L'étrange retour

Eugène marchait péniblement sur la route caillouteuse. Il avait été blessé à la jambe à la guerre, mais le cauchemar était fini. Il s’en revenait chez lui en boitant légèrement dans ses bottes éculées. Son vieil uniforme était râpé et crotté, il n’avait même plus de couleur. Là bas, il avait inhalé des gaz toxiques. Depuis, il avait beaucoup de difficultés à inspirer et expirer normalement. Mais il avait fini par s’habituer à ressentir la douleur dans sa poitrine à chaque respiration. L’impression d’étouffer s’estompait désormais, il avait appris à dompter cette sensation d’oppression permanente. 

 

Le chemin était long devant lui et il se sentait fourbu. Toutes ces années passées dans des tranchées malsaines, pleines d’eau croupie et grouillantes de vermine l’avaient achevé. Il portait encore son arme sur l’épaule, mais ce n’était plus qu’un débris de fusil. La crosse était fendue et le canon tordu. Cet engin n’aurait pas pu tirer une balle. D’ailleurs Eugène n’avait plus de munitions. Il n’avait plus rien. Il se demandait parfois pourquoi il avait gardé cette arme puisqu’elle ne pouvait plus servir. Elle était lourde mais son poids le rassurait. Elle lui rappelait les longues heures d’ennui, l’angoisse, le bruit, la confusion. Elle le rattachait à toutes ces années inutiles qu’il avait vécues au fond du trou. Elle était la preuve qu’il n’avait pas rêvé l’infamie. Sans elle, il aurait pu croire qu’il avait tout inventé.

 

Et maintenant, il n’avait plus envie de se poser de questions. Il avait la chance inouïe d’être encore en vie. Cela n’avait pas été le cas pour tous ceux qui se battaient à ses côtés. Beaucoup avaient disparu. Certains dans d’atroces souffrances, d’autres comme la flamme d’une bougie qui s’éteint soudain. Perdu dans ses souvenirs et ses pensées, il avançait droit devant lui, sans réfléchir. Un pas après l’autre et chaque pas le rapprochait de chez lui. Quand il fermait les yeux, il la voyait. La ferme dans la montagne. En haut de la côte. La famille n’était pas riche, ils vivaient nombreux dans cette masure. Le père, la mère et les frères et sœurs. Avec les bêtes. Ils s’alternaient pour dormir dans l’étable. Il se sentait bien près des vaches, étendu dans la paille le long de leurs corps. Elles dégageaient une puissante chaleur. A l’évocation de ces moments heureux, son cœur se serra. 

 

Où étaient-ils tous ? Il n’avait pas eu de nouvelles depuis longtemps. Les lettres n’arrivaient plus depuis l’intensification des batailles. Ça avait été le chaos. Et puis tout d’un coup, plus rien. La débandade. La paix avait été signée. Alors était venu le temps du retour. Ils avaient eu l’impression d’être considérés comme du bétail, du moins c’est ce que disaient les soldats autour de lui. Mais lui savait qu’il traitait avec respect son troupeau de bêtes à la ferme. Il aimait ses vaches, alors que l’armée n’avait pas les moyens d’aimer ses troupes. 

 

La démobilisation était si mal organisée et si longue qu’il avait fui. Tout habillé avec son fusil. Une nuit, il avait faussé compagnie à son unité. Il se trouvait dans une gare. Il devait ensuite être envoyé dans un centre. Il ne savait pas où il était, il ne connaissait pas la ville où le train s’était arrêté. Tout lui semblait flou et sans aucun sens. Il était peut-être mort et ne vivait pas réellement ces scènes éprouvantes qui lui étaient imposées. Toutes ces vérifications, ces formalités, ces tickets, ces soldats vêtus de hardes aux visages fatigués lui avaient donné la nausée. Quelqu’un lui avait volé son casque. Et pourtant il était tout cabossé. 

 

Eugène avait envie de liberté. Il avait envie de retrouver ses montagnes et la solitude des cimes. Il n’en pouvait plus de la promiscuité et de la saleté. Il voulait voir la neige blanche qui cache la laideur. Pouvoir se cacher dans la forêt et se perdre dans la foison des sapins. Alors il s’était décidé en un instant. Il avait ramassé son paquetage et simplement il était sorti du camp. Personne ne s’était soucié de lui. Personne ne lui avait rien demandé. Il était parti comme ça. Sans argent, avec ses habits militaires et son fusil. Sans son casque, mais ça lui était bien égal. 

