Orpheline.
Naelmo aurait tout aussi bien pu l'être, considérant ses chances de revoir sa mère un jour ou son frère. La planète était hors limites, interdite d'accès, ses coordonnées tenues secrètes. Elle le resterait tant que les dangers réels ou supposés qui s'y tapissaient n'auraient pas été éliminés par ses habitants eux-mêmes. Une entreprise de longue haleine, avait conclu Kaelán. La tonalité sombre qui émanait de lui à ce moment-là avait fait frissonner Naelmo.
Heureusement, l'arrivée de Théola et Delum avait occupé la jeune fille, reléguant au second plan les révélations de son père. Étant donné les ajustements nécessaires aux uns et aux autres, Naelmo n'avait pas vu filer le mois depuis leur retour. Elle s'était installée avec eux et profitait de leur compagnie, à l'exception une soirée ou deux par semaine qu'elle passait avec son père. Un compromis censé satisfaire tout le monde, mais qui frustrait chacun, comme de bien entendu.
La Fondation Eckarn avait trouvé pour ses parents une demeure sur une des collines qui s'arrondissaient au-dessus de la ville, avec une vue sur la baie presque aussi belle que celle dont on jouissait depuis le domaine de Kaelán.
Plus exactement, Naelmo avait choisi pour eux avant leur arrivée la maison parmi celles proposées : ni trop grande, ni trop luxueuse, confortable et bien conçue, elle conviendrait bien mieux à leur modestie que les vastes propriétés prétentieuses éliminées sans hésitation de la liste. Avec son crépi bicolore - bleu éteint et grenat -, ses encadrements de fenêtre en bois blanchi par le soleil et son toit gris sombre, elle attirait l'œil par sa simplicité chaleureuse. Côté rue, elle se cachait derrière des graminées élancées vert pâle, sortes de bambous qui oscillaient au vent avec un bruissement apaisant. À l'arrière, une végétation exubérante semblait vouloir envahir le monde en s'élançant depuis les hautes palissades de bois auxquelles elle s'appuyait. Dans toutes les pièces du bas, de grandes baies vitrées s'escamotaient pour brouiller les limites entre l'intérieur et l'extérieur. Théola s'y était tout de suite sentie chez elle.
L'allocation de la Fondation permettait de ne pas trop regarder à la dépense, au grand dam de Delum, gêné de profiter ainsi des largesses de Kaelán. La confrontation entre eux avait été malaisée ; Kaelán avait dû déployer tout son charme pour amadouer un tant soit peu le biologiste, pas ouvertement hostile, mais figé dans une admiration réticente et boudeuse. Naelmo avait bien compris qu'il se sentait rabaissé de devoir sa situation à sa fille et non à ses talents de scientifique. Une totale exagération, car il avait démontré de réelles compétences dans son analyse de la forêt d'Hevéla ; il n'en estimait pas moins que sa présence sur Ione était avant tout motivée par le souhait de Kaelán de garder sa fille auprès de lui. Pas faux non plus.
Il avait par bonheur réussi à faire la part des choses : il n'avait pas modifié son comportement envers Naelmo, à part les quelques regards de chouette qu'elle surprenait parfois.
Théola faisait de son mieux pour tisser un lien entre leur ancienne vie et la nouvelle, entre une famille et l'autre, entre la normalité et l'exceptionnel. À vrai dire, elles cherchaient leurs repères ensemble, en arpentant les rues d'Ithéus, bras dessus bras dessous, explorant les échoppes, humant les odeurs étranges, tendant l'oreille pour saisir les mots de ce standard lourdement accentué dans le parler local. Étrangères dans la ville cosmopolite, elles s'y plaisaient davantage chaque jour en inventoriant les cultures qui s'y mêlaient.
- Regarde ce tapis, lançait Théola. Il rendrait bien à la maison, non ?
