Une explosion étouffée, au loin. Un grondement fort qui se répète, encore, peut-être un train. Les rails qui fondent, le métal lourd par-dessus les lignes fines qui se désagrègent et s’enfoncent, liquides, dans le sol. Boum. Ma tête dans la brume, boum. Enterrée six pieds sous terre au dernier étage, je remue, l’explosion m’embête. Je veux l’écarter de moi mais rien ne vient, sur ma poitrine les rails se multiplient et créent une cage. Boum. Tout ignorer. Rester dans les brumes.
— Nellie !
L’explosion s’approche de moi, je balance une main sur mon visage et le froissement du drap se glisse sous les grondements. Il fait jour. La chaleur a gagné la chambre et je transpire. J’ai mal au crâne, la sensation d’avoir dormi coulée dans du plomb. Et la bouche pâteuse.
Je me redresse sur mes coudes. Des voix traversent les étages et viennent frapper jusqu’au plafond de ma chambre. Je reconnais les cris de ma grand-mère, entremêlés de couinements crispés. Et, par-dessus, qui parvient à la tasser, Jacob.
Je réalise qu’il y a intrusion, d’habitude Jacob ne s’amène pas sans prévenir. Encore moins en créant des tornades. Je me lève, ma vision se brouille mais j’enfile à la va-vite les premières fringues qui me passent sous la main, me précipite dans le couloir et dévale les marches vers le premier étage.
— Mais c’est pas possible d’être aussi butée ! Tu te rends compte de tes conneries, là ?
Je plonge vers le cœur de la bicoque et les hurlements de Jacob me cueillent comme une crue froide. Les tempêtes de Nellie n’ont plus de secret pour moi, mais entendre une autre voix s’élever avec agressivité me pique les entrailles. J’entends ma grand-mère qui se défend à coups de phrases confuses, des successions de mots qui ne s’alignent jamais.
Qu’est-ce qui se passe je lance avec ma voix éraillée du matin. Personne ne m’entend. Jacob se tient sur le seuil, la porte est grande ouverte et Nellie, encore en pyjama, s’entoure de ses propres bras comme pour, je ne sais pas – empêcher que son peignoir s’ouvre, créer une distance avec Jacob. Ou se contenir, ne pas se déverser, le cœur et les boyaux à l’air qui dégoulineraient sur le lino et couperaient court à toute colère.
Je répète qu’est-ce qui se passe, tous deux se tournent vers moi.
— Tu sais pas la dernière de ta grand-mère ?
Je fais non de la tête.
— Elle est allée voler chez la voisine ! Ta grand-mère, c’est une putain de cambrioleuse !
— C’était mon collier, je l’ai juste récupéré !
— T’es allée voler, et un objet de valeur, en plus, et maintenant tout le monde en parle ! Tu sais comment j’ai su ? Hein, tu sais ?
Une suite de borborygmes s’évade de la gorge de ma grand-mère, incompréhensible.
— La voisine est venue se plaindre au Sceptre ! tonne Jacob. Elle s’est déplacée jusque chez moi, elle m’a dit qu’elle t’avait vue mais qu’elle osait pas t’en parler directement, tu sais pourquoi ? Parce que tu fais peur, Nellie ! Tu fais peur à tout le monde !
Qu’est-ce qui a poussé cette voisine à se tourner vers Jacob, c’est la première question que je me pose. Pourquoi faire tout le chemin jusqu’au bar, en bas de la colline. Alors qu’il suffisait de toquer à cette porte. Quoi, je n’étais pas là ? Je n’ai pas entendu ? Ou bien la bicoque n’existe plus, ou trop, aux yeux des autres ? Un petit manoir hanté, un lieu sombre et lugubre enseveli sous terre, qui disparaît de la carte pour ne revenir que dans la bouche des conteurs.
— Rends-moi le bijou.
— Non.
— J’irai le rendre moi-même et avec un peu de chance, tout le monde passera l’éponge.
Leurs voix m’énervent. Trop fortes, acérées. Alors je pousse soudain un grand cri, qui les recouvre tous les deux et les résout au silence. Ils ne s’y attendaient pas. Je ferme les yeux, les rouvre, me calme. Et demande, doucement :
— Mamie, c’est quoi cette histoire de collier ? Pourquoi t’as fait ça ?
Étrangement, si la voisine accuse ma grand-mère de l’avoir volée, je la crois. Nellie triture ses doigts, je la sens déboussolée par tant de remue-ménage. Elle souffle, baisse la tête puis la relève, me regarde par en-dessous, vindicative et soumise.
