— Journée difficile —

Par Flo_M

— Je ne sais pas d'où ils sortent leurs statistiques, parce que moi, chaque fois que je rencontre quelqu’un au boulot, il est déjà pris, lança Claire avec un air blasé, et en réprimant un bâillement.

La journée venait à peine de commencer que sa collègue, Lisa, s’était déjà lancée dans un débat sur l’amour sur le lieu de travail.

— Mais non, lui répondit Lisa, soudain enjouée. Marc, lui il n'a personne.

Claire ne comprit pas tout de suite d'où venait le grand sourire que sa collègue arborait à présent, mais une voix familière venue de derrière ses épaules lui donna très vite la réponse.

— On parle de moi ?

Bien entendu, il ne pouvait s’agir que de lui. Le grand et très sportif Marc Spadier, celui pour qui toutes les filles de la boite craquaient. Lisa n'aurait jamais eu un tel sourire si l'objet de leur conversation ne se trouvait pas juste derrière elle. D’autant plus qu’il était de notoriété publique que Marc Spadier avait un faible pour Claire. Enfin, c’était ce que disaient les rumeurs et les regards appuyés qu’il lui lançait depuis des semaines.

Je te hais, ma vieille, pensa Claire en commençant déjà à imaginer comment elle pourrait torturer son amie pour la faire expier.

— C’est… Lisa qui parle de toi, tenta-t-elle de rattraper avec un sourire gêné. Moi... Je ne fais qu’écouter.

— Mais non, tu disais que dans tous tes boulots, il n'y avait que des mecs casés. En voilà un qui ne l'est pas, insista celle qu’elle prenait encore pour son amie quelques secondes auparavant.

Je vais te tuer, songea Claire, je vais tellement te tuer que quand j’aurai fini avec toi tu seras tellement… morte. Elle était si perturbée qu'elle ne s’aperçut pas que même ses pensées n’avaient plus aucun sens. Elle garda malgré tout un sourire de façade et s'apprêta à formuler une réponse, plus ou moins cohérente, quand Marc la devança.

— Elle a peut-être des goûts plus sophistiqués que ça, lui lança-t-il avec un sourire.

Oh non, ne lui lance pas une telle perche, se lamenta-t-elle intérieurement. Et comme escompté, Lisa saisit ladite perche.

— Ce n'est pas ce que j'avais cru comprendre. Hein Claire, tu en penses quoi, il n'est pas à ton goût ?

Lisa savait pertinemment que Claire trouvait Marc à son goût, et qu’il ne cessait de lui faire des avances depuis maintenant plusieurs semaines. Elle savait aussi que sa collègue et amie hésitait encore quant à la marche à suivre vis-à-vis de Marc. Elle avait donc profité de la situation pour la pousser à se décider.

Je te hais, pensa à nouveau Claire sans se soucier de la redondance de ses pensées.

Elle se rendit compte que deux paires d'yeux la fixaient, attendant visiblement une réponse.

Au bord de la panique et rouge comme une pivoine, elle répondit en balbutiant.

— Je... euh, oui bien sûr. Marc est plutôt bel homme, gentil… et plein d'humour. Quelle fille ne le trouverait pas à son goût ? marmonna-t-elle d'une toute petite voix avant de s’interrompre.

— Mais, reprit-elle d'une voix plus forte, c'est dommage qu'il préfère les filles plus sportives et élancées. C’est évidemment tout l’opposé de moi, tant pis.

Elle termina sa phrase d'une voix rapide, avant de s’échapper vers son bureau, sa tasse de café encore brûlant tenue à pleine main.

— Si tu veux, on pourrait aller boire un verre, un soir, lui lança Marc en interrompant son élan.

Elle se retourna doucement pour voir s’il se moquait d’elle. Elle fut accueillie par un sourire chaleureux qui lui paraissait sincère. Paniquée, elle ne sut pas quoi répondre. Elle lança un regard à son amie, qui souriait de toutes ses dents. Son cerveau d’habitude plutôt réactif (enfin, elle aimait à le penser) semblait embourbé dans une mélasse des plus collantes. Le temps semblait s’étirer à mesure qu’elle désespérait de trouver quoi répondre.

