Naelmo avait perdu le compte des jours. Elle ne vivait que dans un présent exigeant mais passionnant quand Kaelán débarqua sans prévenir. Talie et elle s'entraînaient sur la grève, sous une fine pluie glacée qui menaçait de se transformer en franche averse. Leur jeu s'était compliqué : si l'objectif restait le même, la joute avait lieu à présent en plein ciel, au-dessus des vagues. Talie gardait indéniablement la maîtrise du terrain, néanmoins elle ne mettait plus si souvent la petite à l'eau.
Quand l'aura de Kaelán se déploya autour d'elles, Naelmo faillit tomber de surprise dans l'océan. Reprenant prudemment pied sur un bloc arrondi après avoir rétabli son équilibre, elle le chercha des yeux. Il s'approchait d'elles depuis un promontoire rocheux qui surplombait l'anse où elles pratiquaient. Depuis combien de temps les observait-il ?
- Je suis passé voir comment vous vous en sortiez toutes les deux.
- Hé ! cria Talie d'une voix joyeuse.
Elle se précipita vers lui et lui sauta dans les bras.
- Qu'est-ce qu'on s'ennuie ici ! Tu restes un peu ?
Il l'embrassa sur les deux joues puis tendit la main vers Naelmo, qui arrivait timidement.
- Mais vous êtes trempées !
Il venait de poser les doigts sur les cheveux dégoulinants de sa fille. Elle avait froid en permanence dehors, mais Talie avait réussi à la persuader que son corps était plus endurant qu'elle le croyait. Kaelán passa le bout de son index sur le nez de Naelmo, jusque sur ses lèvres bleuies.
- Assez d'entraînement pour aujourd'hui, on rentre se mettre au chaud, décréta-t-il. Oh, lâche-moi un peu Talie, tu n'as plus dix ans.
Le visage de Talie se plissa en une grimace de petite fille contrariée, à la grande surprise de Naelmo, qui ne la reconnaissait pas dans ces minauderies. Sans abandonner la main de la petite, Kaelán s'était déjà retourné et la tirait vers la maison.
Ce soir-là, Talie se montra sous un jour que Naelmo ne connaissait pas. Elle décrivit les progrès de Naelmo sans ironie ni dénigrement, avec sérieux et professionnalisme, comme si elle quêtait une approbation. Elle en oubliait même son habituel langage imagé. Attentif, Kaelán l'interrompait peu.
Gênée qu'on parle ainsi d'elle en sa présence, Naelmo prétexta la fatigue - bien réelle - pour aller se coucher. Elle était décontenancée par la complicité évidente entre Kaelán et Talie. Celle-ci se comportait tout autrement que d'habitude en présence de son père : sa colère toujours à fleur de peau avait disparu, elle semblait apaisée. Son aura avait perdu ses relents habituels d'hostilité. Naelmo se sentait de trop entre eux deux.
****
La journée suivante, Kaelán décréta une trêve. Il faisait beau, il voulait les emmener sur une autre île, différente de celle-ci. Après une heure de trajet en navette rapide, ils explorèrent tous les trois la terre inconnue. Il y régnait une température bien plus au goût de Naelmo. On rencontrait encore et toujours l'herbe mauve, mais plus haute, plus touffue, plus exubérante. Ils se baignèrent dans une eau tiède, puis Naelmo se mesura avec Talie et son père au jeu des vagues sans appréhender la chute dans le liquide froid. Pour une fois, Talie ne gagnait pas ; en face de Kaelán, elle se retrouvait invariablement trempée, pour le plus grand bonheur de la petite. Le sien aussi, car elle semblait avoir oublié son ennui.
La journée fut parfaite. Ils allumèrent même un feu sur la grève avec des herbes sèches trouvées de-ci de-là. Il brûlait avec des flammes rosées en dégageant une fumée douce, parfumée, à l'odeur sucrée de bonbon. Ils y grillèrent des sortes d'anguilles colorées que Kaelán avait attrapées, les déclarant comestibles. « Je vais t'apprendre à pêcher à ma façon », avait-il dit à Naelmo, avant de lui montrer comment on pouvait soulever les poissons hors de l'eau par la force de l'esprit, pour les saisir ensuite entre ses mains sans les laisser échapper. Le contact visqueux de leur peau glissante l'avait un peu dégoûtée, puis elle s'était prise au jeu et avait réussi seule très vite.
Au-dessus du feu, les anguilles dégageaient à présent en cuisant une odeur appétissante. Leur chair blanche fondante apaisa leur faim alors que le soleil déclinait sur l'horizon.