— Envoyez-moi en taule. Prévenez les flics. J’ai fait un cambriolage, c’est vrai. Je sais pas ce que c’est que ce bijou. J’ai pris le premier truc qui venait. Faut me foutre en prison. Ce sera réglé.
Interdits, Jacob et moi laissons traîner une seconde de silence. Elle enfonce le clou :
— L’important, c’est qu’on me punisse.
Ça c’est nouveau, je me dis. Elle n’avait jamais parlé de punition. Elle a sa propre logique, qui nous échappe mais continue de se dérouler, un raisonnement après l’autre. Et entre mes mains, aucun boulon pour empêcher l’enchaînement.
— On arrête les frais, commande Jacob. Y’en a marre. J’entends trop parler de toi, tu fais n’importe quoi. Ça jase autour de nous, tu le sais, ça ? Je perds des clients, moi.
Il sort son téléphone de sa poche, compose un numéro et porte le combiné à son oreille.
— Allô ? Salut. Désolé de te déranger comme ça, je sais qu’il est tôt. J’ai un truc à te dire, c’est assez important. Et urgent, je te cache pas. Bon. T’es chez toi, là ?
Des grésillements lui répondent.
— Parfait. Écoute, c’est pas très poli mais faudrait que je passe chez toi. J’arrive dans moins de dix minutes. Faut que… en fait, faut que je te montre un truc.
Il raccroche et annonce :
— On va chez Jonathan.
Il me regarde droit dans les yeux quand il me dit ça. Droit dans les yeux du haut de lui-même, sûr de lui, les sourcils froncés qui font comme des murailles. Jacob n’en démordra pas, et ma poitrine se creuse. Je ne savais pas qu’ils se connaissaient et cette vérité me frappe : bien sûr. Je rate une respiration.
— Non, je réponds.
— Quoi, non ?
— Non. Pourquoi tu veux faire ça ?
Ma grand-mère nous scrute tour à tour, perdue. Elle fait un pas de côté, ses pantoufles patinent vers moi. Elle pose une main sur mon bras, doucement d’abord puis serre, serre plus fort, ses griffes s’enfoncent dans ma peau. Jacob comprend ce geste et, tout de suite, saisit ma grand-mère par le poignet et la tire vers lui. Elle résiste mais n’en mène pas large. Pourquoi ne le frappe-t-elle pas, lui, je me demande, comment se fait-il qu’elle ne le combatte pas. Ses pantoufles patinent dans l’autre sens, elle tente de se raccrocher à mon bras mais l’emprise de Jacob est plus ferme.
— Lâche-la, qu’est-ce que tu lui veux ? je m’écrie.
Poussée par ma résistance, Nellie se secoue et essaie de s’éloigner de Jacob. Lui s’agace, grogne un peu et me lance :
— Bon, Victoire, t’as gagné en affirmation, c’est très bien. Bravo. Mais là, c’est plus tes affaires. J’emmène Nellie chez Jonathan. Faut qu’on règle ça.
La coulée de plomb revient, s’invite en moi et ruisselle jusqu’au bout de mes doigts. Je ne bouge plus. Jacob sort, Nellie à son crochet, se dirige vers sa voiture et y pousse ma grand-mère. Je me ressaisis, chausse une paire de baskets et me précipite à leur suite. J’ai le temps de me jeter dans la voiture avant que Jacob claque la portière. Le moteur démarre, en un rien de temps l’allée tourbillonne au rythme de nos carcasses brinquebalées, la bicoque disparaît.
Ma présence est si incongrue. Ma grand-mère s’écarte de moi comme si je m’apprêtais à l’écraser, avec cette déférence qu’ont les enfants peu rassurés. Jacob conduit vite et bien, porté par une colère que je ne lui connais pas. Que je ne lui autorise pas. Je tourne et retourne des pelletés entières de mots dans ma tête, les siens, bousculés par les miens. Des questions et des explications confuses, à moitié mâchées, quelques revendications mal biseautées, qui se pressent les unes contre les autres mais que ma bouche refuse de libérer. Un peu de patience, je me dis tout aussi confusément. Ne froisser personne, c’est important. Je m’en veux de tout, même de ce qui ne tient pas de moi.
— Tu sais, Victoire, chuchote ma grand-mère. Ce vol, c’est pas contre la voisine. Faut me punir, c’est tout. J’ai volé pour qu’on me juge et qu’on me mette en prison.
— Tu vas te taire, oui ! hurle Jacob. Arrête avec tes conneries !