- Vu les tons de verts, Del va le détester ; tu sais bien qu'il n'aime pas ce genre de teinte. Il ne supporte le vert que dans la forêt.
- Ah, quel vieux grincheux ! Avant, il se plaignait tout le temps de ton absence, mais maintenant que tu es rentrée, on ne le voit plus, il ne pense qu'à travailler. S'il ne vient pas fureter dans les boutiques, il n'a aucun droit de récriminer.
Naelmo souriait avec indulgence. Ils appréciaient tous les trois leurs retrouvailles, cependant chacun le montrait à sa façon.
Les deux complices ramenaient meubles ou objets de décoration en piochant allègrement dans l'artisanat local, pour remplacer tout ce qui avait été abandonné sur Hevéla. Elles renouaient aussi de cette manière leur lien mère-fille, même si quelque chose s'était modifié sans espoir de retour en arrière.
Théola l'avait résumé à sa manière :
- Écoute Naelmo, tu ne pourras jamais redevenir petite fille.
Celle-ci avait soupiré :
- J'aimerais bien parfois.
Le léger rire de Théola l'avait réconfortée :
- Moi aussi ! Mais on ne peut figer le temps qui passe. Les enfants grandissent, vont de l'avant et suivent leur propre trajectoire. Il n'y a pas de mal à ça, et il ne faut pas s'en sentir coupable.
Facile à dire. Malgré tout, Naelmo ne parvenait pas à retomber dans la routine familiale confortable d'avant. Eux n'avaient pas changé, non, mais Naelmo, elle, était devenue irrémédiablement différente, découvrant le monde avec ses nouveaux sens, se délectant de dimensions inimaginables par le passé. S'en effrayant, aussi : elle était entrée dans l'univers des secrets de Kaelán et devait se préoccuper de choses autrefois étrangères, comme les retombées pour elle et ses proches de sa parenté extraordinaire.
Personne ne savait... encore.
****
- Bienvenue sur Ione !
Naelmo se précipita sur un Shielfen fraîchement débarqué de la dernière navette d'Arkiès. Il ne savait où poser les yeux : dans le terminal des vols spatiaux, une foule cosmopolite se pressait, entre les visiteurs en provenance des multiples planètes reliées chaque jour à Ione et les passagers au départ pour ces mêmes destinations. De statut mineur il y a moins de trente ans, le spatioport d'Ithéus avait acquis une stature de plaque tournante affairée. Centre incontesté de l'hyperespace. Les bâtiments neufs aux toits pointant vers le ciel exposaient leur audace architecturale aux voyageurs, en prélude à la découverte de la ville. Paradoxalement, l'arrivée de Naelmo dans le terminal privé de la Fondation avait été bien plus banale.
Shielfen, un sac sur l'épaule et un air bravache sur le visage, ne faisait que moyennement illusion auprès de Naelmo, qui percevait mieux que quiconque son véritable état d'esprit : il se sentait petit. Impressionné. L'imperturbable Shielfen, à l'assurance habituellement indestructible, ne savait plus où donner des yeux, du nez ou de la tête. Étonné par les odeurs étrangères, gêné par la lumière à la teinte si particulière, heurté par la foule bigarrée - au propre comme au figuré -, il frôlait l'overdose.
En apercevant son amie, il sourit avec ce qui ressemblait à du soulagement :
- Naelmo ! Tu es venue seule ?
- Non, ma mère nous attend dehors.
Cette fois-ci, le soulagement se révéla encore plus perceptible. Naelmo retint un gloussement.
Elle avait presque crié pour couvrir le bruit ambiant et repassa instinctivement en langage mental.
- Tu craignais de te trouver face à mon père ? Tu ne devrais pas te réjouir. J'ai tout raconté à Théola concernant tes petites manœuvres sur Hevéla... Elle n'était pas particulièrement ravie.
Il n'eut pas l'air effrayé :
- Je ne regrette rien de ce qui nous a permis de nous rencontrer. S'il faut subir ses reproches, je ferai le gros dos. Tant qu'elle ne me remet pas dans une navette...
