Talie donna à Naelmo des consignes imagées :
- Tu la fais sortir, cette hydre. Ici, personne n'a rien à craindre d'elle. Tu la laisses s'épanouir, se pavaner, tu la cajoles, tu l'apprivoises et quand le moment sera venu, tu lui ficelleras les tentacules et tu la fourreras dans une cage. C'est toi qui la dompteras, non l'inverse.
- Quel charabia ! ronchonna Naelmo. Tu peux me le refaire sans cryptage ?
L'autre haussa les épaules, affligée par son incompréhension :
- Oublie ta logique, arrête de te censurer et suis ton intuition. Pour le reste, tu verras avec Kaelán.
Elle esquissa un geste d'excuse ironique, les mains levées, une moue sur son visage expressif :
- Pff ! J'imagine bien le style de ce qu'il dirait : l'hydre représente la griserie de la puissance, l'attrait du pouvoir. La cage, c'est ton sens moral, les limites de ce que tu considères comme acceptable. Mais tu vois, l'éthique, les subtilités de la morale, c'est pas mon rayon. C'est lui, le sage contemplateur de la condition télépathe et de ses vicissitudes. Moi, je reste dans le concret.
Quand Talie avait commencé à sortir de grandes phrases aux mots compliqués en invoquant Kaelán, la jeune fille n'avait pu réprimer un pincement de jalousie. Elle le connaissait si bien, alors que Naelmo n'avait profité que de quelques jours avec lui, qui ne s'étaient pas terriblement bien passés...
****
N'empêche, les conseils de Talie portaient leurs fruits. Dans la solitude de cette planète vierge, on pouvait expérimenter en toute sécurité. Les cailloux que Naelmo faisait voler maintenant avec entrain ne viendraient pas se plaindre, pas davantage que les embruns qu'elle projetait hors des flots sans grand contrôle.
Avec Talie comme mauvais génie, la jeune fille se libérait des entraves qu'elle s'était elle-même fabriquées et retrouvait sa facilité d'avant. En prime, elle avait gagné une puissance qui s'intensifiait de jour en jour.
- C'est l'adolescence en marche, expliqua Talie. Tu vas expérimenter un accroissement de tes pouvoirs ainsi que bien d'autres choses.
- Comme quoi ? demanda Naelmo avec candeur, déclenchant une fois de plus l'hilarité moqueuse de la grande.
- Comme les boutons sur la figure, la poitrine qui grossit et te fait mal ou le sang qui te coule entre les jambes. Et l'envie d'aller regarder ce qui se cache entre celles des garçons.
Choquée par les images évoquées par Talie et la crudité de son langage, Naelmo se sentit devenir écarlate. Comment pouvait-on parler de toutes ces choses avec autant de désinvolture ?
- C'est si facile de t'offusquer, ricana son aînée. Ne perds pas trop vite ta naïveté, c'est tellement amusant !
Naelmo se renfrogna.
- Ce n'est pas de la naïveté, c'est de l'innocence. Évidemment, c'est un concept que tu n'as jamais dû connaître.
Elle se mordit la lèvre, redoutant de possibles représailles. Pourtant, au lieu de se formaliser de cette réplique acide, Talie prit un air rêveur :
- Dans le village où j'ai passé mes premières années, si j'avais été naïve ou innocente, je serais morte.
Naelmo se sentit puissamment intriguée :
- D'où il t'a sortie, Kaelán ? Ce n'est pas vrai ce qu'il a raconté, hein ? Tu viens du même endroit que ma mère et moi, pas de Zoltham ?
- Ben, tu vois : t'es dégourdie, quand tu veux, admit Talie. Mais c'est toi qui le dis, pas moi ! Crois ce qui te plaît, moi j'ai pas le droit d'en parler. Motus.
- Pourquoi ?
- Tout ce qui concerne ce lieu doit rester secret. Interdiction de l'évoquer ou même d'y penser.
- Pourquoi ?
