Je retrouve Jonathan à l’endroit qu’il a choisi, une cave à vins qui vient d’ouvrir et qui ferait pâlir de stupeur les plus vieux Soleuziens : une terrasse épurée, une décoration millimétrée et, je le devine, des prix gonflés. On se salut gauchement, il tend le bras vers une table. L’espace d’une seconde, je me demande s’il va avoir ce geste chevaleresque et inutile, tirer la chaise et m’inviter à m’assoir. À mon grand soulagement, il n’en fait rien mais cette idée étrange se loge dans un coin de ma tête : un rencard. Si ça se trouve, je m’engouffre dans un rencard.
— Je connais les proprios, dit-il, les vins sont super bons.
Je n’y suis pas. Terrasse, rencard, vin, j’étais pourtant envieuse, il y a à peine quelques minutes – quelques heures ?
— T’as passé une bonne semaine ?
J’ouvre la bouche, fronce les sourcils, semaine ? Quel jour sommes-nous ? Oui, je réponds, partagée entre l’envie de raconter la vérité, Nellie, ma mère, le roman graphique. Et celui de briller. Je pourrais mentir. M’inventer des folies, des fresques - au lieu de ces planches à moitié vides qui gisent sur mon bureau. Oui, plutôt, et je reste dans le flou. Après tout, pourquoi parler ?
Je lui retourne la question, il ne se fait pas prier. Il raconte beaucoup de choses, du surf, le soleil. Les potes, des bars découverts. Je tâche de le regarder, me concentre pour garder mes yeux sur lui et entre ses sourcils se dessinent des vagues, des bulles et des visages souriants. De l’écume, de la vaisselle et les rides de ma grand-mère.
— Tu prends quoi ? Je te conseille le Malbec. C’est moi qui t’invite. À moins que tu préfères sans tanin ?
Il parle vite, s’embourbe. Il serait gêné ? Je le laisse choisir, m’efforce de sourire. Un Malbec, alors, c’est ce qu’il commande pour moi auprès d’un serveur bien trop poli. Quand le verre arrive, je m’étonne de la facilité avec laquelle mes doigts s’enroulent autour du pied pour faire danser le vin dans les airs. On trinque. L’alcool scintille, le soleil s’y reflète comme si plonger dedans était une simple loi de la nature. Il y a donc plusieurs manières de se noyer, je me dis en avalant une première gorgée. Jonathan, lui, fait tourner le vin dans son verre, le renifle, le goutte du bout des lèvres, concentré. Quelle gueuse je fais, ne pas savoir comment déguster un vin que je ne sais même pas nommer.
— Et la pote qui était avec toi à l’Antidote, tu l’as revue ?
Invoquer Eugénie enfonce l’amertume de l’alcool au fin fond de ma gorge. Mes réponses restent évasives, suffisamment sans doute pour permettre à Jonathan de commenter :
— Elle avait l’air sympa mais assez chelou, non ?
— Comment ça ?
— Elle disait des trucs bizarres, elle était agressive. Et puis si j’ai bien compris, elle t’a plantée sans prévenir ?
— Si tu l’as trouvée agressive, c’est peut-être que tes potes l’ont saoulée.
Je ne m’attendais pas à ce que ma langue claque autant sur ces mots. Jonathan marque un arrêt, semble peser le pour et le contre avant de concéder :
— C’est vrai qu’ils peuvent être lourds. Même moi ils me gavent, parfois. Mais ils sont jamais méchants, juste… à côté de la plaque.
— Parce que c’était pas agressif de la part de Julien, de me comparer aux meufs à poil sur les murs de votre fac de médecine ?
De nouveau ce ton poli mais implacable, qui me sort du gosier comme si je dégurgitais un poison trop souvent avalé. Ma mâchoire se serre, mes sourcils se froncent. Tout seuls. L’énervement me gagne, une colère venue de nulle part et qui prend forme, maintenant, face à ce garçon que je connais mal et qui ne devrait pas exister, puisque ma grand-mère l’a tué.
Qu’est-ce que je fais là ?
— Surtout qu’elles sont pas juste à poil, je m’entends continuer, en fait elles sont montrées complètement soumises et insultées, le but c’est d’humilier. Alors la comparaison, oui elle est posée sans crier, mais elle est profondément agressive.
J’enchaîne sans accroc, sûre de moi, le regard franc planté dans le sien, plus vacillant. J’accroche fort mes doigts autour de mon verre, tout pour ne pas me décontenancer. Jonathan finit par baisser les yeux, honteux. Il marmonne quelques mots trébuchants, pas exactement des excuses, une demi-teinte pour mettre un peu d’eau dans un vin qu’il connait bien – cette connivence entre garçons. Mieux vaut se débattre dans la tiédeur qu’avouer une défaite, doit-il ressentir.
Je prends ce que je peux et, petit à petit, mon étonnement se dissipe : il est normal que je me froisse, normal que je m’énerve. Et même, je pourrais aller plus loin. Taper du poing sur la table, m’accaparer tout l’espace et ne laisser que des miettes, l’asphyxier jusqu’à reconnaissance de ma seule autorité. J’y pense, ça pourrait être facile. Il suffit de le vouloir et d’oser. Lancer un ou deux mots précis et piquants, avec le bon ton. Je me contente d’une grande inspiration – me calmer. Cette colère, cette asphyxie, j’aimerais, je me l’avoue, les faire s’abattre sur Julien. Un type à peine croisé, rencontré contre mon gré dans le bruit et l’alcool, qui n’est pas censé creuser son trou dans ma tête mais dont les paroles m’ont marquée et reviennent, comme des larves voraces, gangréner une conversation que je n’ai pas demandée. À croire que, les mots précis et piquants, certains se permettent de les jeter aux autres. Sans hésitation.
Je m’éclaircis la gorge. J’ai l’impression d’avoir parlé, parlé vraiment, pour la première fois depuis longtemps.
— Tu m’as pas dit, il te plait, ce vin ?
Une tentative de changer de sujet.
— Oui, il est bon mais je m’y connais vraiment pas. Pour moi ils sont presque tous pareils.
Je lâche cet aveu d’un souffle, soulagée. Jonathan semble dérouté, pas à sa place. Pour une fois que ça n’est pas à moi que ça arrive.
— Je voulais te demander, hésite-t-il tout à coup.
Je lui fais un rapide signe d’encouragement.
— Les bleus que t’as aux bras. Ça vient d’où ?
Je me glace. Un frisson me parcourt le dos, les rayons du soleil oublient de me caresser. Des bleus. J’ai des bleus aux bras ? Bien sûr, je les ai vus et puis, aussi vite, je les ai relégués au rang de souvenirs – rien de grave. Mes pensées se bousculent, que répondre ? Pas la vérité, la croix au mur, ma grand-mère et ses poings, alors quoi ? Du sport, j’ai dit que je n’en faisais pas, une chute, trop mystérieux, des taches de naissance ? Ridicule.
Et puis quelle idée, porter cette robe fade qui laisse mes bras, mes épaules, en pâture aux regards – j’ai fait exprès ? Une autre erreur me frappe, je portais déjà cette robe le soir de notre rencontre. Bête, bête, bête, je suis bête, c’est le genre de détails qui se repère, ça ne se pardonne pas, négligée, pauvrette, pas suffisamment d’amour propre pour renouveler sa garde-robe, c’est sans doute ce qui a attiré l’attention de Jonathan sur ces foutus bleus.
Je me dépêche de baragouiner normal, ou encore j’ai la peau fine. Ça ne veut pas dire grand-chose et pourtant Jonathan secoue la tête, compréhensif. Peut-être qu’il pose les mots femme et battue sur mon front. Je n’ai pas l’énergie de contester.
Je bois une gorgée de vin pour noyer le poisson. Je n’ensevelis que ma voix, qui s’en va retrouver mes pensées silencieuses. Le doute est de retour, aussi fort que le soleil revenu ployer ma nuque – les rayons tambourinent chaque pore de ma peau, le vin fait effet. Une autre gorgée. En face de moi Jonathan parle, sourit, boit lui aussi. J’ai perdu de ma superbe et tout s’est apaisé.
Un retour en arrière. Je suis fatiguée, la sensation d’avoir déjà vécu cette scène. Jonathan qui fait la conversation, le temps qui passe, des va-et-vient de mots, gestes, reflets de verre et cohues d’inconnus. Des tourbillons, et pourtant je reste assise sur ma chaise à penser qu’est-ce que je fais là encore et encore et en boucle et à l’infini qu’est-ce que je fais là, et sous la cacophonie de la rue, sous les histoires racontées par Jonathan et que je ne parviens pas à agripper, ma grand-mère mange tout. Est partout, ne m’a jamais quittée.
Jonathan m’interpelle, je m’arrache à mes siphons :
— Je crois que c’est ton téléphone qui sonne.
Il a raison. Je sursaute, la sonnerie est stridente et les tables voisines nous lancent des regards irrités. Sur l’écran je lis le nom de Jacob et, poussée par un réflexe maladif, les nerfs en fil de fer, je décroche sans un seul mot d’excuse pour Jonathan, comme si une vie en dépendait – allô ?
— Victoire, t’es encore avec ton mec, là ? Va falloir que tu te bouges. J’ai eu un coup de fil de Pascal, tu sais, le voisin qui habite trois numéros en-dessous de chez toi. Il vient de me dire qu’il a vu Nellie pas loin du centre-ville. Elle avait pas l’air dans son assiette, et puis il a trouvé ça bizarre qu’elle soit toute seule, il sait que normalement on est avec elle. Je suis au Sceptre, je peux pas décoller. Encore heureux que t’aies décroché, t’imagines ! Faut partir à sa recherche.
La voix de mon beau-père coule dans mon oreille, une rivière qui ne se tarit pas tandis que j’ouvre grand les yeux, prenant peu à peu conscience de la catastrophe. Ma grand-mère. Toujours elle. Perdue, dans les rues, plus toute sa tête mais encore ses deux jambes. Jacob me bouscule, je suis restée silencieuse et il veut s’assurer que j’aie bien entendu. Oui, bien sûr. Quand je raccroche, mes gestes tâchent de reprendre la maîtrise du temps. Ranger le téléphone, empoigner le verre mais ne pas le finir – ne pas avoir l’esprit embrumé. Regarder Jonathan droit dans les yeux et lui rapporter, calmement, ce qui est en train de se dérouler : fin de soirée, merci pour la proposition, un léger désolée du bout des lèvres. Je me lève gauchement, cogne la table, fends la foule du soir sans jamais la déranger.
La première chose à faire, je le sais avec toute la lucidité du monde, c’est me précipiter vers la bicoque – espérant que le voisin se soit trompé ou que Nellie ait rebroussé chemin. Je presse le pas, force mon regard à balayer chaque détail de la rue. Terrasses, grappes de touristes, boutiques se déversant sur le trottoir, carrés vides et zones d’ombre, tous les visages se mélangent en amas gluants, pleins de sourires et de sueur. Nulle part les traits si connus de ma grand-mère, ses rides qui se tordent et se détendent, ses cernes et ses poches qui coulent par-dessus une parole ou un rictus. Je remonte Soleuze, les rues se taisent et rétrécissent. Je n’ai pas payé pour le verre de vin, je me dis soudain alors que la ville continue d’accaparer mes pensées. Jonathan voulait m’inviter, mais je trouve à mon départ précipité une maladresse, une impolitesse qui tord mes boyaux d’une honte acide.
— Victoire ! Attends !
Je me retourne et il est là, trottinant quelques mètres derrière moi. Il a dû régler l’addition et me rattraper en courant.
— Tu marches vite, souffle-t-il.
Je ne trouve rien à lui répondre et me contente de lui lancer des coups d’œil à la dérobée. Je ne comprends pas pourquoi il me suit.
— Je vais t’aider, annonce-t-il simplement. T’as plus de chances de la retrouver si on est deux.
J’acquiesce, un nouveau merci se fraie un chemin depuis le fond de ma gorge. Je n’ai pas le luxe de tergiverser.
On arrive à la bicoque, que j’éventre à coups de clefs tournées et de poignets violentées. Je crie le nom de ma grand-mère, dans le salon, dans la cuisine, les chambres. Je déambule partout. Personne. La porte était fermée et les lumières, éteintes. On ressort, je laisse tout ouvert – des fois que ma grand-mère rentre d’elle-même et ne trouve plus ses clefs. La nuit est en train de tomber, le soleil s’étale le long de l’horizon et ses halos orangés dégoulinent sur la mer. L’impression de jouer contre la montre.
Dans la rue, le désordre. Je ne sais pas où aller et improvise, à droite, à gauche, jetant des regards affolés dans les moindres recoins. Jonathan me talonne, je l’entends appeler Nellie ! Nellie ! et sa voix m’encourage.
— On ferait mieux de se séparer, propose-t-il.
Je dois bien m’y résoudre. Essoufflée d’efforts et de panique, je divise Soleuze comme je peux :
— Tu prends la rue Hauteville, le quartier du parc. Moi je descends derrière la mairie. Et on se retrouve sur la plage ?
Il me donne un bref signe de tête et disparais de mon champ de vision. Je reprends ma course, dégringole une rue pour en escalader une autre. Je croise des chats pressés, des touristes étonnés, des branches à peine remuées par l’air de la nuit. Et toujours, cette obscurité qui gagne du terrain, qui grignote des restes de soleil cachés derrière des murets ou mourant sur le trottoir. Autour de la mairie, sur la grande place pavée, rien d’autre qu’une foule glissant lentement vers les cafés.
Je tourne quelques fois en rond, la respiration lourde et les jambes brûlantes. Ma grand-mère n’est pas là. Alors je me précipite dans d’autres rues et sillonne la ville jusqu’à la plage.
La mer n’est qu’une étendue bleu pâle, piétinée par des couleurs qui ne lui appartiennent pas. Le soleil a disparu mais des tentacules se penchent encore sur l’eau. Le long de la jetée, des lampadaires s’allument soudain sur le bruissement des vagues et les chuchotements des derniers baigneurs. Je m’arrête, reprends mon souffle. Scrute une à une les silhouettes qui tanguent devant moi. Pour retrouver ma grand-mère saine et sauve, je pourrais, je devrais retourner, ausculter, interroger chaque grain de sable. Décomposer l’eau, la lumière et les murs de Soleuze, plonger dans la matière et en extraire ce qui contenterait tout le monde.
Au lieu de quoi je ne maîtrise rien et me laisse engloutir par la nuit débordante.
Je dévale les marches qui me séparent du sable. Il faut au moins que je ratisse la plage. J’avance, mes pieds s’enfoncent dans un crissement à faire grincer les dents. Je tourne ma langue dans ma bouche, persuadée de manger du sable. Je ne discerne plus l’horizon, les va-et-vient de l’eau tracent un sillon droit que je suis avec obstination. Ce chemin n’a peut-être aucune fin.
Mon regard bute sur une forme familière. Des contours chiffonnés, un dos courbé comme une cuillère. Des jambes enflées, embourbées dans leurs grosses bottes. Et ces cheveux argentés, attachés en un chignon maladroit que l’air, pourtant clément, fouette et défait jusqu’à ériger en drapeau des mèches fragiles et cassantes.
— Mamie !
Je cours vers elle. Elle m’entend, se retourne et tente quelques pas vers moi. Elle a la démarche claudicante des squelettes balayés par le vent. Le visage – je m’arrêterais presque dans mon élan – féroce. Les traits creusés, les rides qui se gonflent sous l’effet de la colère, les veines qui pulsent tout autour des lèvres pincées. Elle ouvre la bouche, sa peau est si desséchée, et je vois un trou noir, une béance monstrueuse qui lui mange le visage. Un cri rauque :
— Mais où est-ce que t’étais passée, petite conne ? Où t’étais partie ?
