Au-delà

Par Oyoèt
Notes de l’auteur : Nouvelle indépendante écrite pour un concours sur le thème "Ailleurs" (pas retenue ^^)

Je flotte dans la plénitude. C’est comme un grand vide, mais… tout l’inverse. Rien ne manque, tout est là, à sa place, moi comprise. Je ne sais pas où je suis mais je goûte la sensation de paix, de complétude. De cohérence. Puis, d’un toucher subtil, presque effleurement, un contact - doux comme un baiser.

Bienvenue.

— Bonjour ! Qui es-tu ?

Le tutoiement fuse, évident. Elle semble… amusée. Attendrie.

Qui je suis importe peu, tu peux m’appeler comme tu veux. Et toi, qui es-tu ?

Moment de flottement. Je n’en sais rien. 

Tu n’as pas de souvenir ?

— Aucun.

Nouveau contact. Mes yeux s’ouvrent, je vois des sensations crépiter, un nom, Romane – Roxane -, mon nom. Je baisse les yeux, je vois un filin - un cordon - de lumière ténue. A l’autre bout du cordon… Je me rappelle subitement ma vie, ma famille, mes enfants qui pleurent à mon chevet, l’hôpital, mon corps qui m’attend. Avec lui, la fatigue, la douleur.

— Je ne veux pas y retourner ! Je ne peux pas !

Bien sûr que tu peux. Tout est possible, ici.

— Tu ne comprends pas…

Au moment où les mots émanent de moi, je sais que c’est faux : elle comprend tout. Caresse indulgente.

Tu ne peux pas rester ici indéfiniment, tu le sais.

— Je sais bien, mais…

La phrase reste en suspens, inachevée. L’idée de quitter cet endroit m’attriste, je m’y sens si bien, à l’abri de tout. Je lève les yeux vers elle, et je trouve sa lumière magnifique, sereine, puissante mais uniquement capable d’amour.

— Suis-je vraiment obligée d’y retourner ?

Non. Si tu ne le souhaites pas, personne ne t’y contraindra. Mais tu devrais y réfléchir avant de prendre ta décision.

Hésitation.

— J’ai bien assez vécu. Je préfère mourir à fond que de vivre à moitié. Je… je sais qu’ils comprendraient.

Quand tu te sentiras prête, tu n’auras qu’à te laisser guider par la lumière. Ne tarde pas trop.

— Avant que tu ne partes, je peux te poser une question ?

Bien sûr.

— Es-tu un ange ?

Je la sens sourire, et j’en rougis de plaisir.

Pas au sens où tu l’entends, non.

— Mais alors, es-tu Dieu ?

Cette fois, elle éclate d’un rire délicieux.

Lequel ?

— Eh bien, je… mais tu es bien une femme, non ?

Uniquement parce que tu l’as voulu ainsi. 

— Oh. C’est vrai qu’au fond de moi, j’ai toujours pensé que Dieu ne pouvait pas être un homme. Mais qui es-tu, alors ?

Es-tu prête à le savoir ?

— Je pense que oui.

Pour commencer, je suis toi.

— Je suis Dieu ?

Nouveau sourire.

Bien sûr. Comment espères-tu vivre, autrement ?

— Je… ne m’étais jamais posée la question. Mais comment pouvons-nous parler, si tu es moi ? Et que je suis toi ?

Ne te parlais-tu pas à toi-même toute la journée, dans ton corps ?

Elle a raison. Bien entendu.

— Où suis-je ?

Si tu cherches en toi, je suis certaine que tu peux trouver la réponse toute seule.

— Mais si tu me donnes la réponse, c’est comme si je l’avais trouvée !

Ou plutôt, si tu ne la connais pas, c’est que je ne la connais pas.

— Si tu ne sais pas tout, tu ne peux pas être Dieu.

Ah oui ? Et peux-tu me dire qui est Dieu ?

Je sens mon cordon s’affaiblir, tandis qu’un autre se révèle à mes yeux, me reliant à elle. Serais-je… enfin morte ?

— Et la lumière dont tu parlais... Est-ce qu’elle mène au paradis ?

Peut-être.

Hmmm. Dieu est-elle capable de malice ?

— Peut-être ?