- Ah, tu m'agaces avec tes pourquoi ! Assez de questions pour aujourd'hui. Tire tes propres conclusions.
Talie s'éloigna vers la grève, clôturant la discussion. Elle escalada avec aisance un rocher dominant la mer et se posta dans le vent, face au large. Malgré la température, toujours trop basse au goût de Naelmo, elle empoigna son polo et le fit passer par-dessus sa tête, dévoilant un haut de maillot noir de taille minimale, orné de dentelle. Un duvet de poils clairs se hérissa sur ses avant-bras cuivrés, mais elle ne parut même pas remarquer la morsure du froid. Elle se retourna vers son élève, ses yeux gris-bleu brillants d'excitation :
- Viens ! Mets-toi sur le bloc là-bas. Aujourd'hui, on joue avec les vagues.
Naelmo se figea, captivée par la beauté sauvage qui émanait de la jeune femme. Solidement campée sur ses deux pieds légèrement écartés, les genoux fléchis, Talie se tenait comme un fauve prêt à bondir dans l'océan. Son aura exhalait un parfum de puissance et de danger mêlés.
Naelmo découvrit qu'elle n'était pas la seule à porter des tatouages. Ceux de Talie, d'exubérantes volutes rouges, noires et brunes, savamment intriquées, soulignaient le modelé des muscles de son dos.
Remarquant que la petite la fixait, elle lui lança, en haussant la voix, pour dominer le vent :
- Ce sont des vrais, ceux-là. Pas comme les tiens... J'ai été voir le meilleur artiste, à Milfaol et je l'ai laissé s'entraîner deux ans de suite, avec des tatouages provisoires comme les tiens. La troisième année, il était prêt et moi aussi : il m'a dessiné ceux-là. Ils m'accompagneront toujours.
Elle se retourna. Naelmo découvrit que les volutes colonisaient son ventre plat, montaient à l'assaut de sa poitrine et se perdaient sous son maillot. Elle se demanda jusqu'où elles descendaient vers le bas, si elles avaient envahi pareillement ses fesses et son pubis.
Elle lança une question pour cacher sa gêne et détourner l'attention de Talie, qui ne se privait pas de l'espionner quand cela lui chantait :
- C'est où, Milfaol ?
- Hors Fédération, sur Relwann. Je t'y emmènerai, si tu veux ton œuvre d'art personnalisée.
Naelmo frissonna. Sur son corps maigrelet et sa peau pâle, un dessin ne donnerait rien d'aussi fascinant que sur Talie.
- Si tu cherches à revoir ton tatoueur, railla-t-elle, tu n'as pas besoin de moi comme prétexte. Quelque chose me dit que ce n'est pas un vieux tout ridé...
Talie répondit par une moue agacée, puis rit quand elle découvrit que Naelmo lui tirait la langue.
- Moi aussi, je peux me moquer, observa celle-ci.
- Ne t'y essaye pas trop quand même, bébé crabe, menaça Talie, ou tu pourrais aller serrer la pince à tes congénères dans la flotte...
****
Juchées sur des blocs noirâtres surplombant une étroite et profonde crique aux flots violacés, les deux filles se lancèrent dans un jeu inventé par Talie pour entraîner Naelmo. Elles se tenaient face à face, à une vingtaine de mètres, un miroir d'eau entre elles. Naelmo se tortillait avec appréhension sur son perchoir, trouvant la surface ondoyante bien trop loin à son goût. Si loin qu'elle distinguait à peine la forme des algues qui festonnaient les rochers de taches brun orangé au ras des vaguelettes.
Le but de cette joute mentale était d'une simplicité enfantine : mouiller l'autre sans bouger de son promontoire, par tous les moyens imaginables. Les règles énoncées par Talie l'étaient tout autant : une période d'assaut de trois minutes pour chacune. Après deux minutes de repos, on échangeait les rôles. Libre à chacune d'attaquer ou de se défendre comme bon lui semblait.
- Le jeu s'arrêtera lorsque je l'aurai décidé, décréta Talie. C'est-à-dire quand j'estimerai que tu as assez pris l'eau.
- Toi aussi, tu pourrais bien te mouiller, menaça Naelmo, piquée au vif.
- On va voir ça... feula la grande. Te vante pas trop vite ! Je t'exempte de natation demain si tu réussis. Mais si t'es touchée plus de cinq fois, tu devras parcourir le double de distance.
Elle ressemblait plus que jamais à un félin épiant sa proie. Naelmo se sentit soulagée qu'on en reste à des enjeux somme toute raisonnables, car elle n'avait lancé sa provocation que par bravade.
Elle n'était plus si ravie une heure après : transie et mortifiée, elle avait fini quatre fois trempée des pieds à la tête par une vague glacée et six fois dans l'eau, après une dégringolade terrifiante de cinq mètres. L'impact avait été douloureux à chaque chute, de grandes claques sur les jambes ou le dos. Le liquide salé était entré dans son nez et ses sinus, elle se sentait récurée de l'intérieur et sa gorge la piquait désagréablement.
Elle n'avait bien sûr rien à mettre à son crédit côté arrosage : Talie demeurait aussi sèche qu'au premier instant.
- Je n'en peux plus, geignit l'adolescente. Je suis bien trop épuisée pour apprendre quoi que ce soit.
- Faux. C'est quand on est le plus fatigué qu'on progresse. Remonte sur ce rocher !
Son ordre était sans appel, lancé d'une voix incisive. Mentalement, elle restait inaccessible, fermée à toute pitié, son esprit une forteresse inexpugnable. Naelmo refoula ses sanglots et s'exécuta, titubant sur des jambes nouées. Elle était parcourue de longs tremblements qu'elle ne parvenait plus à réprimer ; sa tête était serrée dans l'étau de ses oreilles congelées. Le pire, ce n'était pas l'eau froide, mais le vent glacé qui lui arrachait ses dernières miettes de chaleur corporelle.
- T'essayes pas. T'y crois même pas, d'ailleurs. Ta technique est mauvaise, mais c'est ta volonté la plus déficiente. T'as donc aucun amour propre ?
- Je te déteste ! cria Naelmo
- Alors, mouille-moi ! Fais-moi tomber dans l'eau ! Je ne me suis même pas rafraîchie depuis le début de notre petit jeu.
Tenant à peine debout sur ses jambes tremblotantes, Naelmo s'assit en tailleur, les bras croisés pour avoir moins froid. Elle tenta de projeter vers Talie sa haine et sa rancœur, bien réelles à ce moment-là. Il lui sembla toucher un mur, comme les autres fois ; cependant en face, son adversaire esquissa une grimace. Son aura lisse et dédaigneuse s'était fissurée imperceptiblement. Pleine d'espoir, Naelmo s'épuisa les trois minutes suivantes à réitérer cet assaut instinctif, sans pour autant parvenir à reproduire l'exploit.
À la fin du temps imparti, Talie intima la levée du camp, sans davantage commenter les résultats de son élève. Elle la laissa s'enrouler dans une serviette exhumée du fond de son sac et l'aida même à se frictionner.
- T'as l'air aussi misérable qu'un chaton qui a pris l'eau, railla-t-elle sans aucune trace de pitié. T'as aucune endurance. Et aucune persévérance. J'espère que ta cervelle se montrera un peu plus performante que ton petit corps maigrelet. Devoirs du soir : réfléchir à ce que j'ai mis en œuvre pour te faire tomber. Chaque fois, c'était un truc différent. Interrogation demain matin. Rentre, moi je vais me baigner. Dégage !
****
Prise dans un rythme épuisant, incapable de s'en extraire, l'adolescente en était venue à considérer chaque journée comme un obstacle à surmonter, avec pour objectif de satisfaire Talie et accessoirement de tenir bon jusqu'au coucher. Les quelques rares compliments, distribués avec réticence, étaient reçus avec extase par Naelmo, qui se sentait irrémédiablement surclassée par cette déesse magnifique et invincible.