Je m’immobilise devant elle. Trop sidérée pour parler. Elle continue :
— On ne va pas à la clinique seule ! Jamais ! On prévient quand on fait des choses pareilles ! J’étais morte d’inquiétude ! Personne à la clinique, personne !
Mais je suis allée nulle part j’ai envie de répondre. J’entrouvre à mon tour la bouche, une toute petite bouche rouille dont aucune poignée de sable ne sort – pas même un grain – mais dont les vis et les boulons freinent des quatre fers, et je ne dis rien. Puisque oui, bien sûr, j’ai quitté la maison.
— Et que t’ailles pas utiliser des cintres, cette fois ! continue de hurler la béance au milieu du visage de ma grand-mère. On arrive à rien avec des cintres !
Ses épaules sont raides, ses bras tremblent et ses mains se crispent. Sous son châle, les veines saillantes courent le long de son corps et compressent ses os. Elle essaye un geste, n’y arrive pas et s’énerve encore plus. Ses histoires de clinique et de cintres se perdent dans des cris étouffés.
Je la prends par les épaules. Ses secousses voyagent jusque dans mes poignets, mon cœur se serre et je sens soudain un air froid, vicié, remonter le long de mon dos. Je frissonne – au creux de la poitrine, un glaçon dégoulinant qui m’alourdit tout entière et me cloue dans ce corps ensablé. Ne plus savoir bouger. Et ma grand-mère qui ne se calme pas. Qui déroule sa litanie de cris, maintenant borborygmes, pathétiques, en me regardant droit dans les yeux du haut de sa béance intarissable. À croire qu’elle a besoin de se déverser, de vomir un rat coincé depuis trop longtemps dans son estomac. Quel rat ?
— Victoire ?
Jonathan nous a rejoint. Il se tient derrière moi, les mains dans les poches et le regard interrogateur. Si grand – j’avais oublié – qu’il s’éloigne du sable pour rejoindre les lumières de la jetée. Ma grand-mère le voit et, aussitôt, se tait. S’éteint. Son squelette cesse de trembler, sa bouche se referme. Je le jurerais, ses veines rétrécissent, ses vêtements rapetissent, vieille folle dans colère démente devient pauvre malade rabougrie qu’un simple toucher pourrait briser. J’enlève mes mains de ses épaules, lui laisse toute la place pour disparaître. Ses yeux braqués sur Jonathan s’écarquillent, encore, et encore, le front plissé engloutit les sourcils, les cernes écument la mâchoire. Bientôt il ne reste de ma grand-mère que deux trous blancs, énormes – de quoi glisser dans sa tête et s’emmurer avec elle.
— Tout va bien ? demande Jonathan.
— Je l’ai retrouvée.
La simplicité de ma réponse m’effraie. Je ne l’ai pas retrouvée elle, Nellie, mais une coquille pourrie. Un assemblage de chairs, de muscles, enfermés dans une baraque qui fuit, un château décrépi aux meurtrières suintantes.
— Bonjour madame.
La politesse de Jonathan tranche avec le sable, le château – nous. Comme si la jetée ne nous voyait pas vraiment. Ma grand-mère ne dit rien.
— Elle a pas l’air d’aller très bien, chuchote-t-il sans cesser de la regarder et, du coin des lèvres, de lui sourire gentiment.
Tout à coup j’ai envie de hurler bien sûr que non, de hurler, hurler, me décrasser des trous et des plages noires du monde entier, jeter des poignées de sable au visage des autres pour les sortir de leur aveuglement, mais à quoi pensent-ils ? Que tout est facile ?
J’ai comme un sursaut. Je secoue vite mes pieds, je passe mon bras sous celui de ma grand-mère et je nous pousse tous les trois vers la ville. Jonathan tente quelque chose, soutenir ma grand-mère, mais se ravise et se contente de nous accompagner, péniblement. Je soulève Nellie à chaque nouveau pas, tout pour ne pas se renfoncer dans le sable.
— J’ai pris ma voiture, dit-il, je suis garé là-bas. Je vous ramène.
Je ne me fais pas prier et hoche la tête. Je ne veux pas parler.