Les bagages de son ami se réduisaient à presque rien. Une simple valise, pas très lourde, qui rappela à Naelmo que les expatriés d'Hevéla étaient partis presque sans rien. Elle n'avait pas pensé à eux avant, ne les avait jamais beaucoup appréciés d'ailleurs, mais elle se rendait compte à présent qu'ils avaient tout perdu.
Elle chassa ces idées sombres et agrippa le bras de Shielfen, avant de tonitruer, dans le brouhaha du spatioport :
- Tu t'installes dans la chambre d'amis, pour le reste on verra ensuite. J'ai récupéré toute une liste d'appartements qu'il faut qu'on visite ensemble, tu choisiras.
Il la fixa avec un regard ahuri, fit mine de répliquer, puis resta finalement muet. S'il s'acquitta des politesses d'usage auprès de Théola, il ne pipa plus mot de tout le trajet, l'esprit dans le brouillard, occupé à boire le paysage par tous ses sens. Naelmo ne le dérangea pas.
****
L'arrivée de Shielfen aurait dû parachever l'installation de Naelmo dans sa nouvelle vie. Pourtant, à son débarquement, elle prit conscience que la tenaillait un malaise bien plus grand qu'elle n'osait se l'avouer. Un besoin la traversa, impérieux : celui de tout lui raconter.
Pas vraiment raisonnable. Ni prudent. Elle n'avait d'ailleurs pas envisagé de partager avec ses parents adoptifs les révélations de son père sur sa famille maternelle. Pour ne pas blesser Théola, mais surtout par peur du danger. L'existence même de la planète de sa mère devait rester cachée, pour éviter les convoitises : que se passerait-il si l'on venait à découvrir que des êtres y avaient percé le secret de l'immortalité ? Une ruée vers la petite planète ? Beaucoup trop dangereux !
Écoutant la voix de la raison, elle décida de ne pas céder à ses pulsions, de laisser Shielfen en dehors de tout cela. C'était sans compter la proximité entre eux, réactivée par leurs retrouvailles. Le lien créé sur Hevéla avant que Naelmo apprenne à bien contrôler ses pouvoirs psychiques existait toujours : il palpitait au rythme de leurs deux individualités. Cela constituait une intrusion dans l'intimité du garçon, Naelmo devait bien se l'avouer maintenant qu'elle s'était défaite de son innocence d'enfant. Pourtant elle y tenait, allant jusqu'à s'opposer à son père, malgré ses reproches après sa rencontre avec Shielfen :
- Tu l'attaches à toi d'une façon déloyale, s'était-il offusqué.
- Il a accepté.
- Il ignore sur quelle pente il s'engage. Tu l'as rendu dépendant de toi, et cela, il n'en a même pas conscience.
Naelmo avait porté son front vers l'avant, comme une chèvre prête à donner des cornes.
- Non c'est faux, je ne l'influence pas, il reste libre. J'en suis certaine, avait-elle soutenu en tapant du pied.
- À ton âge, on est sûr de tout.
Il désapprouvait, rien de plus clair, cependant il n'avait pas insisté davantage, laissant Naelmo face à ses propres doutes.
En outre, ce fichu lien marchait dans les deux sens ; Naelmo était condamnée à vivre, elle aussi, avec une part d'intimité qui lui échappait.
Les ennuis arrivèrent vite :
- Dis-moi ce qui te tracasse, lança Shielfen, quelques jours après son installation.
