la cicatrice allongé à ses pieds, dans une mare de sang. Claire releva la tête instinctivement pour croiser le regard d’une femme en noir qui tenait une arme pointée dans sa direction, le canon encore fumant. Elle crut reconnaître la femme, mais avant qu’elle n’ait pu rassembler ses esprits, une explosion ébranla l’escalier, et la femme disparut dans un amas de fumée.

 

L’explosion avait été violente et avait projeté la femme en noir contre le mur le plus proche. Elle se releva avec difficulté pour analyser la situation. Quelqu’un venait de faire sauter l’escalier qui la séparait de la cible. Elle leva les yeux et vit une femme masquée, équipée d’un lance-grenades MGL à six coups. Elle étouffa un juron et se précipita à couvert par la porte la plus proche. Des armes de guerre maintenant ? Mais qu’est-ce qui se passe ici ?

Elle était seule. Tous les réseaux avaient été brouillés par les assaillants et sa cible se trouvait plusieurs étages en dessous, à la merci d’hommes et de femmes qui ne savaient manifestement pas respecter des consignes. À moins que ce soit ses propres informations qui soient erronées. Mais pourquoi la voudraient-ils morte ? Ils ont besoin d’elle en vie, ça n’a aucun sens. Elle se dirigea vers le second escalier en espérant que celui-ci n’avait pas lui aussi été démoli.

 

La sortie de secours donnait directement sur le parking. Claire s’y était précipitée après que l’explosion eut fait disparaitre la femme qui venait de lui sauver la vie. Sauf si elle essayait seulement de garder sa proie pour elle, se dit-elle.

Dans l’état actuel des choses, elle préférait n’accorder sa confiance à personne. Et si cette mystérieuse femme venait de lui sauver la vie, tant mieux, mais si elle essayait de la retrouver pour toucher la prime qu’il y avait manifestement sur sa tête, Claire ne se laisserait pas faire. Comme avec le mercenaire barbu ? songea-t-elle avec une pointe de désespoir. Tu as bien failli y passer cette fois. Elle savait qu’elle avait eu de la chance contre ses premiers assaillants.

Et Lisa n’avait pas eu cette chance.

Elle allait devoir faire preuve de plus de prudence et de retenue. Elle n’était pas dans un jeu vidéo et cette dernière rencontre le lui avait bien fait comprendre. Ces gens sont dangereux, ce sont des mercenaires entrainés et toi tu n’es qu’une petite gestionnaire.

Elle soupira à cette pensée. Après ce qu’il s’était passé au sixième étage, il était clair que les mercenaires n’allaient plus la sous-estimer et son seul avantage sur eux venait de s’envoler.

Maintenant, ils tireront avant de poser des questions, il va falloir la jouer discrète, songea-t-elle en progressant dans le parking. Elle se doutait que sa voiture serait surveillée. Une autre solution s’impose, se dit-elle en se déplaçant accroupie, entre les véhicules. Elle allait devoir se faufiler dehors, c’était sa seule issue. Et une fois sortie ? Couverte de sang comme elle l’était ? Non, il fallait qu’elle se fonde dans la foule pour échapper à ses poursuivants.

Elle regarda à nouveau son téléphone portable. Toujours pas de réseau. Ils ont sûrement dû utiliser des brouilleurs, et je parie que les lignes fixes aussi sont coupées, se dit-elle avec une colère croissante. Tous les gens qu’elle connaissait, ses collègues et amis étaient piégés comme des rats. Et tout ça à cause d’elle, même si elle ne savait pas encore exactement pourquoi. Inconsciemment, elle toucha la poche de sa veste. Le carnet était toujours là. Le journal de grand-père Albert, se dit-elle. C’est après ça qu’ils en ont. Et les cambrioleurs d’hier, c’était eux aussi… Ce n’est pas le moment de réfléchir à tout ça, se reprit-elle. Trouve un moyen de sortir d’ici vivante, appelle les flics et après tu auras le temps de démêler cette histoire.

Elle repéra alors l’entrée des vestiaires. Une pièce flambant neuve, remplie de casiers et occupée par une douche dont personne n’avait encore trouvé l’utilité. Claire savait que son amie Lisa veillait toujours à avoir une tenue de rechange dans son propre casier. On ne sait jamais quand un abruti va vous renverser du café dessus, avait-elle l’habitude de dire Lisa. Claire soupira. Elle chassa ces pensées moroses et se dirigea vers la porte.

Merci pour tout, mon amie, lui adressa-t-elle silencieusement en entrant le code de son cadenas. 13.06.81 La date de naissance de son acteur préféré. Lisa ne lui avait jamais confié le code, mais Claire s’en était toujours doutée. Bien que maligne, son amie n’était pas douée pour retenir les chiffres et elle utilisait toujours les mêmes. La tenue de rechange était bien là. Sûrement un peu grande pour elle, mais elle ferait l’affaire. Claire enfila en vitesse le jean de son amie et le t-shirt turquoise qui allait avec. Toujours aussi bon goût pour le shopping ma belle, soupira-t-elle en refermant le casier. Maintenant, direction la sortie !

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