Les cliquetis de la voiture remplissent le vide. De ma grand-mère, toujours aucun mot. Elle se laisse faire, s’assoir à l’arrière, attacher la ceinture, un spectre. Je regarde furtivement Jonathan depuis le rétroviseur. Je vois son air concentré sur la route. Son grain de beauté qui navigue autour de ses lèvres, ses traits fins, sans tracas. Conduire correctement semble être pour lui la seule préoccupation qui soit. Il est peut-être un peu, quand même, chamboulé par la soirée qui vient de se dérouler. Comment ne pas l’être, je me demande et, alors que ma grand-mère se tient crispée à mes côtés, qu’aucun nid-de-poule ni virage ne parvient à la brinquebaler, ma colère grandit. Qu’est-ce qui la terrorise tant dans ces traits, ce grain de beauté, cette personne entière qu’elle n’a jamais rencontrée et qui la brutalise, comme ça, sans rien, les mains dans les poches et le sourire discret ? Encore cette envie de hurler.
Il se gare devant la bicoque et reste devant le volant pendant que je détache Nellie et nous sors toutes deux de la voiture. Je le sens qui se tourne vers nous, la nuque froissée, il aimerait dire quelque chose mais n’ose toujours pas. Ce n’est qu’une fois la clef dans la serrure que j’entends sa portière, puis ses pas. J’ouvre la maison, allume une lampe et assoie doucement ma grand-mère dans un fauteuil.
— Ça va aller ? demande-t-il depuis le seuil.
Je ne réponds rien. S’il faut parler, je ne veux pas m’engluer dans des banalités. Je m’approche de lui, la main sur la porte pour signaler que je ne l’inviterai pas. Ma grand-mère a besoin de moi.
— Je voulais te dire, se lance-t-il avant que le silence ne redevienne encombrant, j’ai bien aimé passer la soirée avec toi. Je… j’aime bien être avec toi.
Et puis, d’un coup, sa silhouette se détache du port noir. Jonathan s’avance vers moi, approche son visage – d’un coup mais doucement, d’une lenteur à surprendre – un peu plus, puis un peu plus. Je ne bouge pas, dans les jambes revient le sable qui enterre et je laisse ses lèvres se poser sur les miennes. Humide, c’est toujours la première sensation qui vient mais qu’on nomme après, quand le moment est passé et qu’on sort des sens pour entrer dans les mots. Et lèvres étrangères, aussi, une architecture qu’on ne connaissait pas, qui déstabilise tellement on ne s’y attendait pas. Le baiser ne dure pas longtemps, tout juste de quoi me dire ce qu’il pense de moi. Je ne le lui rends pas. Je ne sais pas comment réagir.
— On se voit bientôt ? propose-t-il à mi-voix.
Je réponds oui histoire de répondre quelque chose, quelle alternative ? Non ?
Il me dit au revoir du haut de son sourire, le regard en coin, un peu fier de lui. Je referme la porte, le port et la jetée disparaissent. Derrière moi ma grand-mère, immobile dans son fauteuil, et les lignes de la bicoque qui n’en finissent pas de converger vers elle, ombres, meubles, murs – de souligner ses yeux écarquillés d’horreur.
Je vois un bout d'évolution de Victoire dans cette tentative de défense, de refus, qu'elle fait pendant le rencard, cette honnêteté soudain. Et d'accepter de l'aide aussi.
Pour autant, je crois qu'il m'a manqué ici un tout petit quelque chose. Comme une flèche, un indice d'où on en est de l'histoire que tu racontes peut-être, d'où tu nous mènes. Parce que j'ai déjà vu la violence et la démence de Nellie, et j'ai déjà vu Jacob nul, et Victoire désarmée et entre deux eaux, et certes ici j'ai l'indice (gros) de l'avortement (dont je sens qu'il est important), mais je ne sais pas. Je n'en sais pas plus que ce ressenti vague d'une envie de direction.
→ Coquillettes & co :
"On se salut" salue
"et de poignets violentées" poignées
Julien, Jonathan, Jacob. Mon cerveau a déjà du mal à processer les prénoms en temps normal, mais alors là c'est trop difficile pour moi avec la même initiale au début. Est-ce que c'est fait exprès pour mélanger toute la gente masculine dans une même soupe cosmique ?