Ce que tu appelles le paradis, je l’appelle l’Ailleurs.

L’Ailleurs. Un nom plein de promesses, d’inconnues, qui rime avec douceur, bonheur.

— Mais puisque je suis si bien ici, pourquoi voudrais-je rejoindre cet Ailleurs ?

C’est à toi de trouver ta réponse. Personne ne peut le faire à ta place.

Dans un scintillement, elle disparaît et m’enveloppe de son amour chaud et rassurant. 

Je n’ai jamais été douée pour la réflexion. Je m’élance vers l’inconnu d’une poussée mentale, traversant le vide-qui-n’en-est-pas-un en quête de quelque chose, je ne sais pas encore quoi. J’aviserai sur place. Je jouis de l’harmonie qui m’entoure, glisse sur moi, me facilite tout, comme si l’espace et le temps s’ouvraient devant moi, anticipant tous mes mouvements. 

« Je suis toi. »

Ne sachant où aller, je décide de foncer tout droit, plus vite, toujours plus vite, je m’étends et m’étire aussi loin que possible, j’emplis tout l’espace.

« Tu ne peux pas rester ici indéfiniment. »

Je m’arrête brusquement.

— Que va-t-il t’arriver si je pars d’ici ? Si je décide de rejoindre l’Ailleurs ?

Un œil s’ouvre devant moi, comme s’il avait toujours été là.

Je partirai avec toi, bien sûr.

— Et si je n’y vais jamais ? Que je préfère rester ici ? Que finira-t-il par nous arriver ?

C’est la première fois qu’elle prend son temps pour me répondre. Cherche-t-elle la réponse ou hésite-t-elle à me la donner ?

Nous ne sommes pas encore prêtes pour cela.

— Comment le sais-tu ?

Ferme les yeux et écoute ton cœur.

J’obéis tant bien que mal, ne sachant que faire. Comment écouter mon cœur s’il ne bat plus ?

Il est des choses qu’on n’a pas besoin de savoir. On les sent. Quand tu te réveillais le matin, avais-tu besoin de réfléchir pour savoir que tu te trouvais dans ton lit ? Avais-tu besoin de savoir que le sol était sous tes pas pour marcher dessus ? Avais-tu besoin de savoir que tu aimais quelqu’un avant de l’aimer ?

— Ai-je besoin de mourir pour savoir que je suis morte ?

As-tu besoin de savoir ce qu’il y a dans l’Ailleurs pour t’y rendre ?

— Non.

J’ouvre les yeux, et je sens la lumière plus que je ne la vois, au loin. Une fois ma décision prise, tout semble encore plus facile qu’avant. Le point de lumière grossit un peu, devient tête d’épingle puis tâche, brille plus chaudement, comme une invitation. Mes oreilles se débouchent, des sons étouffés parviennent jusqu’à moi, des voix, des murmures, indiscernables mais réconfortants. Mes parents ? Ma famille ? Je me sens accélérer sans le vouloir, j’ai hâte de les revoir, de retrouver la chaleur de leurs bras, les blagues de papa, le rire de maman, les complicités de Yves et Isa, les chamailleries sans fin…

C’est ta nouvelle vie.

Des fumets viennent me chatouiller les narines, je ne les reconnais pas tout de suite mais je les aime déjà. Un aseptisé piquant et agressif. La sueur fauve de la liberté, celle qu’on gagne à coups de griffes et de crocs. La terre mouillée du sous-bois qui se mêle aux exhalaisons des champignons.

— C’est donc ça, l’Ailleurs ?

Un mamelon dégoulinant, de chair chaude ou de plastique, nourricier et réconfortant. Un duvet, une fourrure rêche, râpeuse sur ma langue, des bouquets de poils collés par la salive. Un subtil goût de minéraux, frais comme la rosée, enrichi par une pincée d’humus azoté.

C’est ton nouveau nid.

Je palpe la lumière du bout du corps. Un drap fin, aussi lisse que soyeux. Une écorce rugueuse balafrée, griffée, mordillée, des feuilles foulées sans un bruit, sans un craquement. Un matelas de mousse moelleuse – parsemé de brindilles -, réchauffé par un soleil timide.

— Puis-je ?...

