Au Fil des Maux (nouvelle, partie 2/4)

Horreur, car ces entrelacs représentent trois monstrueux visages mêlés en une seule masse de chair, unis au sein d’une étoile à cinq branches et d’un cercle… Dégoût, car cette vague odeur métallique, cette granularité ne laissent guère de doute sur la sinistre substance qu’a utilisée l’artiste. Des glyphes écrits dans une langue inconnue parsèment l’œuvre. D’une main serrée sur le cœur, Pénélope interpelle la nouvelle venue :

« Qu’est-ce que c’est que cette… chose ?

— Une condamnation, hasarde Berthe avec placidité. Quelqu’un aura payé ta femme de ménage pour regarder ailleurs pendant qu’il ou elle… te faisait ce cadeau. As-tu des ennemis, camarade Frimassant ? »

Pénélope sent ses ongles s’enfoncer dans sa paume.

Bon sang ! Cathos ?

Non, ce n’est pas possible… Bien sûr, les sorciers ont toujours existé. C’est un fait historique. Mais ce sont désormais des clandestins, des parias ! La République pluve veille à les éloigner de la civilisation, à traquer et embastiller ces marginaux… On n’en voit plus chez les gens comme il faut. Cependant que le cœur de Pénélope s’emballe, Berthe s’accroupit auprès du cercle kabbalistique. D’un sifflement admiratif, elle retrace d’un doigt pointé le contour des symboles sans les toucher.

« Un portail vers l’inframonde, s’émerveille-t-elle. Pour sceller un échange. Primitif… mais audacieux. Plus personne n’ose effectuer de sacrifices de sang, de nos jours… Beaucoup trop dangereux. Sauf si on tient à la souffrance de l’autre davantage qu’à sa propre survie, évidemment ! La personne qui a tracé ce pentacle s’est sacrément charcutée. Sa haine à ton égard doit être immense, camarade ! »

Le sourire que Berthe adresse alors à l’intéressée lui glace le sang : c’est celui d’une amie perverse et complice. Pénélope, par réflexe, recule d’un pas. Ses yeux dérivent vers un bouton sur son pupitre ; un système d’alarme y est relié par un fil de cuivre… Trois secondes lui suffiraient pour appeler à l’aide, rameuter les services de sécurité du bâtiment ; mais une femme dangereuse se tient encore en travers de cette sonnette. Pénélope doit gagner du temps. La gorge serrée, elle réussit à articuler :

« Q-Qui es-tu ?

— Berthe Sceau, ni plus ni moins. Considère-moi comme… une consultante, pouffe l’intéressée en se redressant. Je viens chercher le client, là où on a besoin de moi. Le monde des esprits ne parle que de toi en ce moment, camarade… Ce n’est pas tous les jours qu’on noue un tel pacte démoniaque. Alors, quand j’ai su, par mes divagations dans l’Astral, que nous habitions toutes deux Précipe… il fallait que je voie ça !

— Je suis m-maudite ? Qu’est-ce qui va m’arriver ?

— Tu ne veux pas le savoir.

— C’est… toi qui as f-fait ça ?

— Me croirais-tu si je le niais ? Peu importe, au fond. Tu as d’autres préoccupations plus urgentes… Quant à moi, cette invocation m’intéresse moins que ce que tu peux m’offrir. »

Ah.

Voilà, on y est.

Un peu de colère reflue dans les veines de Pénélope… et lui redonne un peu d’assurance. L’argent, ce vieil ami, ce terrain connu, s’offre comme levier de négociation. À présent, cette délectation sur le visage de Berthe l’effraie moins : ce n’est pas une démente sanguinaire qui la défie, mais un simple oiseau charognard. Elle en a d’ailleurs le nez aquilin.

 « Je vois, lâche sèchement Pénélope. Combien, camarade, pour lever ce mauvais sort ? »

La bonimenteuse aux cheveux graissés lui rend un mouvement de tête conciliant… puis explique d’un ton plus sérieux, moins affecté :

« L’expertise est gratuite, camarade, et mes prestations d’exorcisme sont facturées à un montant… disons, raisonnable. Le hic, ce sont les frais réels pour effectuer le contre-sort. Le monde des divinités est concurrentiel, sais-tu ? L’offre et la demande… Pour rompre ce maléfice, il me faudrait y attacher un présent de valeur au moins aussi grande.