C’est alors qu’un bruit lointain se mit à retentir sur le plateau. Bientôt, il se transforma en une sonnerie de réveil que Claire ne connaissait que trop bien. Depuis son premier jour à PGR, ses oreilles étaient agressées quotidiennement par cette horrible sonnerie que personne ne semblait en mesure de retrouver. Selon la légende, il avait appartenu à une ancienne collègue partie depuis longtemps à la retraite. Cette brave femme, qui avait pour habitude d’oublier de prendre certains de ces médicaments, avait eu l’excellente idée d’apporter un réveil pour lui éviter ses trop nombreux oublis. Mais au fil des années, l’appareil semblait s’être détraqué pour ne sonner que quand cela lui plaisait. Certains jours, il lui arrivait même de ne pas sonner du tout, et tous se prenaient à espérer que ses piles – ou quelle que soit sa source d’énergie – se soient épuisées. Mais celles-ci semblaient inépuisables et le réveil maudit finissait toujours par se faire entendre à nouveau.

— Ah ! vous entendez ? balbutia Claire en trouvant là de quoi lui sauver la vie. Je m’en vais retrouver ce maudit réveil. C’est le moment ou jamais !

Elle se détourna devant les regards interrogatifs de ses collègues et s’éloigna le plus vite possible. Une fois à son bureau, elle réalisa qu’aucune cachette n’était possible : toutes les cloisons étaient vitrées. Fort heureusement pour elle, Marc et Lisa avaient autre chose à faire que de la poursuivre pour continuer cette conversation gênante. C’était bien la première fois qu’elle était heureuse d’avoir entendu cette sonnerie. Plus jamais elle ne dirait du mal de cet affreux réveil. Note à moi-même, pensa-t-elle en s’installant à son poste, éviter Marc dans les semaines à venir. Non, les mois à venir… Cette Lisa n’était vraiment pas possible. Mais Claire ne pouvait pas lui en vouloir. Lisa était son amie la plus proche dans cette boite, voire même dans sa vie actuellement, et elle ne souhaitait que son bonheur. Mais elle avait une façon bien à elle de le montrer, à l‘image de sa personnalité : exubérante. Même si elle la haïssait sur le moment, Claire savait très bien qu’elle ne pourrait lui en vouloir bien longtemps.

 

La matinée parue atrocement longue à Claire qui n’attendait qu’une chose : la pause-café ! Elle oscillait entre concentration et moment d’égarement où elle repensait au carton de son arrière-grand-père. La fatigue n’aidait pas, mais le premier café du matin lui avait permis de rester éveillée, et c’était pour cette raison qu’elle attendait impatiemment le deuxième. Tant bien que mal, elle avait réussi à trier les dossiers arrivés le jour même et c’est avec satisfaction qu’elle remarqua que peu n’entraient pas dans les critères de validation. C’est toujours ça de gagné, se dit-elle.

Elle détestait devoir rédiger des courriers de refus à ces familles qui attendaient avec espoir une réponse positive. Mais elle connaissait les réalités de son travail, et bien qu’il soit à but caritatif, le budget n’était pas illimité. Parfois, elle regrettait que les budgets alloués à son service ne soient pas plus élevés, mais elle finissait par se dire que c’était déjà bien de pouvoir aider tous ces gens.

Elle s’empara d’un nouveau dossier dont le logo en forme de spirale bleue attirait son attention.

— Fondation Vortex, lut-elle à voix haute.

Elle leva les yeux et aperçut Lisa s’approcher de son bureau.

— Tu sais ce que ce dossier fait là ? lui demanda-t-elle. Ça n’a rien à voir avec les familles en attente.

— Laisse-moi voir.

Lisa s’empara des documents.

— Hum, je crois que c’est à Marc. Il a dû être mal classé. Un nouveau partenariat sur lequel il bosse.

— Je lui déposerai sur son bureau. Bon, que me vaut ta visite, c’est l’heure du café ?

Le ton enjoué de Claire fit long feu devant la moue résignée de son amie.

— Non, réunion improvisée. Apparemment, on aurait la visite d’un big boss.