La lumière m’aveugle, emplit tout l’espace, efface tout le reste. Une sensation diffuse s’empare de moi, s’infiltre dans mes membres, leur donne vie, comme un feu qui me brûle de l’intérieur. Une cohue de sensations m’assaille, se bouscule et se chamaille pour retenir mon attention, j’essaie de tout entendre, tout sentir, tout toucher, je me fonds dans cet Ailleurs infiniment plus riche. Plus effrayant. Plus douloureux. C’était une erreur, je ne suis pas prête.

— Je ne suis pas prête !

C’est l’Ailleurs que tu as toujours connu.

La panique me submerge, c’est trop beaucoup trop, je freine des quatre fers je ne peux pas je ne veux plus, c’était une erreur ! STOP !

Calme-toi.

Lorsque je m’aperçois que la lumière est redevenue point, je m’arrête, encore tremblante. Tremblante ?

— Quand ai-je retrouvé un corps ?

Souviens-toi de ce que je t’ai dit : ferme les yeux et écoute ton cœur.

 Cette douleur que j’ai sentie. Cette souffrance… C’est aussi l’Ailleurs ?

Oui.

— Alors pourquoi voudrais-je y aller ?

Parce que j’ai besoin de toi, j’ai besoin que tu le fasses. 

Une vague d’amour se brise sur ma grève.

Je serai avec toi à chaque pas, chaque inspiration, chaque chute. Je serai là pour te guider, brasser ton air, te relever.

Une autre vague s’échoue à mes pieds.

Je serai avec toi, je serai toi, à chaque décision, chaque instant de solitude, chaque nouvelle amitié. Je les vivrai en même temps que toi, au centuple. Toutes tes angoisses, tes espoirs, tes déceptions.

Celle-ci vient lécher mes orteils.

Tes moments de folie, d’apathie. Tes plus indignes réussites, tes plus beaux échecs.

Je la sens remonter le long de ma jambe, ne laissant rien derrière elle.

Et surtout, à chaque instant où tu aimeras.

Comme si elle se fondait en moi.

Je serai là. Je serai toi.

L’évidence me coupe le souffle…

Parce que je t’aime.

 … je t’aime.

Je ferme enfin les yeux. Je fais un pas vers la lumière. J’ouvre mon cœur : elle s’y déverse par vagues. Ailleurs, me voilà.

Je la sens sourire, au fond de moi.

 

En voilà une : bonjour maman, bonjour papa.

Ils s’extasient devant ma bouille – je les comprends, il y a de quoi. Je n’aime pas ce qui nous entoure : trop de blanc, trop de propre, trop d’artificiel. Pour marquer le coup, je chiale et commence à brailler ; la morve qui dégouline, c’est la cerise sur le gâteau.

Et puis, il ne faudrait pas qu’ils se doutent de quelque chose.

 

Et une autre. Sauvage, dure, riche.

Je sens une fourrure frotter contre le bout de mon museau. D’autres nouveaux arrivants se pressent autour de moi, chacun se pousse pour faire de la place aux autres. Je tâte à l’aveugle, parcourant le ventre chaud et tendu d’amour de notre mère, jusqu’à tomber sur une odeur particulièrement alléchante.

Au comble du bonheur, je me mets à téter.

 

Une dernière, tranquille.

Je m’éveille doucement, j’inspecte mon entourage : les conditions parfaites sont réunies pour ma sortie. Mon tégument s’ouvre, docile, j’envoie mes racines sonder le sol. Elles ne rencontrent personne. Ouf ! Prudemment, je glisse ma tête hors de la graine, je me laisse pousser, millimètre par millimètre, tandis que mon empire s’étend dans le sous-sol. Patience est mère de vertu.

Enfin je crève la surface, aussitôt récompensée par les rayons brûlants du soleil qui chatouillent ma tige et revigorent mes cellules. Je m’incline pour caresser la mousse qui m’entoure. C’est important de bien s’entendre avec ses voisines. Oui, décidément, c’est l’endroit rêvé pour pousser. Les cieux n’ont qu’à bien se tenir.

 

Je nous souhaite trois longues et belles vies. Et n’oublie pas d’ouvrir ton cœur.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez