Au marché

Je suis dans un marché couvert et tortueux. Ma famille et moi voyageons dans un pays étranger. Je cherche mes parents et mon amie Lucinge au milieu de la foule compacte. Mais je tourne en rond dans les allées où les échoppes s’alignent les unes après les autres. Les marchands sont dehors devant leurs étals, une file dense circule dans les deux sens. J’entends les cris des acheteurs et ceux des vendeurs agglutinés autour des bonimenteurs. Les marchandises s’échangent contre des pièces ou même par troc, après des négociations passionnées. Le bruit est assourdissant.

 

Il y a des odeurs et des couleurs, toutes sortes de matières et de formes. Je pourrais les regarder, les toucher, mais je ne les vois pas. Je ne suis concentré que sur un seul objectif, retrouver les miens. Je me suis perdu mais je ne me sens pas abandonné par eux au milieu des passants, dans ce marché en pleine activité. J’ai la sensation que je ne vais pas tarder à les croiser, penchés sur quelque vitrine, contemplant des objets magiques de pacotille, des bijoux sculptés ou des étoffes brodées. 

 

J’aperçois une sortie, je me faufile dehors. Rien. Aussitôt je longe le mur extérieur et entre à nouveau par une autre porte sous le toit du marché. Ici l’atmosphère est différente. Les allées sont plus larges et s’écartent parfois pour former une petite place. J’aperçois un joyeux groupe de touristes autour d’une table. Ils boivent du café et plaisantent en riant bruyamment. L’angoisse commence à monter dans ma gorge. Où sont-ils ? je ne les vois nulle part. Je continue à les chercher dans le dédale du marché, jetant des coups d'œil rapides à droite et à gauche comme une girouette mécanique. Je suis infatigable et parcours le labyrinthe des allées couvertes dans tous les sens. Je regarde partout. En vain.

 

Soudain je me souviens que Lucinge cherche une petite robe noire. Nous sommes invités à une soirée et elle a besoin d’une tenue spéciale. Comment peut-elle penser dénicher des vêtements de qualité dans cet endroit ? Tout doit être coupé et cousu à la va-vite dans des tissus bon marché. Si elle trouve quelque chose, elle aura probablement l’air d’avoir enfilé un sac. Elle a entraîné mes parents un peu vite dans ce fouillis où l’on trouve de tout pêle-mêle, mais rien d’original ni de beau. 

 

Sans conviction, je lève les yeux et je regarde les enseignes. Devant moi, je vois une boutique qui affiche précisément le dessin d’une robe noire dans sa vitrine. Devant la porte d’entrée, il y a un mannequin de bois qui porte un drapé de satin sombre.

 

Je pénètre dans l’antre avec l’espoir d’apercevoir ma famille. Il n’y a personne. Un long comptoir couvert de rouleaux de tissus de toutes les couleurs et de toutes les matières s’étale entre les deux murs. Du plafond pendent des cordons colorés et des crochets couverts de rubans de toutes les largeurs. Des fils sont tendus d’un mur à l’autre et divers échantillons y sont accrochés avec des épingles. Des étagères tapissent le fond du magasin et contiennent des coupons, de la mercerie et des bocaux d’aiguilles et de bobines de fils. L’endroit sent le tissu et la poussière. Je tousse fort et finis par appeler. Aucune réponse ne me parvient.  

 

Avisant un rideau attaché à mi-hauteur masquant à moitié une porte, je m’approche et pousse le battant qui n’est pas fermé. Je parle à nouveau. 

 

– Bonjour ! Il y a quelqu’un ?

 

Je ne sais pas pourquoi je m’acharne. Si ma famille était là, elle se trouverait dans la boutique pour chercher la fameuse robe noire. Elle n’aurait pas disparu. Me faufilant sous le rideau nonchalamment retenu par un nœud, je me glisse derrière la porte. Je pensais pénétrer dans une arrière boutique sombre et crasseuse, et soudain j’entre dans un lieu gigantesque. C’est un véritable palais.

 

La hauteur de plafond est vertigineuse et de fines colonnes dorées et torsadées grimpent jusque sous les voûtes qu’elles soutiennent élégamment. Le sol est couvert d’une mosaïque bleue et blanche dessinant des oiseaux au milieu d’une végétation foisonnante. Partout sont disposés au hasard des pots de terre cuite ou de céramique. Ils contiennent des plantes dont les hampes retombent avec grâce. Des vases de fleurs sont éparpillés tout autour et emplissent l’air de parfums délicats. Au centre, une fontaine coule joyeusement dans un bassin de pierre en produisant une musique presque céleste.

 

Dans ce lieu inattendu, tout semble avoir été conçu pour célébrer la beauté de la nature et la paix d’une maison harmonieuse. Le contraste est si fort avec l’ambiance oppressante du marché qu’il me faut quelques instants pour me convaincre que je ne suis pas en train de rêver. Comment une telle demeure peut-elle communiquer avec une boutique miteuse du marché ? 

 

Je m’avance vers la fontaine, continuant à parler à haute voix pour attirer l’attention des habitants. Personne ne se manifeste. Je m’approche du fond de la pièce où s’ouvre une porte-fenêtre sur un balcon, meublé d’une petite table ronde de jardin et d’une chaise assortie. Une théière fumante et une tasse en porcelaine semblent attendre qu’un invité s'asseye et se désaltère, ce que je ne tarde pas à faire. Je me verse une tasse du liquide ambré. C’est du thé fumé, celui qui vient de l’autre bout du monde et transporte l’esprit dans des voyages lointains. Qui aurait bien pu deviner que c’est mon thé favori ?

 

Je regarde par-dessus la rambarde en fer forgé du balcon. Dans le jardin au-dessous, un bouleau perd ses dernières feuilles. Elles forment  un tapis de pièces d’or à son pied. Le ciel est bleu et les fines branches oscillent sous une douce brise. Le gazon tout autour est verdoyant et des massifs d’arbustes masquent les limites de la propriété. Quelques rosiers rares portent encore des fleurs de couleurs. 

 

En tournant la tête, je vois soudain un chat couché en rond sur le coussin d’un fauteuil, à l’extrémité du balcon. Il prend le soleil tardif. Il dort et ronronne presque sans s’en apercevoir. Il a son poil d’hiver, épais et moussu que j’ai forcément envie de caresser tout de suite. Mais dès que j’approche la main, le chat se soulève et me tourne le dos, comme si je le dérangeais dans son repos.

 

Dans la tasse, le thé parfumé a encore quelques bulles qui éclatent à la surface. Elles font un petit bruit de staccato. Du pain grillé qui dégage une délicate odeur et un livre se trouvent sur la table. Mais je n’ai pas envie de manger ni de lire, je veux juste profiter de l’instant de félicité qui m’est offert. J’ai l’impression d’avoir oublié tout le reste en buvant le breuvage brûlant. 

 

Perdu dans mes souvenirs, je repense à ma rencontre avec Lucinge. Elle était montée dans le même train que moi et s’était trompée de place. Pendant toute une partie du trajet, elle ne s’en était pas rendue compte. Et quant à moi, je ne l’avais même pas vue. A l’un des arrêts, des passagers sont montés et elle a dû gagner sa vraie place juste derrière, à côté de moi.

 

J’avais la tête ailleurs, je révisais mes examens et faisais des mathématiques. Bien évidemment, elle était maladroite. Elle me marcha sur les pieds pour aller s’asseoir. C’était une petite brunette aux yeux mouillés. Quand je la regardai vraiment, je tombai aussitôt sous le charme de ses joues pâles mais légèrement rosées, et de ses boucles rebelles qu’elle chassait d’une main leste et qui retombaient sans cesse sur son front. Lorsque ses yeux croisèrent les miens, je sus que j’étais déjà séduit. C’était une rencontre si improbable que je n’aurais jamais imaginée. Nous nous mîmes à parler, j’abandonnais les exercices ennuyeux pour converser avec enthousiasme avec l’inconnue. Elle souriait à chacun de mes mots. Je me sentais transporté ailleurs que dans le train, encore plus près d’elle, tout près de son cœur. 

 

Ce qui devait arriver arriva. Il nous fut impossible de nous séparer à l’arrivée du train. Je la présentai aussitôt à mes parents. Et forcément ma famille trouva cette jeune-fille charmante et si différente de toutes les autres. Elle l’adopta. 

 

Un peu plus tard, nous partîmes ensemble pour ce voyage à l’étranger que j’aurais été bien incapable de financer. Mes parents ne s’arrêtaient pas à ce détail et ne cherchaient qu’à nous faire plaisir. Lucinge nous accompagna. Elle était toujours aussi jolie mais s’avérait très capricieuse. Elle voulait sortir sans cesse, explorer, connaître les lieux et les gens. Mes parents étaient ravis de se promener avec elle et moi j’étais retombé dans mon besoin de solitude et de méditation intérieure. J’avais besoin d’évasion. 

 

Je suis resté longtemps sur le balcon jusqu’à ce qu’un vent frais me fasse frissonner. Le chat a fini par se laisser caresser, il est même venu se lover sur mes genoux. Le thé est froid et j’ai grignoté le pain grillé. Le ciel s’assombrit et la nuit commence à tomber.

 

Il est temps que je rejoigne la vie réelle après cet intermède de tranquillité absolue. Je pose le chat sur le coussin. Aussitôt il saute par terre et s’éloigne d’un pas feutré sans même me regarder. Je regagne la grande pièce aux colonnes que je traverse d’un pas rapide. La porte au fond de la pièce est entrouverte. De derrière le rideau proviennent des bruits de voix étouffées. Je soulève le lourd tissu et pénètre dans la boutique. 

 

Les lumières sont allumées. Mes parents sont là, et Lucinge vient d’essayer une robe noire. Le tissu coule parfaitement sur ses formes délicates, le rose à ses joues se mêle merveilleusement à la couleur sombre de la robe. Les lumières jettent des éclats sur la soie plissée. Elle se met à tourner lentement sur elle-même et je sors de mon rêve. 

 

Le marchand, un petit homme tout habillé de noir avec son mètre qui pend de chaque côté de son cou me regarde avec un sourire. Va-t-il me faire un clin d'œil ou une remarque inappropriée ? Ce serait gâcher l’instant subtil. Il se contente de hocher la tête. 

 

– Nous la prenons, dit ma mère. Elle lui va parfaitement.

 

Puis elle se tourne vers moi.

 

– Mais où étais-tu ? s’écrie-t-elle. Nous t’avons cherché partout !

– Nous avons dû nous croiser sans nous voir, réponds-je. Moi aussi je vous ai cherchés partout. 

 

Lucinge me sourit et je m’approche d’elle. Je caresse ses joues et ses cheveux.

 

– Tu es magnifique, lui dis-je, et je le pense vraiment.  

– Le tailleur avait pris les mesures en début d’après-midi, explique ma mère, et nous sommes venus chercher la robe avant de rentrer.

 

Le marchand plie la robe dans du papier de soie. Quelques minutes plus tard nous repartons tous les quatre. Il est temps d’aller nous préparer pour la soirée. Je garde en mémoire le goût âcre du thé fumé et l’image du bouleau. C’était un bon après-midi pour tous, je suppose, une escapade dépaysante. Je prends la main de Lucinge et nous nous mettons tous les deux à courir dans les allées du marché. Mes parents portent le paquet avec la robe et essaient désespérément de nous suivre. Les touristes ont fini par déserter les étalages et seuls restent encore quelques marchands qui replient leurs marchandises pour la nuit.

 

Quand nous sortons du marché, l’obscurité est tombée et tout se referme derrière nous. La soirée nous attend avec ses lumières chaudes. Je sais que Lucinge en sera le rayon de soleil dans sa petite robe noire. Je me demande comment elle coiffera ses cheveux rebelles pour dégager et mettre en valeur ses joues roses que j’aime tant.

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