— Ce qui, en roseilles sonnantes et trébuchantes, représenterait concrètement…

— Oh, rit Berthe sans achever la phrase de son interlocutrice. Ma pauvre amie, ce n’est pas avec une denrée monnayable qu’on a scellé ce rituel ! Tu pourrais donner à cette démone tous les rubis du monde, ça ne servirait à rien. La richesse ne se crée pas… Elle se prend, ou se transmet. Et seul le sang peut racheter le sang. Es-tu prête à en verser ?

— Non, glapit Pénélope. Sainte-Mère, n-non. »

Ce monstre dépasse les limites de son imagination. Une sueur froide coule désormais sur le front de Pénélope. Elle perd à vue d’œil tout contrôle… Face à cette vulnérabilité, pourtant, l’immonde magicienne se contente de hausser les épaules et d’admettre :

« Je respecte ça. Et puis, pour être franche… un simple meurtre ne suffirait probablement pas. Un sacrifice n’a de valeur que si la personne qui l’effectue tient réellement à ce dont elle sépare… Tu ne peux donc pas assassiner un quidam pour t’extirper de ce mauvais pas. Ce serait trop facile ! D’autant qu’il y a des manières moins criminelles de donner son sang. Et il se trouve que tu en possèdes un récipient précieux.

— Mais de q-quoi parles-tu ?

— Voyons, ma chère ! Tu es enceinte, susurre Berthe tout en s’avançant. Les femmes de ma famille sentent ces choses-là… »

Épouvantée, Pénélope recule… mais l’enchanteresse aux yeux vides d’humanité poursuit sa marche, si bien que sa proie se retrouve aussitôt dos au mur. Pénélope, à portée de bras, sent la chaleur de cette haleine sur sa peau glacée et déblatère :

« Enceinte ? Je n-ne suis pas… Enfin… P-pas encore.

— Oh, tu ne le savais pas ? Félicitations, alors.

— Mais où est-ce que tu veux en venir, malmort ? »

Alors, telle une araignée répugnante, les doigts de Berthe se déplient… pour caresser le ventre de Pénélope, et conclure sans animosité :

« L’offrande, ma chère. Ton premier-né… vivant, bien entendu. Se séparer de son enfant, même sans le tuer, c’est l’ultime déchirement. Avec ça, tu devrais être tranquille.

— Jamais, profère immédiatement Pénélope. Tu m’entends ? Jamais !

— Il suffirait que tu t’engages à me le léguer, par adoption. Ne t’inquiète pas, il sera bien traité ! Ma lignée a toujours pris le plus grand soin de ses affaires. »

D’une violente ruade, le corps de Pénélope se rebelle. Ses bras maigres agrippent Berthe par les épaules, la poussent hors d’atteinte…

« JE M’EN FOUS, hurle-t-elle de toutes ses forces tout en s’élançant en avant. FICHE-MOI LE CAMP, SALOPE !!! »

Elle court de toutes ses forces jusqu’à son pupitre ; sa main crispée arrache une complainte stridente au bouton d’alarme… Emportée par cette victoire inespérée, elle feule :

« Je vais contacter le Comité de Salut Public. Lui dire qu’une sorcière de malheur se trouve à Précipe… Si tu tiens à la vie, tu ferais mieux de déguerpir !

— Le CSP, ironise Berthe. Rien que ça ! Je doute que tu possèdes un contact au ministère des renseignements, camarade… Tu n’es pas du métier. Alors pardonne-moi si je ne prends pas cette menace au sérieux !

— Je me débrouillerai bien pour trouver quelqu’un, s’entête Pénélope avec hargne. Ce sont ces gens-là qu’on ramène pour empêcher de nuire les déviants de ton espèce !

— Non, justement… On appelle plutôt les gendarmes. La sorcellerie est un crime passible de mort… Un passage au commissariat te suffirait pour me faire embarquer. Tu te compliques la vie ainsi, camarade, c’est drôle ! Comme si tu préférais éviter que la police mette le nez dans ta paperasse… Tu ne me caches rien, j’espère ?