— Ah…

La déception de Claire faisait état d'une déception évidente. Elle détestait toutes ces réunions, qu’elle voyait comme une perte de temps indéniable. Si on avait besoin de communiquer, il existait d’autres moyens que de perdre deux heures à rester assis. Mais c’était ainsi que les choses étaient faites.

— Bon, continua-t-elle en se résignant. Je peux emporter mon café au moins ?

 

Elle avait apporté son café qui fumait encore dans sa tasse. Mais elle était apparemment la seule à avoir eu cette idée. À moins que ça soit très mal vu d’amener son café dans une réunion avec les grands chefs, se dit-elle soudain paniquée à l’idée d’avoir fait un impair. Elle était encore en période d’essai et elle ne voulait pas se faire remarquer pour si peu. Tu crois vraiment pouvoir te faire virer pour un café ? se rabroua-t-elle mentalement. S’ils te mettent dehors ça sera à cause d’une grosse erreur de calcul, Miss Nulle-en-maths.

Elle se demandait encore régulièrement comment elle avait fait pour arriver si loin dans une carrière de gestionnaire où les calculs étaient la base de tout, alors qu’elle avait toujours été une calamité en mathématiques. Un jour, un conseiller d’orientation l’avait incitée à s’orienter vers la comptabilité. C’était une histoire de chiffres, mais rien à voir avec les maths, avait-il argumenté. Elle admirait encore les talents de persuasion de l’homme, tant il avait été doué pour les convaincre, elle et sa mère. Sûrement un ancien commercial de génie, se disait-elle encore. Heureusement qu’il n’avait pas eu à leur vendre un aspirateur révolutionnaire ou une assurance vie. Et, comme attendu, ses études en comptabilité avaient été laborieuses. Certes, on était loin de l’algèbre et des mathématiques pures. Mais des chiffres restaient des chiffres, et Claire savait qu’elle finissait toujours par s’embrouiller quand ils étaient trop nombreux. Elle les avait longtemps comparés à une attaque de zombies. Un ou deux, c’était facile à gérer, mais toute une horde, c’était une autre histoire. Mais force était de constater qu’elle aurait peut-être réussi à survivre à une apocalypse zombie, car elle ne se débrouillait finalement pas si mal quand il s’agissait de jongler avec des chiffres.

Elle chassa ces pensées de son esprit, tandis que le nouveau P.D.G. prenait la parole. Claire avait déjà eu affaire à lui, elle connaissait ses attentes et sa façon de travailler. Il avait l’air d’être un bon patron, mais elle avait entendu des rumeurs. La santé du groupe n’était pas au beau fixe, et certains actionnaires demandaient que le service caritatif, qui ne rapportait rien si ce n’était un peu de publicité, soit fermé. Claire craignait que si monsieur Swift était venu leur rendre visite, c’était pour une bonne raison. Elle commença à espérer être mutée dans un autre service, mais étant la plus récemment embauchée, elle ne se faisait que peu d’illusions. Sa surprise n’en fut que plus grande quand Edgar Swift parla d’augmenter le budget. Cette dernière phrase sortit Claire de ses projections pessimistes et elle se concentra à nouveau sur ce que disait le P.D.G. :

« …aussi nous allons augmenter le budget du service caritatif, afin de toucher un plus grand nombre de personnes dans le besoin. De trop nombreuses familles se voient refuser nos soins, pourtant leur détresse est réelle. Je ne peux le permettre. S’il le faut, nous rognerons sur d’autres secteurs… »

Claire commença à faire une croix sur sa prime de Noël.

« Mais pas sur vos salaires ni vos primes, ne vous inquiétez pas, continua-t-il en déclenchant l’hilarité autour de la table.

Et maintenant, Monsieur Beau-Gosse lit dans mes pensées, ajouta Claire mentalement.

— Il est vraiment pas mal, lui glissa Lisa à l’oreille.

Et c’est à ce moment que le regard bleu acier du président se posa sur elle. Bon sang, en plus de lire dans les pensées, il a une super-ouïe, paniqua Claire en rougissant. Arrête de penser tout de suite, s’intima-t-elle.

Fort heureusement, personne ne lui posa de questions et on ne lui demanda pas de prendre la parole, ce qui aurait été assez difficile pour quelqu’un qui s’efforçait de ne plus penser. Le reste de la réunion se déroula dans le calme et tous se levèrent pour regagner leurs postes. Au moment où Claire passa devant monsieur Swift pour rejoindre son bureau, celui-ci l’interpella.

— Mademoiselle Manahau, comment allez-vous ?

Il se souvient de mon nom ? s’étonna Claire, ce type a vraiment des super-pouvoirs ou quoi ?

— Très bien et vous ? s’efforça-t-elle de répondre avec un sourire.

— Autant qu’il est possible avec une bande de rôdeurs prêts à nous dévorer comme ces actionnaires, lui répondit-il avec un grand sourire.

Pas mal la référence à Walking Dead, pensa Claire.

— J’ai entendu les rumeurs, continua-t-elle, après un petit rire poli pour lui montrer qu’elle avait compris sa plaisanterie.

— Ce sont plus que des rumeurs. Ces vautours veulent fermer ce service alors que je me suis battu pour l’ouvrir. Je crois qu’ils n’accepteront jamais d’avoir une vitrine comme celle-ci. En plus d’aider des familles frappées par la maladie, tout le monde parle de notre initiative. Si d’autres groupes suivaient notre idée, peut-être que cette envie de fermeture disparaitrait.

Claire, ne comprenant pas pourquoi il l’avait abordée elle, continua tout de même la conversation qui restait plaisante.

— Nous apportons pourtant énormément à ces gens qui souffrent, regretta-t-elle.

— Oui, c’est pourquoi, et à l’encontre de leur avis, je vais augmenter vos fonds. Nous devons aller au-delà des familles, d’autres gens souffrent.

     Claire trouva que son discours sonnait terriblement juste et sincère, pour un grand patron. Si Papa était là, se dit-elle, il changerait peut-être d’avis sur lui.

— J’aurais bien besoin de quelqu’un comme vous à mes côtés pour les convaincre.

— Quoi ? s’étrangla-t-elle. Euh, pardon. J’ai dû mal comprendre, ajouta-t-elle quelque peu gênée.

— Non, non, vous avez bien compris, reprit-il avec un rire amusé. Vous êtes la mieux placée pour convaincre quelqu’un de la nécessité de notre action. De votre action, puisque vous êtes en première ligne. Avec votre sincérité et votre sourire communicatif, vous seriez notre meilleur atout.

Claire ne put s’empêcher de rougir devant ce compliment. C’en était bien un au moins ? se demanda-t-elle.

— Euh, oui, bien sûr. J’imagine que c’est mieux s’ils finissent par être de notre côté.

— Oui, je ne pourrais pas toujours aller à l’affrontement contre eux. Pour l’instant, je reste majoritaire, mais il vaut mieux ne pas se mettre trop de monde à dos.

— Le conseil administratif a lieu bientôt ? demanda Claire, qui se sentit instantanément un peu bête. Ce genre d’info était présente dans le bulletin interne qu’elle ne prenait jamais la peine de lire.

— D’ici une semaine. Le même jour que la réception annuelle avec nos partenaires.

— Une semaine ? commença Claire avant de se raviser.

Cette information aussi devait être dans le bulletin.

— Parfait alors, lança-t-elle sans trop savoir pourquoi.

— Vous souhaitez m’y accompagner ? demanda Swift, surpris.

— J’ai cru… que c’est vous qui me proposiez d’y aller, hasarda-t-elle un peu perdue.

— Non, non, c’est très bien. Vous serez notre vitrine auprès de nos partenaires. Je vous préviens, il va vous falloir une belle robe. C’est assez… guindé comme réception.

— Une robe ?

— Oui pour le bal.

— Ah oui, le bal…

Dans quoi est-ce que je me suis fourrée? pensa Claire quelque peu alarmée.

 

Le reste de la journée se déroula mieux qu’elle n’avait commencé. Claire put finir son café tranquillement et eut même droit à un latte, supplément crème, offert par son amie Lisa pour clore un repas on ne peut plus frugal. Il faut dire qu’en ayant privilégié la facilité pour le repas de la veille au soir, Claire n’avait pas pris le temps de préparer celui du jour. Une salade achetée en précipitation à la boulangerie du coin lui avait permis d’éviter de sauter un repas, ce que son estomac n’aurait pas toléré.  L’après-midi avait été plus productif, et Claire avait quitté le bureau vers dix-huit heures. Juste à temps, pensait-elle, pour se préparer un repas correct, en anticipant celui du lendemain.

Comme la veille, elle poussa la porte de son appartement, en s’attendant cette fois-ci à subir l’attaque du petit félidé. Mais rien ne vint. Elle essaya d'éclairer la pièce tout en appelant Samoa, mais le va-et-vient de l’interrupteur se contenta de cliqueter dans le noir. Elle étouffa un juron et se dirigea vers le disjoncteur en continuant d’appeler son chat.

— Samoa ? Où es-tu ? Tu te caches dans le noir pour me sauter dessus ? Je te préviens, cette fois tu ne m’auras pas !

Le petit chat ne se manifesta pas, et Claire continua sa progression, à la lumière blafarde de son smartphone. Elle trébucha plusieurs fois sur des objets qui n’auraient pas dû se trouver là et se demanda si son chat était à l’origine de ce bazar. Finalement, elle atteignit le disjoncteur qui était placé dans la cuisine et qui lui avait valu un sacré trajet, compte tenu des obstacles que Samoa avait dressés sur son chemin. La lumière fusa brutalement, et Claire réalisa que le chat n’était pour rien dans le désordre ambiant. Elle avait été cambriolée. Devant elle s’étendait un capharnaüm constitué de tous ses biens. Les étagères avaient été renversées, les bibelots jetés au sol et brisés. Ses papiers, factures et autres fiches de paies vidées de leurs classeurs, eux-mêmes vidés de leurs tiroirs, qui eux-mêmes avaient été vidés de leurs meubles. Mais le pire était sous yeux. Claire sentit une colère monter en elle à la vue de cet affront : l’entièreté de sa bibliothèque avait été renversée et ses précieux livres éparpillés au sol et foulés du pied comme de vulgaires objets sans valeur. Aucun de ses livres ne valait une fortune, mais ils avaient pour elle une valeur sentimentale. D’ailleurs rares étaient les objets chez elle à avoir une grande valeur. Si ce n’était, peut-être, son ordinateur portable et sa télévision 4k, achetée sur un coup de tête après l’obtention d’une prime juteuse. D’ailleurs, elle n’avait toujours pas investi dans un lecteur Blu-ray ultra HD à même de profiter de la haute définition affichable par son écran. À cette pensée, elle se dirigea vers le séjour où elle trouva en premier lieu son canapé complètement retourné. Sa télévision était toujours là, et elle aperçut son pc portable dans un coin de la pièce. Les deux objets ayant objectivement le plus de valeur n’avaient pas bougé. Elle commença à se demander ce que les cambrioleurs pouvaient bien vouloir lui voler si ces deux pièces maitresses ne les avaient pas intéressés. Elle n’avait rien de plus précieux ici, à part… Oh Samoa ! pensa-t-elle avec effroi. Bien sûr, les cambrioleurs n’étaient pas venus pour son chat, mais celui-ci pouvait avoir mal réagi à leur présence, et ils pouvaient lui avoir fait du mal.

— Où es-tu, mon bébé ? appela-t-elle en soulevant les coussins du canapé qui avaient volé à travers la pièce.

Au bout de quelques minutes de recherche à travers l’appartement, elle entendit un bruit provenant de sous le canapé renversé. Elle s’agenouilla et aperçut deux fentes lumineuses briller dans l’obscurité.

— Samochat, tu es là ! s’écria-t-elle avant de se raviser.

La petite silhouette avait en effet tressailli au son de sa voix.

— C’est moi, mon petit chat, reprit-elle d’une voix plus douce.

Elle entreprit de soulever le canapé en prenant bien soin de ne pas écraser l’animal et se retrouva face à une boule de poils, recroquevillée et tremblante. En la voyant s’approcher, Samoa sembla se détendre. Elle approcha une main, doucement pour le caresser, et il se laissa faire. Avec tendresse, Claire le prit dans ses bras pour vérifier qu’il n’avait pas été blessé par les intrus. À première vue, Samoa semblait indemne, mais Claire remarqua quelque chose d’étrange au niveau de ses pattes. Ses griffes semblaient recouvertes d’un liquide poisseux et rouge sombre.

— Alors ça, j’ai l’impression que ce n’est pas ton sang, lui dit-elle en essayant d’ausculter les griffes.

Bien évidemment, Samoa ne se laissa pas faire, mais en plus, semblant retrouver du poil de la bête, il se débattit comme à son habitude afin de se déloger de l’étreinte de sa maitresse – si tant est que ce terme puisse s’appliquer au propriétaire d’un chat.

C’est ce moment qui choisit la sonnette de la porte d’entrée pour se manifester.

— Qui ça peut bien être à cette heure ? s’étonna Claire en relâchant son animal, qui alla se réfugier dans son arbre à chat, bien évidemment renversé.

En ouvrant la porte, la jeune femme eut sa deuxième grosse surprise de la soirée, même si celle-ci était forcément moins choquante que de voir son appartement ravagé par des inconnus.

— Alicia ? Qu’est-ce que tu fais là ? s’exclama-t-elle en découvrant son amie derrière la porte.

— Je passais par là, et comme ta mère m’a donné ton adresse quand je l’ai croisée ce matin, je me suis dit que j’allais te faire une petite surprise. Je tombe peut-être mal ?

— Euh, oui… je veux dire non. Excuse-moi, je ne m’y attendais pas et je viens déjà d’avoir une sacrée surprise, lui annonça-t-elle en ouvrant la porte pour laisser son amie contempler le désastre.

— Mon Dieu, mais que s’est-il passé, ici ? Tu as été cambriolée ?

— J’en ai bien l’impression. Je viens d’arriver et j’ai juste eu le temps de vérifier si mon chat allait bien.

— Oh le pauvre, il a dû être terrorisé.

— J’ai l’impression, mais j’ai aussi l’impression qu’il a vaillamment défendu son territoire. Je… euh, je t’offrirai bien un verre, mais il va falloir retrouver la table basse… et les verres.

Sur les conseils de son amie, Claire appela la police qui mit bien une heure à venir sur les lieux. En attendant, les deux jeunes femmes en profitèrent pour faire l’inventaire des objets disparus. Elles étaient à présent assises dans la cuisine sur les hauts tabourets qui bordaient le comptoir.

— Rien ? Tu es sûre ? demanda pour la deuxième fois Alicia.

— Oui, rien n’a disparu. Mon écran de télé est là, mon pc portable a valdingué (et est miraculeusement en un seul morceau), la PS4 n’a pas bougé. Mes bijoux, je n’en ai pas, à part ceux que je porte sur moi. Mon chéquier était dans mon sac avec…

Elle s’interrompit et regarda en direction de son sac à main.

— Oui, quoi ? demanda Alicia en surprenant le regard de son amie.

— Il n’y a pas que mon chéquier dans mon sac. Ce matin, j’ai emporté un vieux carnet que j’ai trouvé hier dans le grenier de mes parents. Et ce carnet était dans un carton avec…

Elle s’interrompit à nouveau et repartit dans le salon pour chercher frénétiquement quelque chose.

— Tu ne veux pas ralentir cinq minutes ? demanda son amie derrière elle, visiblement larguée.

Claire retourna à nouveau tous les éléments du salon qui avaient été renversés par les malfaiteurs.

— Tu sais que tu contamines une scène de crime, là ? lança Alicia dans son dos.

— Ce n’est pas un crime, il n’y a pas eu mort d’homme. C’est juste un délit, rectifia Claire en continuant de retourner tous les objets.

— N’empêche que tu es peut-être en train de détruire des preuves.

— Rien, lui répondit Claire qui visiblement ne l’écoutait plus.

— Comment ça, rien ?