 

Depuis il avait marché, marché dans les prés et les bois, sans même se retourner après avoir quitté la ville où se trouvait la gare. Il cherchait des montagnes à l’horizon, des panneaux routiers. Petit à petit, il avait réussi à se situer et à prendre le chemin de la ferme. L’atteindre était son seul objectif. Il avait perdu le décompte des jours. Parfois, il entendait sonner les cloches d’une église qui lui donnaient l’heure. Il dormait dans les fossés ou dans les bottes de foin. Il mangeait des baies ou tuait parfois un lapin qu’il faisait griller sur un feu de bois. Il buvait l’eau des sources ou des ruisseaux. Il n’avait plus de tabac depuis longtemps pour se consoler. Mais il savait qu’il approchait de chez lui.

 

Il se baignait dans les rivières pour ne pas sentir trop mauvais. Ses pauvres pieds étaient couverts d’ampoules et ses ongles étaient sales, abîmés et cassants. Les semelles de ses bottes étaient devenues fines et il y avait des trous dans le cuir. Sa barbe avait poussé et elle descendait maintenant jusqu’à son sternum. Quand il se penchait sur l’eau des flaques pour voir son visage, il ne se reconnaissait pas. Cheveux hirsutes et teint brouillé. Yeux enfoncés dans leurs orbites. Bouche masquée par la moustache tombante.

 

– Qui suis-je ? se demandait-il. Que suis-je devenu ?

 

Il n’avait jamais été barbu avant. Porter la barbe avait toujours été le privilège de son père. Il exigeait que ses fils soient toujours bien rasés et proprement habillés, alors que lui-même possédait une longue barbe taillée en deux pointes et des moustaches à la gauloise. Il faisait régner une discipline de fer au sein de la famille. Chacun avait son rôle et son avenir tout défini. Il avait voulu que ses enfants aient un minimum d’éducation, même les filles. Ils étaient tous allés à l’école et savaient lire, écrire et compter. Quand il s’agissait de choisir ou de décider, la mère n’avait pas son mot à dire. Elle communiquait avec ses enfants discrètement en cas de nécessité, quand elle était certaine que le père ne la voyait pas. La plupart du temps elle se taisait et assumait ses tâches sans regimber. C’étaient de braves gens, pauvres mais dignes, un peu rustres, très pieux. Malgré l’austérité et la dureté du père, ses enfants l’aimaient et le respectaient. Mais certains cherchaient depuis toujours une échappatoire à la rude vie à la ferme dans la montagne. Le départ à la guerre avait peut-être représenté cette illusion de liberté dont avaient rêvé Eugène et ses frères à l’adolescence. Il s’en était amèrement mordu les doigts depuis.

 

Quand ses pensées revenaient à cette époque où il vivait sous le joug de son père, qui lui apparaissait maintenant comme bénie, Eugène pressait encore le pas. Il avait vécu l’enfer à la guerre, l’enfer ce n’était pas la ferme. Alors il avançait toujours. Son coeur devenait un peu plus léger à chaque pas. Il commençait à repenser à son village. Quelques pauvres maisons massées autour de l’église, perdues dans la montagne. Pendant l’hiver, ils étaient complètement isolés. Ils pouvaient parfois descendre dans la vallée, mais seulement quand c’était vraiment nécessaire. En général ils préféraient rester chez eux. Toute l'année, ils préparaient la longue période de solitude, entassaient le bois, le foin et la nourriture pour les jours de glace. Il y avait une grande solidarité entre tous les fermiers. Ils se connaissaient tous. Ils s’entraidaient en cas de besoin. 

 

Eugène idéalisait son existence dans la montagne, celle qu’il avait vécu avant les longues années de guerre. Il avait oublié le froid, les brimades, la solitude. Il rêvait de passer une nuit contre ses vaches, bien au chaud au cœur de l’étable. C’était devenu la seule raison qui lui donnait l’énergie de poursuivre son périple. Il avait marché si longtemps en se nourrissant si peu qu’il était presque mort de faim et de fatigue. Parfois il délirait. Il parlait tout seul et les gens qui le croisaient se sauvaient devant son air sauvage et effrayant.