Unique ombre au tableau, le duo Talie Kaelán fonctionnait à merveille. Un peu trop bien : Naelmo n'avait jamais vu ni l'un ni l'autre aussi détendu. Le naturel de leur relation la chagrina. Ils ne se forçaient pas, discutaient de tout, se plaisaient en la compagnie l'un de l'autre. Elle découvrait une Talie bavarde et enthousiaste dont elle n'avait jamais soupçonné l'existence.
Assise auprès du feu, le regard dans les flammes rosées qui cherchaient à s'élancer jusqu'aux derniers poissons grésillant, Naelmo éprouva plus que jamais le sentiment d'être une intruse entre eux. Le découragement l'envahit. Comment pourrait-elle trouver sa place ? L'abandonnant à ses pensées, ils parlaient de gens qu'elle ne connaissait pas, qu'elle aurait dû identifier pourtant... Les mots lui parvenaient assourdis comme à travers un brouillard. Elle sentit ses paupières se fermer et n'essaya pas de les retenir.
Quand Naelmo s'éveilla, elle s'aperçut qu'on l'avait recouverte d'une veste, pour la protéger de la fraîcheur du soir. En face d'elle, derrière le feu, Talie et Kaelán conversaient en silence. Ils s'étaient faits discrets pour la laisser dormir.
Étrange. Naelmo ne percevait que le souffle du passage des pensées de l'un à l'autre. Une brise légère qui portait tout le sens du monde, un sens qui lui échappait, qui lui resterait à jamais inconnu. La tristesse l'envahit. Elle se tenait sur l'autre bord d'un gouffre infranchissable. Elle se sentit glacée par le courant d'air devenu bise, blizzard. La tempête inflexible la repoussait, l'éloignait, lui brouillait la vue. Elle frissonna, tentant de se soustraire à la vision hypnotique. Des larmes coulaient sur ses joues, qu'elle essuya de doigts tremblants.
Kaelán tourna son regard vers elle, fronça les sourcils puis sourit, rassurant. Qu'avait-il perçu de tout cela ?
- Eh ! tu es réveillée ! Je parlais voyages avec Talie, expliqua-t-il. Je me disais qu'elle aimerait sûrement t'emmener en visite touristique outre-planète, quand vous aurez fini ici. Cela te plairait ?
Naelmo opina avec un timide sourire de soulagement, rassérénée. Le malaise s'était enfui. Voyager ?
Les yeux de Talie s'étaient éclairés eux aussi, cependant elle répondit diplomatiquement :
- Voyager ? Ça dépend où.
- Où tu veux, tant que vous passez inaperçues et que tu évites les endroits où les anti-télépathes s'agitent. Vous devrez vous astreindre à quelques efforts de dissimulation.
Un sourire s'épanouit sur le visage de Talie. Elle fixa Naelmo en plissant les paupières :
- Je pourrai grimer Momo alors ? En petit brun, avec les cheveux courts. Ou bien en grande blonde avec des talons hauts. Bah, ça ne marcherait pas, elle est plate comme un garçon.
L'intéressée lui renvoya une grimace outragée, amusée malgré elle :
- Pas besoin de me déguiser, c'est ta tête qu'on voit partout, pas la mienne !
- Une version miniature de Kaelán, ça aurait pourtant été mignon, non ? rétorqua Talie.
Son trait d'humour ne parut pas divertir Kaelán, qui esquissa un geste d'agacement.
Le cœur battant à ses tempes, Naelmo s'aperçut qu'après tout, oui, c'était vrai, elle lui ressemblait : les iris bleu nuit évidemment, mais aussi le nez et la forme du visage. Cette similitude lui avait échappé avant. Au fond d'elle-même, elle n'avait pas admis jusqu'ici qu'il était son père pour de vrai, sans équivoque. Peut-être en écho à la réticence qu'elle percevait chez lui ? À l'instant encore, comment interpréter autrement son air chagriné ?
Un silence lourd s'installa entre eux. Ses yeux la fuyaient et Naelmo finit par fixer les braises du feu qui mourait devant elle, le cœur dans les talons.
Talie relança la conversation sur les arts martiaux des planètes qu'elle voulait visiter et rétablit un semblant de légèreté, mais l'entrain parut forcé à Naelmo ; d'ailleurs elle n'écouta que d'une oreille, incapable de penser à autre chose qu'à sa propre tristesse.
Le chemin du retour parut interminable malgré le spectacle des étoiles. Ils retrouvèrent la grisaille en revenant vers leur île, toujours enfermée sous son couvercle de nuages épais.
****
Le lendemain matin, l'horizon s'était un peu dégagé dans le ciel et dans les esprits. Dès le petit déjeuner, ils reparlèrent des projets de voyage.
D'une bonne humeur communicative, Talie se montrait particulièrement préoccupée par le choix des destinations :
- On pourra aller sur les planètes majeures ?