Je me coince entre le besoin de prendre ma grand-mère dans mes bras, caresser ses os qui craquent et ses muscles qui tremblent pour parvenir, enfin, à l’apaiser. Et l’envie de foudroyer Jacob. Deux sensations si opposées que, au lieu de m’écarteler, je ne fais rien. Rien d’autre, en tout cas, que laisser mon corps se cogner contre la portière à chaque nouveau virage.
Le centre-ville. Jacob se gare, coupe le moteur et sort de la voiture. Une partie de moi veut emmener ma grand-mère loin, la subtiliser à ce beau-père et à cette rue qui ne cherchent pas le bien des autres mais seulement le leur. Je me vois courir, Nellie à mon bras qui claudiquerait. Puis Jacob qui nous rattraperait, et personne autour ne s’interrogerait. La portière s’ouvre, Jacob extirpe ma grand-mère du véhicule et je n’ai d’autre choix que de sortir à mon tour et de les suivre docilement, l’estomac noué.
Jacob sonne, on entre dans le bâtiment comme dans du beurre. Quelques pas plus tard, on se retrouve devant la silhouette de Jonathan sur le seuil de son appartement.
— Bonjour… tente-t-il, pas sûr de lui.
— Merci de nous accueillir, c’est gentil de ta part. On peut s’inviter ?
Jonathan est pieds nus, en caleçon, un t-shirt qu’il a sans doute enfilé pour notre arrivée. Il est encore tôt. C’est un jeune homme en vacances. Il nous guide vers le salon, où une poignée d’autres garçons s’affairent à un petit déjeuner silencieux. Les cheveux en bataille, les yeux un peu vitreux. Contre le mur, une caisse remplie de cadavres de bouteilles. Dans la mêlée, je reconnais Hadrien.
— Mince, je savais pas que t’avais des potes chez toi, s’excuse Jacob. On peut parler un peu en privé ?
Les yeux ronds de Jonathan se posent sur Jacob, sur Nellie puis moi, tandis que ses amis nous regardent en continuant de mâchouiller, l’air absent mais intrigué. Jonathan nous amène dans la cuisine, méticuleusement décorée de verres sales, bols à moitiés vide et morceaux de citron découpés. Le sol colle un peu.
— Désolé c’est pas très propre, on a encore rien rangé… Si j’avais su… En quoi je peux vous aider, alors ?
Jacob avise un tabouret sans jeter le moindre regard à l’état de la cuisine. Ma grand-mère reste debout derrière lui, le dos contre un placard. Elle baisse la tête, les mains jointes dans l’attitude de l’enfant de chœur qui donnerait tout pour disparaître dans le mobilier. Je tente désespérément :
— On a rien à faire chez toi, en fait. Je suis désolée, je sais pas pourquoi mon beau-père s’est mis en tête de te faire chier si tôt le matin. C’est pas normal.
— Je voulais que tu sois dans la même pièce que cette dame, coupe Jacob en se tournant vers Nellie. Tu la connais ?
Jonathan balaie Nellie du regard et soudain j’ai honte, qu’est-ce que j’ai honte, de nous trois. De ce spectacle-là, des liens qui nous unissent et de ceux qui nous séparent, tous ces fils jetés dans tous les sens et qui s’entremêlent jusqu’à nous étouffer.
— Oui, je la connais. C’est Nellie, ta belle-mère. La grand-mère de Victoire.
Jacob hoche la tête, bonne réponse. Puis il se tourne vers ma grand-mère, la balaie à son tour du regard. Une bête de foire. Ma grand-mère est un animal, une lionne sénile, qui a perdu de sa superbe et que des spectateurs s’amusent à triturer du bout de leur pic.
— Et toi, Nellie ? Ce gars, tu le connais ?
Silence. Yeux baissés, rivetés au sol. Ses mains qui se triturent encore, un nœud épais en mouvement, un doigt sur un autre puis un autre - des cordes jamais satisfaites. Elle ne dit rien. Elle a entendu la question, pourtant, ça se voit. Elle aussi aimerait être là mais pas là. Les mains dans le cambouis mais la tête ailleurs. Devant elle Jacob attend, à l’affût. Le souffle fort, prêt à exploser.
— Non.
Non, elle ne le connait pas. Évidemment.
Son aveu ne change rien, n’apporte aucun soulagement. On est toujours trois intrus dans une cuisine sale. Ma grand-mère malade de vieillesse, Jonathan bien vivant.
J’ai envie de rentrer, de partir en courant, bon ça s’est fait.
— Et ben tu vois, tonne Jacob d’une voix grave, c’est pas compliqué.