— SORS. »

Bon sang, que fait le gardien de l’usine ? On ne l’entend toujours pas cavaler sur les marches métalliques, de l’autre côté de cette porte vitrée… D’un air déçu, l’occultiste en costume noir lorgne Pénélope quelques secondes avant de s’éclipser. Sans se presser, elle rouvre le bureau puis lui jette :

« Que crois-tu qu’il arrivera à ton enfant, quand la démone t’aura arraché ton dernier souffle ? Vous mourrez tous les deux, si tu ne fais rien. Prends le temps d’y réfléchir, camarade Frimassant… Mais fais vite. Si tu changes d’avis, tu connais mon adresse… Tout comme moi, la tienne. »

Dès qu’elle disparaît de l’encadrement, les membres de Pénélope se remettent à trembler. Son corps s’amollit d’un coup, au point qu’elle doit s’accroupir sur le sol, muette. C’est ainsi que l’agent de sécurité la retrouve, deux minutes plus tard… dans une position fœtale. Lorsqu’il remarque le désordre des meubles renversés, des objets éparpillés, il redresse Pénélope et tente de la prendre dans ses bras. Mais elle se débat aussitôt, proteste qu’elle n’a pas été frappée… et que la fautive court toujours. Peine perdue : cet abruti a laissé Berthe Sceau le dépasser dans l’autre sens et sortir des manufactures. Exténuée, Pénélope ne peut lui faire qu’un rapport rapide des évènements et terminer sa journée de travail… Une femme ordinaire s’écroulerait, hurlerait ; pas elle. Ces ouvrières, il faut les surveiller sans relâche ; à la moindre inattention, le rythme de production peut se déliter. De toute façon, Pénélope a d’abord besoin d’y voir plus clair. La broderie l’a toujours apaisée ; il lui faut exercer ses mains, dépenser son trop-plein d’énergie dégagé par la panique… quitte à déverser sur ses employés un peu de sa frustration. Elles en font les frais, ce jour-là.

Ce n’est que le soir venu, chez elle, dans les bras de son mari, que Pénélope peut s’accorder du repos… et s’effondrer en sanglots. Zachary sèche ses larmes avec patience, bienveillance ; néanmoins, lorsqu’il lui demande ce qui s’est passé, Pénélope refuse toute explication. Un pressentiment odieux l’a convaincue que, si elle l’impliquait dans cette histoire, il subirait à son tour la malédiction. Pénélope ne trouve pas le sommeil, ce soir-là. Elle se sent sale… Zachary vient d’accomplir un de ses rêves : devenir père. Mais cet enfant lui sera enlevé aussitôt : soit par un sortilège meurtrier, soit par la transaction qu’a exigée cette sorcière pour le dénouer.

Pénélope a tout gâché, comme d’habitude. Les vêtements, c’est bien tout ce qu’elle sait repriser… Le reste, elle l’a toujours détruit, irrémédiablement. La mode, le travail du tissu ont toujours constitué sa seule valeur, son unique planche de salut. Si ce pauvre Zachary reste avec elle, c’est parce qu’il ignore le genre de personne qu’elle devient, sitôt franchies les portes de l’usine.

Alors Pénélope se résout à retourner au travail… envers et contre tout.

Lorsqu’elle repousse la porte de son bureau, le lendemain, Pénélope a la surprise de le retrouver entièrement rangé… À en juger l’odeur d’encaustique qui s’en dégage, quelqu’un a frotté au vinaigre les traces de sang sur le tapis. Ce qui ne rassure pas Pénélope ; s’il avait suffi d’effacer ce pentacle d’invocation pour se débarrasser du mauvais sort, la magicienne n’aurait jamais affiché une telle assurance.

À cet instant, une main se pose sur l’épaule de Pénélope.

D’un piaillement, elle fait volte-face et tombe nez-à-nez avec un homme en costume noir qu’elle reconnait : Maître Tourvel, l’expert juridique de la maison Vigny ! On ne le croise guère, d’ordinaire, au bâtiment des manufactures : généralement, Pénélope prend un fiacre pour formuler ses doléances au siège social de Précipe… Mais la gravité des récents évènements justifie largement la venue de Tourvel. Honteuse de s’être ainsi donnée en spectacle, elle balbutie :

« Camarade-Maître...

— Nous sommes collègues, la rassure-t-il de sa voix de stentor tout en refermant la porte derrière eux. Appelle-moi Gontran. »

L’invitant à s’asseoir dans un fauteuil en cuir, il l’imite. Pénélope aplatit sans conviction un des épis qui parsèment son crâne ; si seulement on l’avait avertie de cette visite ! Elle aurait étalé du fond de teint sur ses cernes… Bon sang, c’est qu’elle se laisse aller !

L’avocat, face à elle, rayonne d’une trentaine triomphante. Avec ses cheveux poivre-et-sel et ondulés, c’est le genre d’homme qui s’embellit avec l’âge et le succès. Un jour, Pénélope a même sorti à Zachary que, s’il la trompait, c’est Tourvel qu’elle passerait voir en premier, pour faire d’une pierre deux coups… puisqu’il s’occuperait aussi de sa procédure de divorce.