- Oui, mais vous ne commencerez pas par-là, c'est trop dangereux.
- Pourquoi ? s'enquit Naelmo.
Elle mit la main sur sa bouche. Zut, voilà un pourquoi qui était sorti sans crier gare. Inexplicablement, Talie ne se moqua pas, ne la rembarra pas, mais se contenta d'un large sourire et d'un regard sarcastique.
- Comme tu l'auras remarqué, énonça Kaelán, personne ne vit ici. La prochaine étape de ton entraînement devra se dérouler là où l'on trouve des humains. Mais pas trop. Il vaut mieux commencer quelque part où la densité n'est pas trop forte. Sur les planètes majeures, non seulement vous seriez noyé dans la foule, mais en prime, ces derniers temps, les détecteurs anti-télépathes pullulent.
Elle le fixa avec appréhension :
- Et je devrai apprendre quoi ?
Talie lui jeta un regard en coin narquois, pendant que Kaelán répondait :
- À protéger ton esprit, mais cela nécessite quelques tours et détours.
Il haussa les épaules :
- Une fois que tu sauras manipuler les champs d'énergie, ce que Talie t'enseigne ici, le reste te paraîtra enfantin.
Naelmo aurait bien voulu le croire, mais elle devait compter avec l'hydre, qui se réjouissait déjà d'apercevoir la surface.
Le lendemain, juste avant son départ, Kaelán prit sa fille à part :
- Cela va bien se passer, lui affirma-t-il. Tu as fait le plus dur, et j'ai dit à Talie d'être plus gentille avec toi. C'est un vrai poison, quand elle s'y met. Tu me préviens si elle t'asticote, hein ?
Il la serra dans ses bras, l'embrassa sur les deux joues. C'était la première fois. Naelmo se trouva toute bête.
****
Talie se montra en effet moins cassante. Elle arrondissait les angles, évitant les commentaires trop cinglants. En revanche, elle en demandait tout autant qu'avant à Naelmo. Et même toujours plus, augmentant ses exigences dès que son élève se sentait à l'aise avec un apprentissage.
Les champs électriques et magnétiques de la villa devinrent leur terrain de jeu. Naelmo eut l'excellente surprise de s'apercevoir qu'elle exécutait rapidement les défis que Talie lui proposait, malgré leur nombre et leur diversité. Allumer des appareils, les éteindre, déverrouiller des serrures magnétiques : elle réussissait ces tours sans même y réfléchir à deux fois.
Le soir dans sa chambre, elle prenait du recul et s'émerveillait de ce qu'elle parvenait maintenant à accomplir. Elle parlait à Théola et Delum de ses progrès, sans trop en expliciter la teneur. Il valait mieux pour tout le monde que ses capacités réelles ne soient connues que d'un cercle restreint, cela avait été convenu avec Théola et Kaelán.
En fin de soirée, quatre ou cinq jours après la visite de leur père, Talie sourit à Naelmo à travers la vapeur qui montait de la tasse entre ses mains :
- Demain, début du dernier volet de ton apprentissage sur Kamojo.
Elle semblait ravie d'en voir le bout. On aurait cru que c'était elle qui peinait chaque jour sur la tonne d'exercice à accomplir.
- Ça consiste en quoi ? questionna Naelmo.
- Quand tu travailles avec les champs d'énergie, ton énergie à toi, elle vient d'où ?
- Facile : je mange, puis mon corps transforme cette nourriture en carburant.
- Et quand il n'y en a plus ?
- S'il n'y en a plus, je suis fatiguée alors je n'y arrive plus.
L'autre prit un ton moqueur :
- Tu n'y arrives plus, avec ce qui palpite autour de toi ? Ça te paraît logique ?
Naelmo comprit où elle cherchait à en venir :
- Tu veux dire qu'on doit utiliser cette énergie pour recharger ses batteries ou quelque chose comme ça ?
- Tu piges vite, ce soir. Tu vas plutôt éviter qu'elles se vident, en puisant l'énergie autour de toi. Quand tu réussiras ça, tu pourras manipuler davantage d'énergie, sur de longues durées. Tu ne dépendras plus des capacités de ton petit corps de crevette anémique.
Naelmo avait cessé de s'offusquer des surnoms d'animaux dont l'affublait Talie. Elle ne possédait ni sa force, ni son endurance, ni son ardeur indomptable et ne les acquerrait probablement jamais. C'était comme ça, elle s'était dit qu'on devait se contenter de ses propres moyens. Pourtant, voilà que Talie lui laissait entrevoir qu'on pouvait tricher...