"Ce n’est qu’une fois la clef dans la serrure que j’entends sa portière, puis ses pas." Dans la serrure de la maison ? Si oui, elle n'a pas besoin parce qu'elle a laissé ouvert pour que Nellie puisse rentrer au cas où.
Je plussoie Pluma pour la sélection de la phrase : "Elle ouvre la bouche, sa peau est si desséchée, et je vois un trou noir, une béance monstrueuse qui lui mange le visage." Une pépite.
Hmm, je note, je note... L'impression de faire du sur-place dans l'intrigue et les personnages n'est pas à prendre à la légère. Et en réalité, tu mets le doigt sur beaucoup d'éléments de lecture que je visais, sans que je sois certaine que tout le monde comprenne la même chose (dans le commentaire plus bas, Pluma parle de gentillesse pour désigner Jonathan et n'a visiblement pas le même red flag que toi le concernant). Donc, tricky...
En tout cas, ton commentaire est venu à point nommé : je sens que Victoire évolue, qu'il ne faut pas que cette évolution soit trop plate ou retombe comme un soufflet, et ces observations m'ont fait légèrement remanier mon plan histoire d'être plus incisive. Merci beaucoup !
Il y a beaucoup de tension dans ce chapitre. J'avais tout de suite compris, dans le chapitre précédent, que laisser Nellie seule n'était pas une bonne idée. Mais même au moment du rendez-vous, je me sentais déjà mal-à-l'aise pour les deux personnages. Beaucoup pour Victoire, comme d'habitude, mais aussi pour le timide Jonathan et sa gentillesse à côté de la plaque.
Je ne sais pas si le personnage de Jonathan, au fond, me dépite ou me fait du bien, parce que c'est le seul perso qui a vraiment l'air bienveillant dans cette histoire. Mais il cache forcément quelque chose, puisque Nellie est censée l'avoir tué ? Et autre chose, donc, qu'un intérêt pour Victoire... Ralala, je me méfie de tout le monde, maintenant !
En tout cas, je ne sais pas ce qu'en pense le reste de ton lectorat, mais j'ai eu très peur, pendant le rendez-vous, de voir ressurgir de nulle part le fromager (ou boulanger?) qui avait donné le numéro de Jonathan à Victoire x) ç'aurait été la goutte de trop !
Et j'ai été ravie, et surprise d'être aussi ravie, quand Victoire a si hardiment défendu le comportement d'Eugénie ! Même si d'autres causes sont aussi à prendre en compte (Julien berk), mais voilà.
Je m'interroge aussi, depuis longtemps, sur le prénom de Victoire. A-t-il été choisi pour une raison particulière ? Est-il hasardeux, ironique, annonciateur de quelque chose...? Je me suis trouvée un autre mystère peut-être inutile à résoudre. Aïe.
Phrases que j'ai envie de surligner :
"La mer n’est qu’une étendue bleu pâle, piétinée par des couleurs qui ne lui appartiennent pas. Le soleil a disparu mais des tentacules se penchent encore sur l’eau. "
"Elle ouvre la bouche, sa peau est si desséchée, et je vois un trou noir, une béance monstrueuse qui lui mange le visage."
Des câlins et bon courage pour la suite !
<3
Je t'avoue, je suis assez contente que tu te méfies des personnages. Ce n'est pas le but principal, mais on va dire que c'est un effet secondaire qui a du sens. J'ai très envie de te questionner sur Jonathan, mais j'ai peur de trop dévoiler...
En attendant, je suis très contente de ta réaction autour de la défense d'Eugénie !
J'ai choisi le prénom de Victoire pour la signification du nom commun : pour moi, c'est un personnage qui subit beaucoup et qui doit vaincre. Tu me diras, c'est le lot de tous les persos de fiction... Mais il y a quelque chose dans cette histoire en particulier qui résonne en moi, et j'ai voulu marquer le coup avec ce prénom.
A très vite !