— Le carton et tous les documents qui allaient avec, ils ont tous disparu.

— Ils ont donc bien volé quelque chose. Tu vas pouvoir en informer la police.

À cette pensée, Claire s’arrêta brusquement.

— Non, lâcha-t-elle sans plus d’explications.

— Comment ça, non ? insista Alicia qui, perdue, ne comprenait pas sa réaction.

Pour Claire, c’était tout à fait évident. Si son arrière-grand-père avait été en lien avec les nazis, elle n’allait pas le crier sur la place publique. Si sa mère et sa grand-mère avant elle avaient caché cette histoire, ce n’était pas pour qu’elle la révèle à n’importe qui. Elle pouvait en parler à Alicia, oui. Mais pas à la police, pas avant d’avoir découvert le fin mot de l’histoire par elle-même. Même si… oui, si des gens étaient venus chez elle pour voler ces documents, alors la recherche de la vérité sur son aïeul risquait de ne pas être sans danger. Qui qu’ils soient, il était évident pour Claire qu’un petit cambriolage n’était pas la pire chose qu’ils pouvaient commettre.

La sonnette se fit de nouveau entendre.

— Ah, c’est la police, fit Alicia soulagée.

— Pas un mot sur cette histoire de carton disparu, lui souffla Claire. Je t’expliquerais après, mais tu dois me faire confiance.

— OK, je ne dirai rien, lui répondit Alicia, un peu surprise. Après tout, c’est toi la victime.

Les deux jeunes femmes ouvrirent la porte et la déposition se fit dans les règles de l’art. Les deux agents de police qui s’étaient déplacés ne parurent pas surpris qu’aucun objet n’ait disparu.

— Ça arrive, lui dit la policière, pendant que son collègue faisait le tour de la pièce. Parfois, les cambrioleurs sont dérangés pendant leur méfait et filent avant d’avoir pu emporter leur butin.

— J’ai peut-être quelque chose à propos de ça, lui annonça Claire.

Elle expliqua qu’elle avait trouvé son chat avec une substance étrange sous les griffes.

— Vous devriez l’apporter chez le vétérinaire demain, lui conseilla un des deux agents. Pour vérifier qu’il va effectivement bien, et lui demander de prélever un peu de ce sang, si c’en est. À moins que vous nous laissiez le faire ce soir ?

— Je ne sais pas si c’est une bonne idée, leur répondit Claire. Mon chat n’est pas très… sociable.

— Et il a déjà dû être assez traumatisé par ces intrus, ajouta la policière.

— Nous avons tout ce qu’il nous faut, conclut son collègue. Il vous faudra passer au commissariat pour déposer plainte et si vous vous souvenez d’autres choses n’hésitez pas.

Dès que la porte fut refermée, et les deux policiers partis, Claire se tourna vers son amie.

— Je te dois une explication, lui dit-elle.

Et elle ajouta avec un sourire :

« Ça te dirait de parler de ça autour d’un burger ?

Et pour la deuxième fois en deux jours, Claire se retrouva attablée devant un burger. Cependant, cette fois c’était différent : ce n’était ni dans son salon ni devant de la malbouffe bon marché. Alicia avait insisté pour l’inviter au vu des évènements. Elle l’emmena dans une brasserie du coin qu’elle affectionnait particulièrement, et où les hamburgers étaient faits avec de vrais aliments. D’autant plus que d’après elle, ils étaient à tomber.

Et Claire dut bien avouer que ce qu’elle avait dans son assiette était vraiment délicieux.

— Ch’est fraiment délichieux ! s’exclama-t-elle, la bouche bien remplie.

— Pas comme ta façon de parler la bouche pleine, la réprimanda Alicia avec une moue quelque peu dégoutée.

— Excuse-moi, reprit Claire un peu penaude. Merci de m’avoir amené ici.

— C’était surtout parce que je sais que la meilleure façon de te faire parler, c’est de la bonne nourriture, lui lança Alicia avec un clin d’œil.

— Bien vu. Donc, passons aux explications.

Elle s’essuya un coin de la bouche et repiocha dans son assiette de frites pour se donner du courage.

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