Celle-ci était déjà passée à autre chose :
- Je ne sais pas si tu réalises ta chance d'apprendre tout cela sans effort, sans la nécessité de chercher ni imaginer ce qui serait faisable. Kaelán n'a pas été aussi privilégié, il a dû tout inventer par lui-même.
Sans effort... Question de point de vue !
- Oui, oui, je m'en rends compte, opina docilement Naelmo.
- Tu n'as pas l'air convaincue.
- Si, mais c'est que... j'aimerais qu'il soit un peu plus là, soupira-t-elle.
- Qu'est-ce que tu crois ? répliqua l'autre avec vivacité. Que Kaelán n'a rien de mieux à faire que de s'occuper d'une morveuse dans ton genre ? C'est pas parce que ta mère s'est laissé engrosser qu'il doit passer sa vie avec toi.
Naelmo se mordit les lèvres, et ses yeux s'embuèrent de larmes. Elle ignorait tout de sa mère biologique et n'espérait pas en apprendre plus avant que Kaelán juge satisfaisant son niveau de protection. Mais peut-être qu'il n'avait tout simplement pas envie d'en parler ? Qu'il regrettait la relation qu'il avait vécue avec elle ? Curieusement, cela donnait à Naelmo encore plus envie d'en savoir davantage sur elle.
- Ma mère, il ne l'aimait pas ? se força-t-elle à questionner.
- Pourquoi tu lui demandes pas ? C'est sûrement pas à moi de me prononcer.
- S'il te plaît !
- Qu'est-ce que j'en sais, moi, Momo ? J'avais que huit ans quand il m'a ramenée, je comprenais rien à ces trucs-là. Mais il est revenu ici, non ? Et sans elle. Je doute qu'on ait besoin d'en dire plus.
Naelmo fit « non » de la tête.
Ce soir-là, elle alla se coucher aussi déprimée que ce fameux jour où Kaelán lui avait annoncé son départ et l'arrivée de Talie. La chaleur de Théola et Delum avait cédé la place à un grand froid, et elle n'aspirait qu'à les retrouver.
Shielfen lui manquait aussi. Il l'aidait à se rappeler qu'elle n'était partie que depuis trois semaines, même si cela lui paraissait plutôt faire trois mois. Lui et ses parents étaient encore dans les achats pour leur installation, car ils s'étaient enfuis sans rien, comme les autres. Il s'ennuyait déjà, pourtant, jugeait la ville sinistre, la planète sans intérêt, les gens renfermés. Naelmo aurait aimé lui raconter à quel point c'était difficile, pour elle aussi. Mentir devenait si pesant.
Elle craignait également qu'il se lasse de sa relation avec elle. Shielfen l'avait entraînée dans son tourbillon, il lui avait fait découvrir la chaleur de l'amitié, mais Naelmo doutait d'avoir la même importance pour lui qu'il en avait pour elle. Que lui apportait-elle à présent ? Bientôt, il aurait d'autres connaissances, de nouvelles occupations, et il oublierait la petite télépathe.
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Les jours suivants, Naelmo se sentit triste et incertaine. Elle suivit à la lettre les instructions de Talie et fut récompensée par la satisfaction qui rayonnait de l'esprit de sa professeure alors que le temps s'écoulait. Celle-ci distribuait toujours parcimonieusement les compliments, toutefois la promesse d'un prochain changement d'air la rendait joyeuse. Cela se voyait.
Naelmo apprit à extraire de l'énergie des sources autour d'elle, de façon de plus en plus contrôlée. Elle pouvait par exemple, face à deux bols remplis d'eau, absorber de la chaleur de l'un pour la dissiper dans l'autre : le premier gelait, tandis que le second se mettait à bouillir. Ce tour anodin demanda des heures d'effort à Naelmo, mais elle en tira une infinité de possibilités. Quand elle le déploya sur une grande échelle, l'océan tout proche lui servit de réservoir inépuisable de combustible, dans lequel elle puisait à son rythme pour l'utiliser selon ses besoins.
Talie organisa un concours de sculptures de glace, pendant lequel chacune s'évertua à créer des formes fantasmagoriques dansant sur la houle de la baie. Elles prirent des photos puis les envoyèrent à Kaelán pour qu'il les départage et évalue les progrès de Naelmo.
Talie bâtit de hautes structures brutes et monumentales aux allures menaçantes. Naelmo, elle, imagina de délicates figures épurées, à l'équilibre subtil, qui oscillaient dans les vagues en capturant les rayons du soleil. Elle y mettait sa tristesse, en espérant qu'elle fonde en même temps qu'elles. Elle se demanda s'il les aimerait.
Elles reçurent un message, à la fin de la semaine : « bravo pour ces progrès spectaculaires et ces statues magnifiques. Vous partez en voyage. Venez d'abord me retrouver sur Chuoo. »