Les mots compassionnés de Gontran lui redonnent un peu de courage. Après s’être enquis de sa version des faits, celui-ci murmure :

« Donc… tu n’es pas encore allée voir la police ?

— Je voulais t’en parler avant de déposer plainte, histoire d’accorder nos violons. Tout cela implique directement notre société…

— C’est toujours plus prudent, l’approuve-t-il d’un hochement de tête. J’ai engagé des renforts pour le service d’ordre de la manufacture, afin de te protéger… mais pour le reste, mieux vaudrait ne pas impliquer l’État dans cette histoire.

— Hein ? »

Pénélope se raidit, les yeux écarquillés. Gontran lève en l’air deux mains compréhensives et tergiverse :

« Écoute, camarade… Je sais que ces évènements t’ont un peu secouée, mais… on n’a aucune preuve qu’il y ait vraiment de la magie là-dessous, non ? Tu n’as rien vu de réellement surnaturel, à ce que j’en sache.

— Mais si, insiste Pénélope dont la voix remonte d’un coup. Le cercle d’invocation…

— Ces glyphes ne veulent rien dire ! Des gribouillis, c’est sûr.

— Le sang…

— On n’est même pas sûr qu’il soit humain, s’agace cette fois-ci Gontran. Je pourrais t’en trouver pour pas cher… à la foire aux bestiaux. Tu n’as jamais cuisiné du boudin ? Allons, ressaisis-toi ! Imagine. Si Comité de Salut Public ne trouve aucune trace de sorcellerie dans les parages… Tu auras fait perdre leur temps à des gens très influents. Cela se retournera forcément contre toi… La dénonciation abusive équivaut à une diffamation, tu pourrais finir en prison !

— Mais voyons, s’indigne Pénélope. Comment tu expliques…

— Il y a des tas de charlatans, la coupe Gontran d’un ton sec. Prêts à exécuter des rituels bidons pour embobiner des esprits crédules. Ce pourrait tout à fait être un début d’arnaque… ou un simple canular, destiné à te ridiculiser.

— Et si ça ne l’est pas ? »

À cette suggestion, Gontran soupire. Par réflexe, les doigts de Pénélope s’ancrent sur le coussin de l’accoudoir… La plissure des joues de son interlocuteur, les rides naissantes de son front se sont comme décalées : un millimètre de plus, peut-être… mais qui, en cet instant, ouvre entre eux un gouffre. Il avale sa salive, reprend plus lentement :

 « Si le CSP fait chou blanc… la maison Vigny ne pourra pas te protéger des répercussions légales. C’est mon conseil, Pénélope. On préférerait largement te garder à nos côtés ! Mais tout ça finira forcément dans la presse. Ce sera la panique, notre réputation sera ruinée. Personne ne veut acheter les vêtements d’une entreprise maudite… qu’elle soit de haute couture ou non. Tu as pensé aux risques que tu nous ferais courir, avec ces rumeurs ?

— Pardon, persifle Pénélope d’une voix acide. Pour l’instant, je reste focalisée sur les risques que je cours réellement. »

Un silence pesant s’installe. Quelque chose dans les yeux bruns et profonds du juriste, dans son immobile assurance, fait comprendre à Pénélope qu’elle s’est aventurée trop loin.

« Il n’y a pas que le CSP qui pose problème, poursuit Gontran. Si la police met les pieds ici, il va sans dire que tout devra être en ordre. Même s’il y a bel et bien eu acte d’envoûtement, ce serait navrant que les agents tombent sur autre chose de tout aussi compromettant… Tu es sûre d’être en règle, Pénélope ?

— Je ne vois pas de quoi tu parles, s’offense celle-ci.

— Certains de mes collègues font des messes basses sur la façon dont tu… interprètes les exigences de sécurité au travail. Notamment sur l’installation des nouveaux appareils. Les périodes de tests imposées, la formation des employés, les cadences de production à respecter… ce genre de détails. C’est important, pour la prévention.

— Tu crois m’apprendre quelque chose ? On en a déjà longuement parlé, s’impatiente Pénélope. Tu m’avais dit que toutes ces fichues normes, c’étaient des… “freins à l’innovation”. Des “masturbations bureaucratiques”, des “entourloupes d’assistés chroniques” ! Tes mots, pas les miens.

— Vraiment ? Je n’en garde aucun souvenir, s’étonne-t-il de sa meilleure voix d’angelot désolé. J’imagine que tu as conservé une trace écrite et signée de notre conversation ? Parce que sans ça… »

Le petit salopard !

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