Il désigne Jonathan de la main, comme si Nellie ne le voyait pas déjà. Elle lève la tête, regarde le jeune homme. Ses yeux s’embuent, sa mâchoire se crispe. Elle grince des dents. Jonathan suit la scène avec passivité, encore fatigué de la vieille, perplexe et peut-être inquiet.
— Donc tu vas arrêter de faire des conneries à tout va, ok ? T’as tué personne, personne n’est mort. T’es juste un peu patraque. Mais faut que tu te ressaisisses, parce que t’as vu les dégâts que tu fais autour de toi ? Ta fille est partie tellement elle en pouvait plus, Jonathan a pas demandé à être de la partie. Victoire a d’autres choses à foutre de sa vie et moi, moi j’ai mon bar à tenir et dans ces conditions j’y arrive plus.
Il prend une grande inspiration, se frotte les yeux. Puis reprend :
— D’ailleurs, je vais te dire. À ce rythme, la meilleure solution c’est sans doute la maison.
Il prononce la maison et ses yeux se plantent dans les miens, creusent mon crâne et s’y implantent. La maison mais de quoi parle-t-il, et soudain je comprends. Maison de retraite, EHPAD, hospice, impasses pour vieux. En moi-même je refuse, non non et non, il y a d’autres solutions. Mais aussi je respire, enfin une éclaircie, une épine enlevée du pied, mes journées qui redeviendraient miennes et rien d’autre que miennes. J’ai envie de me gifler.
— Jonathan, tout va bien ? s’élève une voix depuis le salon.
Je reconnais les intonations d’Hadrien. Une manière particulière de poser les syllabes, comme si l’air lui appartenait. Jonathan répond que oui, et la tête mal réveillée d’Hadrien apparaît dans l’encadrement de la porte.
— Qu’est-ce qui se passe ? C’est l’after du matin ?
Il a sur le visage cette expression goguenarde de la dernière fois. Il n’y a plus ni lumière ni musique de fête, seulement la blancheur crasseuse de la cuisine et sa peau à lui, pâle, maquillée de cernes à peine prononcés. La situation pourrait le faire rire. Une vieille, le barman du coin et la fille qui ressemble aux peintures porno, ça ressemble au début d’une mauvaise blague. Un tapis rouge déployé sous ses pieds pour qu’il puisse se moquer.
— Vous êtes bien silencieux et pas très marrants, poursuit-il, presque déçu.
Jonathan est gêné, Jacob ne bouge pas d’un pouce. J’imagine la déflagration, Hadrien au courant pour ma grand-mère folle, sa conviction profonde d’avoir tué Jonathan. Je le vois s’emparer de cette histoire et rire, vraiment rire, le gosier déployé, la mâchoire disloquée de tant s’ouvrir, encore une béance monstrueuse au milieu d’un visage et rien pour la boucher. L’idée m’insupporte. Sa présence me révulse. Je prends soudain ma grand-mère par la main, la force à sortir de la léthargie où on l’a emmurée, je nous dirige vers l’entrée tout en commentant :
— On a assez dérangé Jonathan, c’est bon. Jacob, t’as eu ce que tu voulais, je propose que chacun reprenne le cours de sa journée et qu’on arrête de chercher la merde chez les autres. Jonathan, encore désolée.
Le mouvement prend forme. Jacob se lève, je le devine serrer la main de Jonathan et peut-être celle d’Hadrien, puis m’emboîter le pas. Jonathan répond vaguement quelque chose, Hadrien disparaît dans les couloirs de l’appartement. Je me précipite autant que faire se peut, Nellie accrochée à mon bras. Dans l’immeuble, chaque nouvelle marche descendue lui arrache une expiration douloureuse.
Le retour n’est qu’une succession d’images. La voiture qui démarre, Soleuze qui défile, mes craintes avec. Que se serait-il passé si, accompagné de et maintenant. À la fatigue se joint la lassitude. Une lassitude longue et lourde, qui s’étend de la tête aux pieds. Une seule envie, me recoucher.
Jacob nous dépose devant la bicoque et repart aussitôt. En guise d’au revoir, une dernière recommandation, faire attention et prendre soin de. Je ne l’écoute plus. Ma grand-mère s’engouffre dans la maison, se précipite dans sa chambre et s’y enferme. Je n’ai pas la force d’aller toquer.
Je me laisse porter jusqu’à la véranda, m’allonge sur le canapé. Le soleil du matin perce les fenêtres et diffuse une odeur de tendresse. Les murs, le bois, les plantes, tout est enveloppé d’une saveur douce, lente. Je ferme les yeux, sous mes paupières une lumière orangée. Et autour de moi, le silence. Un vrai silence - celui des fonds marins.