 

Enfin, après des jours et des jours, il aperçut au loin dans la brume les montagnes qui s’esquissaient. Plus il approchait, plus leur majesté le frappait et l’enveloppait de respect et de gratitude. Elles étaient toujours là, elles l’attendaient. Elles allaient l’accueillir et le recueillir, le protéger en leur sein. 

 

Il finit par arriver au pied des contreforts, où se trouvait le lac. Les torrents tumultueux descendus des cimes s’y jetaient, après avoir drainé des cailloux et de la terre tout le long des gorges ravinées. Il parvint enfin à la route qui menait au bourg. Il restait beaucoup de chemin à parcourir avant d’arriver au village et désormais la pente s’accentuait. Il continua à grimper. 

 

Dès qu’il entendait un véhicule approcher, il se cachait derrière les arbres, sous les buissons ou dans les fossés. Il savait qu’il faisait peur à voir, alors il ne voulait pas effrayer les passants. Certains pouvaient le reconnaître. Et puis il voulait faire une surprise aux siens. Personne ne devait l’attendre. Cela lui faisait chaud au cœur d’imaginer son arrivée à la ferme. La joie de ses parents et de ses frères et sœurs. Sa mère qui ferait chauffer la soupe et son père qui le serrerait contre lui. En réalité, il n’était pas certain que son père le serrerait contre lui, mais il se plaisait à l’imaginer.

 

Il songea soudain que ses frères avaient dû partir combattre eux aussi. Ils étaient plus jeunes, mais la guerre avait duré longtemps. Que s’était-il passé pendant tout ce temps où il n’avait rien su ? 

 

Il marchait encore et encore. Ses bottes avaient rendu l’âme, alors il s’était taillé une paire de sabots dans une souche. Ce n’était pas très pratique pour les sentiers de montagne, mais il n’y pensait pas. Il avait retrouvé l’habitude de marcher avec des galoches. La neige n’était pas encore tombée, car c’était seulement la fin de l’été. L’automne ne durerait pas longtemps, ce serait tout de suite l’hiver et les chutes de gros flocons poudreux. Dans quelques semaines. Il faisait encore doux mais les jours étaient déjà courts. 

 

Il s’arrêtait dans les sous-bois pour se régaler de myrtilles et de framboises. Les bons fruits lui avaient tellement manqué ! Tout lui semblait extraordinaire. Enfin il aperçut au loin le clocher de l’église du village qui se dressait bien droit dans la lumière du soir. Tout là-haut. Encore un virage, et encore un autre. Il s’élevait rapidement en altitude, porté par son désir d’arriver, même s’il avait de plus en plus de mal à respirer. La maladie le reprenait, avec l’excitation de revoir sa famille et son hameau.

 

Bientôt apparurent les maisons, les bâtiments agricoles, les champs où paissaient les vaches et les moutons. Dans les cours des fermes, des poules caquetaient et les coqs s’égosillaient. Les clarines qui tintaient au loin lui semblaient une musique céleste. Partout les chiens aboyaient pour lui souhaiter la bienvenue ou le conspuer. Les chats s’esquivaient devant lui ou restaient paresseusement couchés sur le mur d’où ils l’observaient. Et surtout, il s’enivrait de l’odeur de la terre et du crottin. 

 

Devant lui se trouva soudain la ferme familiale. Il ne savait pas s’il hallucinait ou bien si si ce qu’il voyait était la réalité. La masure était construite en contrebas, flanquée de son étable à droite. Quelques bâtiments se dressaient autour de la cour boueuse. Il fallait descendre la rampe pour arriver devant l’entrée, située sous l’avancée du toit. Tout était comme avant et pourtant tout lui semblait différent.

 

Mal à l’aise, Eugène avança jusqu’à la porte en bois et frappa. Lorsque le battant s’ouvrit brusquement, il ne reconnut pas la personne qui se trouvait devant lui.

 

– Qui êtes-vous ? balbutia-t-il.

– Et vous donc ? répondit la femme inconnue.

– Je suis Eugène, le fils, dit-il.

– Eugène ? s’écria la femme. Mais il est mort ! Ça ne peut pas être vous.

– Mort ? s’exclama Eugène, mais je suis bien vivant, regardez-moi. J’ai fait tout le chemin pour revenir ici.

– Non, ça ne peut pas être vous, répéta la femme avec obstination. 

– Si, c’est bien moi, murmura Eugène totalement décontenancé. 

