Au fin fond du cosmos

Par Rachael

- Il n'y a qu'une chose à faire, déclara Shielfen.

Il avait écouté patiemment les pensées chaotiques lui arrivant de Naelmo, alors qu'elle sanglotait sur son épaule en mouillant son bras nu de ses larmes. Celles-ci s'étaient taries bien plus vite que le flot des mots jaillissant ensuite de ses lèvres. Entre phrases empilées au petit bonheur et bouts de récit enchevêtrés, Shielfen avait dû remettre tout en ordre.

Naelmo avait répondu à ses interrogations en reniflant. La senteur des bougies, lui remontant dans les narines par surprise, l'avait réconfortée : prises dans la réserve de Théola, elles ressemblaient à celles qu'elle brûlait avant sur Hevéla et embaumaient comme elles. Même odeur entêtante de miel, même couleur orangée, même petite lumière dansante. Théola avait écumé tous les magasins de la ville pour retrouver ce parfum nostalgique, consciente que d'infimes détails induisent parfois de grands effets. Il n'y manquait que l'effluve de la sylve qui s'y superposait autrefois.

Imperméable aux réminiscences qui assiégeaient Naelmo, Shielfen s'était tu après de nombreuses questions. Il s'était immergé dans ses réflexions, tandis que la mince flamme des bougies ombrait son visage à la peau sombre, lui donnant tour à tour un air sévère, songeur ou féroce, comme si les émotions bataillaient en lui.

Jusqu'à cette phrase surprenante :

- Il n'y a qu'une chose à faire : monter une expédition là-bas.

- Enfin, s'exclama Naelmo, puisque je te dis que c'est impossible.

- Non, non, non, tu viens de m'expliquer que c'est impossible pour ton père d'y retourner, et je vois bien pourquoi. Mais si ce n'est pas lui, mais des gens d'ici qui ne connaissent rien à l'hyperespace, plus de problèmes, non ?

- Mais comment ils iraient ? En tricycle ? Il faut un vaisseau à déplacement instantané pour naviguer aussi loin, précisément la technologie sur laquelle certaines « créatures » ne doivent pas mettre la main.

- Pas faux, ça... attends, laisse-moi réfléchir.

Assis en tailleur sur le lit, il se cala dans une posture qu'il affectionnait, les coudes sur les genoux, le menton appuyé sur ses deux poings joints. Ses yeux semblaient contempler quelque chose, bien au-delà de ce que pouvait apercevoir Naelmo. Sa voix se fit murmure, sa diction se ralentit :

- Imaginons qu'on réussisse, par je ne sais quelle opération, à se rendre là-bas sans risques, tu m'accorderas qu'on ne s'expose pas à éparpiller les secrets de notre technologie.

- « On » ? Comment ça, « on » ? se récria-t-elle.

- Toi et moi, on forme une équipe idéale, non ?

- Toi, un garçon des villes, qui ne connaît rien à rien ? Tu ne survivrais pas dix minutes dans un endroit sauvage.

Naelmo avait pris du recul, autant que le permettait la pièce minuscule encombrée par le lit ; elle toisait Shielfen, les mains sur les hanches, le menton en avant. Ses cheveux blond roux ébouriffés et ses yeux rougis accentuaient la pâleur fantomatique de son visage et lui prêtaient un air d'héroïne tragique. Shielfen ne se laissa pas démonter par cette apparition spectrale ni par sa moue dédaigneuse :

- Sur ce coup-là, on est logés à la même enseigne, Nana ! Tu ne connais pas plus cette planète que moi, alors pas la peine de prendre tes grands airs. Tu ne faisais pas tant la fière sur Hevéla, quand la forêt a cherché à nous empoisonner.

Nana ! On aurait tout vu en matière de surnom ridicule.

- Ça va, ne noie pas le poisson ! C'est quoi ton idée tordue ? M'accompagner pour une gentille visite à la famille ?

- Pourquoi pas ? Depuis que je t'ai retrouvée, ma vie est redevenue intéressante. Je ne te lâche plus maintenant.

- N'importe quoi ! T'es en plein délire ! Je n'ai absolument pas l'intention de me lancer dans une idiotie pareille. C'est beaucoup trop dangereux. De toute façon, tu penses qu'on va dégotter une navette express pour nous emmener là-bas ? Ligne un, route directe pour la planète des origines !

- Minute, j'ai dit « imaginons qu'on puisse y aller ». On s'occupera du comment après. Mince, c'est dingue, quand tu prononces ça, « planète des origines », j'ai encore plus envie de t'y accompagner.

- Pour ça, il faudrait que je veuille y aller moi-même.

- Parce que ce n'est pas le cas, peut-être ? Même pas un tout petit peu ? Sois honnête, Naelmo !

Naelmo se renfrogna. Tout comme sur Hevéla, quand il avait raillé son amie sur son absence de vision d'avenir, Shielfen avait un coup d'avance. En partant de l'hypothèse : « Et si on allait là-bas », ses réflexions prenaient un chemin de traverse, susceptible de mener à des solutions inattendues.

Naelmo n'avait pas envisagé pareil voyage ni même songé qu'elle pourrait l'accomplir. Kaelán avait bouché son horizon. Depuis ses révélations, elle s'efforçait de faire le deuil de sa mère, de son frère, de son oncle, de sa planète.

Elle secoua la tête avec incrédulité. Ce satané Shielfen parvenait toujours à la surprendre. Elle le gratifia d'un sourire reconnaissant auquel il réagit avec chaleur. Il prit sa main dans la sienne, l'engloutissant dans sa paume tiède. Ils se contemplèrent un moment, tandis que Naelmo s'efforçait de parcourir en un éclair les chemins qu'il lui avait dévoilés. Partir ? Comment, pourquoi ? Une fois là-bas, que faire ? Impossible de répondre d'un seul coup, les tracés devenaient trop nombreux, ils se perdaient dans le lointain. Il fallait s'accorder du temps, ne pas presser les choses.

- Bien sûr que j'ai envie d'y aller ! admit-elle après un soupir. Je me suis interdit d'y penser parce que mon père m'a clairement dit qu'on ne pouvait pas y retourner.

- Mais toi, tu n'es pas « on » ; tu n'es pas « lui » ni « eux ». Tu es d'ici et de là-bas, le lien entre les deux mondes. Peut-être que toi seule peux tout arranger.

- Oh, arrête, tu veux ! Bientôt tu vas m'affirmer que sauver cette terre est mon destin, celui que tu me prédis depuis qu'on se connaît.

Il la fixa avec un petit sourire en coin, tout son visage pétillant de malice :

- Pourquoi pas ? Il n'est pas exclu que le destin existe vraiment. Ou que chacun doive se le fabriquer soi-même, avec un peu de talent, beaucoup de travail et une volonté inflexible.

Naelmo leva les yeux au ciel. Qu'avait-elle fait pour hériter d'un illuminé pareil !

 

****

 

Le lendemain, toute cette conversation parut irréelle à Naelmo et leur emballement puéril. De belles idées, de doux rêves, mais comment les rendre concrets ?

Malgré ses doutes, elle prit l'habitude de retrouver Shielfen le soir après les cours de l'université, pour discuter, élaborer des stratégies, échanger des vues. Cela lui occupait l'esprit, et puis il concoctait des plans tellement délirants qu'ils partaient ensemble dans des fous rires au moins une fois à chaque rendez-vous. Ses manigances rocambolesques pour atteindre la terre les pliaient en deux : séduire la fille de l'amiral de la flotte ou fabriquer un vaisseau bricolé, pas grand-chose n'était sérieux, mais l'humour leur faisait oublier que les chances d'aboutissement de leur projet étaient infinitésimales, aussi proches de zéro que celles de rester vivant dehors un jour de tempête sur Ione.

L'humour soulageait en outre les tressaillements de la conscience de Naelmo : il s'agissait ni plus ni moins que d'abandonner ses parents adoptifs, une seconde fois, ainsi que sa famille retrouvée. Même si Talie, elle, ne la pleurerait pas longtemps.

En fin de compte, regrettait-elle vraiment que ce soit irréalisable ? Cela évitait de laisser grossir ce mélange d'espoir et de culpabilité qui venait l'assaillir régulièrement, telle une vague chargée d'écume sale.

 

****

 

Située à l'équateur d'Ione, Ithéus baignait dans un éternel printemps. Soleil ou pluie, la température culminait à une vingtaine de degrés et descendait rarement au-dessous de quinze au cœur de la nuit. Le petit vent du large décidait à lui seul de la douceur de la journée. Les habitants jonglaient entre pulls et tenues légères selon leur perspicacité à décoder les caprices du temps. Les vêtements les plus variés se frôlaient dans les rues, tandis que les expérimentations bourgeonnaient au gré des modes ou de leur rejet.

Le nez en l'air, Naelmo attendait Shielfen à la sortie de l'université, détaillant les étudiants, filles et garçons, qui se croisaient. Elle les rangeait en « fleurs » ou « bonbons » ou « légumes verts » selon une classification personnelle qu'ils auraient certainement jugée offensante.

Rapidement devenu populaire, Shielfen arriva en compagnie d'un groupe de filles à l'allure flamboyante et aux cheveux courts hérissés.

- Bonbons acidulés, se dit Naelmo en projetant sa pensée vers Shielfen.

- Et moi, je suis quoi ? rétorqua-t-il, amusé.

Elle admira son pull vert pâle duveteux, ses tresses d'un noir chatoyant ponctuées de perles rose nacré. Il avait décliné son invitation la veille pour une séance chez le coiffeur. Une longue séance, si elle en croyait les brins mêlés à sa chevelure, donnant à certaines nattes toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Il rayonnait de satisfaction en constatant les regards appuyés que lui lançaient les étudiantes.

- Un animal de compagnie trop chouchouté ? tenta-t-elle.

Un air d'indignation chiffonna son visage mobile aux pommettes hautes. Les piques de Naelmo contenaient toujours un fond de sincérité.

- Oh pardon, j'oubliais, ajouta-t-elle perfidement. Toi, tu es le chef de la meute, et ces demoiselles-bonbons sont tes animaux familiers.

- Tu es déchaînée ce soir... je vais finir par te croire jalouse.

- Bah, elles sonnent creux. Mais tu as raison, je les envie d'avoir aussi peu de choses dans la tête.

- Je te trouve bien rapide à juger les autres et à les mépriser. Tu te considères comme si intéressante ?

Un problème avec Shielfen : il ne se laissait pas dominer et n'hésitait pas à rabattre les prétentions de son amie. Il leur était arrivé maintes fois de se quitter fâchés, chacun s'éloignant dans une direction. C'était bien parti pour ce soir.

- Tais-toi et écoute, la rabroua-t-il à nouveau. Je me suis rapproché d'elles parce qu'elles parlent de toi.

Naelmo s'apprêtait à commenter le ridicule de la chose quand elle capta le sujet de la conversation. Le sang se retira de son visage, sa mâchoire se serra :

- Il paraît qu'il a une fille et qu'on en saura bientôt plus, susurrait une blonde.

- Ah, ça casse le mythe, non ? Il ne pourra plus nous faire croire qu'il a vingt ans.

- Il ne te fait rien croire, Neyba, rectifia Shielfen, il te suffit de consulter ton com' pour trouver sa date de naissance. À croire que vous avez la mémoire encore plus courte que vos cheveux.

Sur cette pirouette désobligeante assortie d'un rire tonitruant, il quitta le groupe. Il serait vite pardonné ; ses piques lui vaudraient probablement même un surcroît de popularité. Il passa devant son amie sans ralentir, en lui envoyant un clin d'œil appuyé.

Les regards noirs que les adolescentes lancèrent au garçon manquèrent de faire exploser Naelmo, qui cacha son hilarité en plongeant le nez dans sa manche. Il n'y avait pas de quoi se réjouir, pourtant. Ces étudiantes parlaient de son père... et d'elle.

D'elle !

 

****

 

Les jours suivants, Naelmo mesura l'étendue de la catastrophe qui s'annonçait. Elle l'appela sa tempête ; à son échelle, elle la catalogua comme la plus épouvantable des calamités d'Ione.

Elle comprit en même temps pourquoi son père avait jusqu'ici subtilement détourné toute approche de sa fille concernant son entrée à l'université. Elle avait cru bêtement qu'il l'estimait trop jeune ou incapable, alors qu'en fait, il ne faisait qu'anticiper ce qui se produisait en ce moment.

Mais elle, elle n'était pas prête, pas prête du tout à voir sa tignasse et ses nattes colorées partout, à devenir le sujet de toutes les conversations, à nourrir tous les ragots.

Terrifiant.

Et ça, c'était avant d'en avoir constaté les répercussions sur sa vie de tous les jours. Elle dut trouver refuge chez son père pour éviter les nuées de journalistes qui s'étaient abattus sur la ville comme des insectes affamés. À l'intérieur du domaine, la loi les protégeait de toute indiscrétion. Naelmo s'y claquemura, refusant de sortir tant que couraient des spéculations folles sur elle et sur sa mère, la femme qui avait su attirer l'attention de Kaelán, dont la sphère privée était toujours restée très opaque. Ses parents adoptifs n'étaient pas épargnés, certains supputant que Théola n'était autre que la mère biologique de Naelmo, et Delum le mari complaisant. Les ragots les plus horribles rivalisaient de bêtise.

- Tu vois de quoi je me suis efforcé de te protéger, soupira Kaelán.

- Ça va durer longtemps ? questionna Naelmo d'une voix blanche.

- Pourquoi ça continuerait pas, Momo ? intervint Talie. Moi, ils savent que je mords, alors ils me laissent tranquille.

- Arrête, Talie, s'irrita Kaelán. Ils finiront par se lasser.

Ils dînaient tous les trois, Kaelán, Talie et elle. Contrairement à ses affirmations, Talie avait dû se replier dans le domaine, car elle aussi aspirait à la paix. Sa réputation de harpie ne suffisait plus à la protéger. Ça n'avait pas dû être facile tous les jours pour elle, pensa Naelmo pour la première fois. Elle ne s'était jamais rendu compte jusqu'ici que l'armure de Talie et ses manières bourrues s'étaient construites en réaction à ce qu'elle avait subi en vivant trop près du déferlement de curiosité qui frappait en permanence Kaelán.

La soirée traînait agréablement, une brise fraîche faisait frissonner les feuilles des arbres et effaçait les bruits de la ville. On se serait cru loin de tout, sous les étoiles indénombrables. Pourtant le ciel pesait sur Naelmo comme un plafond trop bas, elle se sentait oppressée par toute cette curiosité au-dehors. Le nombre de ceux qui se passionnaient pour les petites histoires de Kaelán était hallucinant. Et leur acharnement effrayant.

Ici sur Ione, tout le monde aspirait à le connaître mieux ; d'une certaine manière il leur appartenait, ils le considéraient comme leur héros planétaire. On aurait dit qu'ils s'estimaient trahis par ses dissimulations.

- Tu ne leur dois rien, à tous ces gens ! gronda Naelmo. Ils n'ont aucun droit d'empiéter sur ta vie. Ni de chercher à éclairer ce que tu as gardé dans l'ombre.

Il haussa les épaules. Il ne s'en fichait pas, non, mais que faire ? Ils le connaissaient tous : nom, prénom, yeux en amande et sourire charmeur. Accomplissements aussi : auteur de la théorie de l'hyperespace, créateur des premiers vaisseaux à déplacement instantané, principal initiateur de la quatrième révolution technologique de l'humanité... en résumé.

Naelmo pouvait affirmer sans mentir que dans toute l'histoire de l'humanité, personne n'avait jamais été aussi célèbre que son père. À Ithéus on vendait même des vêtements et objets à son effigie. Avec ou sans la permission de la Fondation.

- Bien sûr, tu as raison Naelmo ; je me passerais bien du fardeau de cet engouement. À défaut, j'ai appris à vivre avec et à m'en protéger. À part m'isoler, seul au fin fond des bois, je ne peux rien y changer.

- Tu aimes bien trop les humains pour ça, lança Talie d'un ton de reproche.

Elle prononçait humains avec dédain. Sa posture hautaine, complétant sa mimique dégoûtée, montrait bien qu'elle désapprouvait, que si cela n'avait tenu qu'à elle, elle aurait volontiers adopté une solution radicale. Une planète déserte ? Rien qu'elle et lui ?

- Bien sûr ; je suis humain Talie, tout comme toi.

- Nous ne sommes pas comme eux, grinça-t-elle, ils se chargent bien de nous le rappeler en permanence.

- Tu sais ce que j'en pense, Talie : l'étroitesse de vue de quelques-uns n'est pas une raison suffisante pour rejeter la civilisation que nous essayons de bâtir.

- Tu n'es qu'un idéaliste. Elle a pris du plomb dans l'aile, ta civilisation de rêve. Il te faudra attendre de servir de cible pour admettre que le pire peut arriver ? Jamais ils ne nous traiteront sur un pied d'égalité, sans discrimination.

- Pourquoi la conversation a-t-elle dérivé vers ce pessimisme défaitiste ? Tu veux partir, t'isoler ? Laisse-moi rire, tu t'ennuierais sans personne autour de toi.

- Bof, tant que tu es là...

Son regard vers Kaelán bannissait tout autre que lui. Naelmo comprit soudain que Talie, malgré son air d'indépendance et ses manifestations d'autonomie, ne vivait que par ces yeux tournés vers elle. Un attachement exclusif, excessif sans doute. Dans « le monde selon Talie », Naelmo n'occuperait jamais qu'une position périphérique, elle resterait l'importune à écarter. Rien de nouveau sous le soleil ; toutefois... Alors qu'elle fixait Talie sans la voir, une idée s'insinuait en Naelmo à son corps défendant, s'imposant avec clarté, se déployant pour venir s'imbriquer aux plans qu'elle ourdissait avec Shielfen.

Si vraiment elle voulait partir, s'enfuir de la pagaille qu'était devenu son quotidien, si elle ambitionnait de concrétiser son projet fou de libérer la planète de sa mère, si elle osait rêver de rouvrir le chemin de la terre à son père, elle connaissait maintenant la stratégie à suivre.

Pour l'aider à s'éloigner d'Ione et par conséquent de Kaelán, Talie était l'alliée idéale. Elle se montrerait positivement ravie d'envoyer Naelmo au fin fond du cosmos.

Sans ticket de retour.

 

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