Je crois m’assoupir. Le vibreur de mon téléphone me réveille, le nom « Jonathan L. » s’affiche sur l’écran. Je décroche, anxieuse.
— Victoire ? Ça va ?
Les fonds marins se dissipent. Il fait démesurément chaud, je transpire déjà.
— Oui, ça va. Encore désolée pour tout à l’heure, c’était du grand n’importe quoi.
— Il se passe quoi, exactement ? Avec ta grand-mère ?
— Elle est malade.
— Je sais, mais là il y a un niveau en plus, non ? Pourquoi vous êtes venus chez moi ? Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ?
Mon imagination s’emballe, Jonathan et ma grand-mère nagent dans les profondeurs. Elle tient un harpon, lui a des écailles et des branchies qui palpitent. Je marque un temps. Puis pouffe de rire. À l’autre bout du fil, le malaise de Jonathan transparaît si bien que je pourrai le toucher du bout du doigt. Je finis par me lancer :
— Toi aussi tu vas rire. Faut que je te dise. Il y a quelques semaines, on t’a croisé par hasard dans la rue. On se connaissait pas encore. Ma grand-mère t’a vu, elle a eu une sorte de crise. Elle est persuadée de… C’est con, elle est persuadée de t’avoir tué.
Incroyable à quel point parler est facile. Il n’y a donc ni barrière ni frontière à traverser, simplement les mots qui sortent de ma bouche pour être cueillis par lui, Jonathan. Il en fera bien ce qu’il voudra. Son malaise se creuse, lui aussi crée des points de suspension entre les phrases.
— Mais je suis pas mort.
J’étouffe un nouveau rire.
— Merci de me le confirmer. J’étais pas sûre.
— Attends, c’est pour ça qu’on se connaît ?
— On s’est rencontré à l’Antidote.
— À ce moment-là tu savais, pour ta grand-mère. Quand on s’est rencontré, tu t’es dit quoi, « tiens, c’est le mec qui est mort, faudrait que je creuse la question » ?
— Un peu, oui.
Il soupire. Pas un soupire langui d’amoureux transi, un soupir pesant, grave. Je l’ai blessé.
— Je suis bien vivant. J’espère que tu lui as dit, à ta grand-mère. C’est bien la preuve qu’elle perd la boule, Jacob a peut-être raison de vouloir la placer.
Mes pensées s’envolent vers une maison, que je dessine blanche. Vide de tout, anesthésiée, remplie seulement de corps amorphes et d’uniformes propres. Lui en profite pour rire à son tour. Une autre image vient se former dans sa tête, Nellie l’ayant tué, l’incohérence, la stupidité de ce scénario. Il rit d’un rire qui s’arrondit, qui gagne en confiance et remplit l’espace qui nous relie, entre nos deux téléphones.
— Jacob a définitivement raison, elle est complètement folle, ta grand-mère. Une grosse chtarbée bonne pour l’asile !
Nouveau rire. Je fronce les sourcils.
— Et puis je veux pas enfoncer le clou, continue-t-il pourtant, mais t’as pensé à pourquoi elle s’accusait d’un truc pareil ? Parce que c’est quand même énorme. D’autant qu’elle a l’air d’y tenir, vu comment Jacob est saoulé. Si ça se trouve, elle a vraiment fait un truc crade. Ça confirmerait des tas de rumeurs. Du coup elle s’en veut mais elle se focalise sur autre chose. C’est toujours plus facile dans ce sens-là.
— T’as mangé un bouquin de psycho ?
— Quoi ?
— On dirait que tu t’y connais vachement en psychologie humaine, tout à coup. C’était pas le cas avant.
Je repense aux remarques dégueulasses d’Hadrien, toujours tolérées. Aux velléités romantiques de Jonathan, alors que mon avis n’a jamais été posé sur la table. Au baiser qu’il m’a donné, sans préavis, après avoir écumé la ville à la recherche de ma grand-mère, terrifiante. Sans compter son rire, à l’instant, qui griffe plus que le mien. Et je me trouve soudain bien patiente. Je conclus :
— Écoute, j’ai aucune envie de t’entendre insulter ma grand-mère. J’en ai définitivement pas besoin, tu m’aides pas. Alors je vais raccrocher. Passe une bonne journée.
Je m’exécute. Retrouve le silence de la véranda. Je lève la tête, scrute le plafond. Au-dessus de moi, je le sais, Nellie gravite dans sa chambre. Allongée ou debout, endormie ou pensive, je la vois enfermée et incapable d’ouvrir la porte.