– Bah, il n ‘y a pas de place ici pour vous, répliqua-t-elle..

– Mais enfin, j’ai vécu toute ma vie là, je reviens de la guerre, dit Eugène. C’est ma maison.

– Vous vous trompez, fit la femme. Personne ne vous connaît ici, on ne vous a jamais vu.  

– Je ne comprends rien à ce que vous dites, reprit Eugène de plus en plus abasourdi.

– Moi non plus, riposta la femme. Je ne comprends pas ce que vous dites.

– Mais où sont mes parents et ma famille qui vivaient ici ? questionna-t-il encore.

– Je vais appeler la mère, répondit la femme.

– Qui êtes-vous ? demanda Eugène à nouveau.

– Joséphine, répondit-elle. Je suis la femme de Théodore. La ferme est à lui maintenant.

– Théodore, pensait Eugène avec surprise.  

– La maman, cria Joséphine en se retournant vers l’intérieur de la ferme. Il y a quelqu’un qui dit qu’il est Eugène !

 

Eugène entendit des pieds qui traînaient lourdement sur le sol en s’approchant. Puis la tête de sa mère apparut et s’encadra entre les montants de la porte, derrière Joséphine.  

 

– Ça alors ! dit la mère. Eugène ? Mais je te reconnais pas. Tout barbu et chevelu ?

– C’est bien moi la mère, répondit Eugène. Je n’ai pas pu me raser depuis longtemps. Et puis j’avais besoin de me cacher un peu. Je voulais pas qu’on me reconnaisse.

– Mais qu’est-ce que t’as fait ? On nous a écrit que t’étais mort ? poursuivit la mère dont la voix s’étranglait.

– Eh ben tu vois, je suis pas mort, rétorqua Eugène.

– Mais il y a plus rien pour toi ici, Eugène. La ferme est à ton frère maintenant, ajouta la mère. C'est lui qui l’a exploitée pendant que t’étais pas là. Et puis le père est mort.

– Père est mort ? s’écria Eugène. Mais je ne l’ai pas su !

– Bien sûr qu’on te l’a pas écrit, vu que toi aussi t’étais mort ! soupira Joséphine avec mépris.

– Mais que vais-je faire alors ? murmura Eugène. Et où sont les autres ?

– Auguste et Joseph sont aussi morts à la guerre, poursuivit la mère. Et tes sœurs sont mariées. Sauf Marie qui n’a pas survécu à la maladie. Les autres sont parties vivre dans la vallée. 

– Elles ne reviendront jamais ici, elles ont bien trop honte, persifla Joséphine. 

– Enfin tu vois, reprit la mère, y a plus de place ici pour toi. Parce que Joséphine a enfanté, alors la maison est pleine. Et on a vendu toutes tes affaires.

– Mon violon ? gémit Eugène.

– Il est plus là, dit la mère. Tout est à Théodore et à ses enfants.

– Et à moi, il ne me reste plus rien ? insista Eugène.

– Rien, répondit la mère.

 

Anéanti, Eugène fit un signe de tête et recula. Elles ne l’avaient même pas laissé entrer chez lui. Il s’éloigna et remonta lentement la petite pente vers la route tandis que Joséphine refermait la porte. Elle se posta derrière la fenêtre à côté de l’entrée de la maison et souleva le rideau. Elle regarda Eugène se retourner en haut du chemin et contempler la ferme. Elle avait un visage dur, fermé, qui ne laissait transparaître aucune émotion. Derrière elle, la mère avait reculé jusqu’à une chaise adossée au mur, où elle s’était laissée tomber de tout son poids plutôt que de s’asseoir, et s’était effondrée.

 

En haut de la rampe, Eugène traversa le chemin et s’assit sur un rocher en face, qui affleurait au-dessus du fossé. Il se sentait perdu. Il mit la tête dans ses mains et soudain, sans qu’il puisse se contenir, il éclata en sanglots. Toute la tension qui l’avait porté pour marcher vers la ferme depuis des semaines était retombée d’un seul coup. Il n’avait plus de rêve ni d’espoir, rien ne le retenait plus à la vie. Son corps était secoué de soubresauts et les larmes coulaient sur son visage, mouillant sa barbe et sa moustache. Il se sentait misérable et inutile. Il n’avait plus qu’une envie, disparaître et se fondre dans la terre et sous les arbres. La nature l’aurait mieux accueilli que sa famille.