Ils bavardaient tous les deux dans le studio sur lequel il avait arrêté son choix, un espace aussi grand qu'un placard, mais très proche de l'université qu'il intégrerait prochainement pour étudier l'ingénierie hyperspatiale. Il n'avait rien voulu ni de plus spacieux ni de plus beau, montrant des scrupules que Naelmo ne lui imaginait pas à profiter de l'argent de son père. Il avait décidé d'envoyer à ses parents la moitié de la bourse que la Fondation lui avait octroyée : le reste suffisait pour vivre comme un étudiant ordinaire. La seule folie qu'il s'était accordée, un grand lit, occupait la moitié de la pièce unique. Ils s'y étaient assis en contemplant l'espace que la jeune fille avait orné de décorations pour l'occasion, guirlandes de papier coloré et larges bougies qui faisaient danser la lumière.
Ils parlaient de la ville, que Shielfen découvrait avec bonheur, quand il avait tout à coup interpellé Naelmo.
- Allez, dis-moi ce qui tourne en rond dans ton petit bocal ! réitéra-t-il devant son silence.
- Mais rien, rien du tout, balbutia-t-elle, prise de court.
- Ben voyons, prends-moi pour un idiot ! Tu peux te fermer comme une huître, mais c'est trop tard. Tu as déjà oublié que par je ne sais quelle sorcellerie de ton cru, je peux lire en toi mieux qu'en moi-même ?
Naelmo se mordit la lèvre. Elle n'avait pas oublié, non, pas vraiment. C'était pire, réalisa-t-elle : elle avait souhaité qu'il perçoive son malaise et la réconforte. Évidemment, il demandait à en connaître la raison, une réaction prévisible venant de l'infernal Shielfen, toujours si curieux de tout ce qui concernait Naelmo.
- Ça ne servirait à rien que je te raconte.
- Depuis quand les choses doivent-elles avoir une utilité ? répliqua-t-il du tac au tac.
Elle plissa son visage, prenant un air buté, puis se renfrogna en s'apercevant qu'il la regardait, hilare.
- Quoi ? Pourquoi tu ris ?
- Parce que cette mimique que tu me montres, voilà une véritable mise au défi.
- Arrête ! Je ne te dirai rien, c'est une mauvaise idée.
- Tu en meurs d'envie.
- Faux.
- Vrai.
- Zut !
- Bon, j'attends alors...
- Tu ne comprendrais pas.
- Je suis trop bête ? Trop ordinaire pour partager les soucis de la fille du grand homme ?
- Mais non, voyons !
Naelmo se sentit devenir rouge de confusion à la pensée de lui avoir donné cette impression.
- C'est dangereux, murmura-t-elle.
Elle s'interrompit aussitôt : pente savonneuse. Ultra-glissante. Rien de mieux qu'un péril entr'aperçu pour appâter Shielfen.
- Laisse tomber. Je suis stupide de croire que tu pourrais me réconforter sans chercher à satisfaire ta curiosité.
- À part avec des paroles creuses, comment réussirais-je à te consoler si j'ignore tout de la cause de tes tracas ? C'est idiot ! asséna-t-il non sans logique.
Elle croisa les bras et serra les lèvres. Puisqu'il la traitait d'idiote... ou presque, elle ne dirait plus rien. Elle le vit esquisser un sourire malicieux. Il s'éjecta de sa position en tailleur sur le lit avant de tomber à genoux près d'elle en déclamant, une main sur le cœur :
- Que désire ma princesse ? Que je m'envole décrocher les lunes pour elle ? Que je combatte les dragons de feu des sauvages forêts Ioniennes ? Que je dompte les tempêtes et pourfende les méchants ? Que je saute à cloche-pied dans les rues de la ville ? Que je défie son père dans un tournoi de devinettes ?
Ça devenait de plus en plus idiot. Naelmo commençait à sourire, incapable de maintenir son air boudeur, quand il ajouta :
- Que je retrouve pour elle la planète mythique des origines, perdue dans les brumes du temps ?
Lancée comme la référence même de l'exploit impossible, cette proposition innocente fit l'effet d'une décharge sur Naelmo. Elle eut un mouvement de recul en écarquillant les yeux et comme Shielfen s'interrompait, surpris par sa réaction, elle éclata en sanglots.