Malgré les méthodes peu orthodoxes de Talie - ou grâce à elles -, Naelmo progressait vite. Au duel des vagues, que Talie appréciait particulièrement, Naelmo avait à présent réussi à la contrer plus d'une fois, en dépit de l'inventivité de ses attaques. Elle était restée sèche un peu plus longtemps... avant de finir à la mer, comme toujours. Elle n'était toujours pas parvenue à mouiller Talie, toutefois elle l'avait mise en difficulté, l'autre ne devant son salut qu'à la rapidité de ses réflexes. À chaque fois elle avait senti un amusement émaner de l'esprit de Talie, une distraction dans son ennui, prélude à une ambiance plus détendue ensuite. Un bonus inattendu !
Naelmo savait maintenant jouer avec les courants aériens et apprivoiser l'élément liquide en le modelant à sa guise. En esprit, elle caressait la vague, chevauchait le vent, combattait les méchants personnifiés par Talie.
L'état qui suivait l'utilisation de ces pouvoirs étonnants ne l'était pas moins : une ivresse, une légèreté, comme si elle avait pris des euphorisants ou bu un alcool pétillant dont les bulles lui seraient montées à la tête. Malgré l'épuisement et les critiques incessantes de Talie, Naelmo se sentait bien.
Les soirées constituaient des pauses bienvenues. Lumière tamisée et ambiance musicale délirante - Talie n'appréciait pas les rythmes lents - donnaient le ton de ces moments tous différents. La jeune femme dévoilait un visage plus humain : elle parlait des planètes qu'elle connaissait, dansait quelquefois ou faisait le tour des nouvelles de la Fédération, ne manquant pas les apparitions de Kaelán dans les médias planétaires.
En fin de soirée, si elle avait résisté jusque-là, Naelmo préparait des boissons chaudes comme autrefois sur Hevéla et elle les portait dans le salon. Affalée sur un canapé, soufflant sur la surface fumante du liquide, Talie se montrait encline à l'indulgence et se laissait aller à des conseils que Naelmo absorbait avec avidité :
- T'as freiné ta chute dans l'eau hier ?
Comme souvent, Naelmo réfléchissait, puis acquiesçait.
- Comment t'as fait ?
Là, la petite s'emmêlait, bredouillait quelques mots peu convaincants et finissait généralement par se taire, au premier regard courroucé de Talie. Elle échouait à réconcilier ces pouvoirs avec la logique qui la servait si bien habituellement.
Talie en profitait alors pour soupirer d'un air désespéré tout en se lançant dans des explications d'un genre ou d'un autre, qui montraient à Naelmo l'étendue de son ignorance.
- L'instinct, c'est bien Momo, ça peut te sauver la vie, mais tu dois analyser tout ce que t'as fait par instinct, jusqu'à ce que ça devienne pleinement conscient et que t'arrives à le répliquer.
Naelmo ne se vexait même plus des remarques désobligeantes de Talie ni de son ton exaspéré. Elle ouvrait grand les oreilles quand elle voyait poindre une leçon utile.
- Ton corps est un solide comme un autre, si tu veux le déplacer au-dessus du sol, considère-le comme tel. Tu peux le hisser jusqu'aux cieux ou raser l'eau à toute vitesse.
Talie mima le mouvement. Naelmo sentit qu'elle n'attendait que l'occasion de lui offrir une démonstration.
- Tu dois seulement acquérir assez de dextérité pour ne pas lâcher en plein vol, ça doit devenir aussi naturel que de respirer. Pourquoi crois-tu que je t'entraîne avec des objets ou l'océan depuis des jours ?
Naelmo s'imagina frôlant les nuages roses. C'était donc ça le but ? Que ne l'avait-elle dit avant !
- Ferme la bouche, rigola Talie, on voit jusqu'à ton estomac. Demain, je vais t'initier au vol libre.