 

Il leva la tête un instant et vit à travers ses larmes le rideau à la fenêtre en contrebas se baisser. On l’avait observé. Il redoubla de chagrin, il semblait que rien ne pouvait arrêter le flot des pleurs qui débordait de ses yeux. Le trop plein d’émotions s’échappait de lui sans retenue, après que toutes ses espérances avaient été anéanties en quelques minutes.

 

Le soir était tombé, plongeant les lieux dans l'obscurité. Relevant la tête, Eugène aperçut à nouveau la fenêtre. Elle était éclairée et derrière les rideaux des ombres passaient. Il avait été exclus de cette vie là. Sans plus savoir ce qu’il devait faire, il se leva, ramassa son sac qui avait glissé à terre et se mit à marcher sur la route. Il eut à peine fait quelques centaines de pas qu’il s’écroula  sur le sol, victime de sa grande faiblesse et du chagrin qui l’avait terrassé.

 

Il resta ainsi quelques heures dans le noir, lorsque la lune se leva et jeta sur son corps immobile quelques rayons d’argent. 

 

Les sabots d’un cheval résonnèrent dans la nuit et soudain apparut sur la route un hongre qui avançait au pas. Le cavalier vit la forme étendue à terre et arrêta sa monture. Le pur hasard peut changer les destinées, l’homme était le médecin de la vallée. Il s’en revenait d’une ferme où il venait de procéder à un accouchement. La mère avait présumé de ses forces et avait continué à travailler à la ferme avec acharnement malgré les conseils du docteur. Le bébé né prématurément n’avait pas vécu. Le médecin était très amer en rentrant chez lui. Il avait promis de repasser le lendemain pour voir la mère. Mais il était déçu de voir qu’on ne l’écoutait pas et que le prix payé était la fin de cette existence innocente. 

 

Quand il vit la forme inanimée d’Eugène sur le sol, il sentit comme un appel. Ce serait une vie pour une vie, il lui fallait compenser le décès du nouveau né. Alors il descendit de cheval et s’approcha d’un pas lourd. Il tâta le pouls d’Eugène qui était très faible. Il avait d'abord cru qu’il s’agissait d’un coma éthylique, mais il réalisa bien vite qu’il se trompait. Il retourna doucement le blessé sur le dos et sortit son stéthoscope. Il écouta le cœur, l’homme était dans un état critique, entre la vie et la mort. Sa maigreur faisait peur à voir, ses vêtements étaient rapés et sales, ses sabots usés par la marche et il sentait affreusement. Il avait l’air d’un vagabond, mais le docteur en doutait car il portait des habits militaires. En outre, une arme de guerre en mauvais état avait glissé par terre à ses côtés. Était-ce un déserteur ? Cela n’avait pas de sens puisque la guerre était finie.

 

N’écoutant que son cœur, le médecin ramassa l’arme et le sac qu’il accrocha au pommeau. Puis il souleva délicatement Eugène. Il était si squelettique qu’il ne pesait quasiment rien. Le docteur le déposa comme il put, à califourchon à l’avant sur le dos du cheval. Puis il remonta en selle, cala l’inconnu contre lui et fit avancer le hongre au pas.   

 

Il ne venait pas souvent dans ce coin de montagne. Les habitants faisaient rarement appel à lui, sauf dans les cas désespérés comme l’accouchement du bébé mort. Il s’en voulait terriblement de cette tragédie, mais qu’aurait-il pu faire contre la volonté farouche de la mère ? Tandis qu’il pensait encore à ce moment terrible, son cheval avançait sur la route. Heureusement la lune éclairait le chemin devant eux et il pouvait se diriger sans difficulté. Il avait déjà amorcé la descente vers le bourg dans la vallée. Encore quelques kilomètres et il serait de retour chez lui. Il se rendait compte que l’étranger avait une forte fièvre, par la chaleur qui émanait de son corps. Mais il ne pouvait pas accélérer davantage. Il maintenait à grand peine un équilibre instable sur le dos du hongre, il ne voulait surtout pas que l’inconnu glisse de côté ou que le cheval tombe avec son chargement.

 

Il finit par parvenir devant sa maison en pleine nuit. Il était harassé. A peine son cheval se fut-il arrêté devant le portail du jardin que la porte d’entrée s’ouvrit, dévoilant un rectangle de lumière chaude. Une silhouette légère courut vers lui, ouvrit le vantail et se poussa pour le laisser passer. Comme toujours, malgré l’heure avancée, sa fille l’avait attendu avant d’aller se coucher.

 

– Entre, père ! s’écria-t-elle d’une voix juvénile. Comment s’est passé la naissance ? 

– Mal, hélas, répondit le docteur.

– Oh ! pauvre petite créature, dit la jeune femme. Elle n’avait pas mérité ça.

– Certes non, murmura le médecin. Mais regarde qui je ramène. Un pauvre vagabond qui a l’air d’être un soldat épuisé. Il est inconscient. Je l’ai ramassé sur la route après le village, là-haut dans la montagne. Aide-moi à le descendre de cheval.

 

La fille s’approcha du hongre. Elle leva les bras pour soutenir le corps inerte d’Eugène tandis que son père se laissait glisser à terre. Le docteur récupéra le soldat dans ses bras et le porta vers la maison. La jeune femme accrocha le cheval à une branche basse, ramassa le sac, l’arme et la sacoche du médecin et suivit son père à l’intérieur. Il venait de déposer Eugène sur une chaise. La tête du malheureux était tombée vers l’avant, masquant les traits de son visage.

 

– Qui est-ce ? demanda la jeune fille.

– Je ne sais pas, je ne l’ai jamais vu, répondit son père. Amélie, apporte-moi ma trousse médicale, je vais faire quelques examens. Va chercher une cuvette et de l’eau pour le laver un peu.

– Père, tu sais quelle heure il est ? fit Amélie. Tu es levé depuis six heures du matin, et il est bientôt deux heures. Tu n’as pas dormi depuis vingt heures. Tu dois être épuisé toi aussi.

– Je ne peux pas le laisser dans cet état, dit le docteur.

– Et si on le déposait sur le lit de Louis ? Il serait mieux que sur cette chaise où il ne tient pas debout. Et pendant que tu dormiras un peu je le veillerai, proposa Amélie.

– Ce serait profaner le lit de ton frère, murmura le médecin.

– Il ne reviendra pas pour y dormir, répliqua Amélie. Autant qu’il serve à ce pauvre soldat. Un soldat vivant dans le lit d’un soldat mort.

– Comme tu y vas, ma fille ! s’écria son père en se levant. Ma foi tu as raison. Ce pauvre Louis est mort et enterré on ne sait où … 

 

A nouveau, le médecin prit Eugène dans les bras et le monta dans la chambre de son fils à l’étage. La pièce était propre et dans le même état que lorsque le fils était parti à la guerre. Il avait été tué au début de l’offensive et sa mère n’avait pas pu supporter sa disparition. Elle ne s’en était jamais remise. Elle s’était éteinte à son tour après des mois de dépression au cours desquels elle s’était laissée glisser jusqu’à la mort. Sa fille et son mari n’avaient pas pu la sortir de la torpeur dans laquelle elle était tombée. Ils étaient les deux seuls survivants de la famille. Le médecin avait supporté le choc en travaillant sans cesse, ce qui l‘avait aidé à ne pas tomber dans la neurasthénie comme son épouse. Quant à Amélie, elle avait un fort caractère et elle avait compris qu’elle devait soutenir son père à tout prix. Elle avait ravalé son chagrin et secondait le docteur autant qu’elle le pouvait tout en tenant la maison. 

 

Une fois que l’inconnu fut allongé tout habillé sur la courtepointe du lit, Amélie étendit sur lui un drap. 

 

– Il est brûlant de fièvre, dit le père, ne le couvre pas trop.

– Ne t’inquiète pas, Père, je vais prendre soin de lui et s’il y a le moindre souci, je viendrai te réveiller, répondit Amélie qui tira une chaise et s’assit près du lit.

– N’oublie pas de le rafraîchir souvent, ajouta le docteur. Et donne-lui à boire, il est déshydraté.

– Va te reposer maintenant. Une rude journée t’attend demain, fit-elle en se levant et en le poussant gentiment vers la porte.

– Merci, ma chérie, soupira le docteur.

 

Lorsqu’il arriva dans sa chambre, il se laissa tomber sur son lit sans même prendre le temps d’ôter ses habits et s’endormit dès que sa tête toucha l’oreiller. Quelques instants plus tard, Amélie passa la tête par l’ouverture de la porte et vint déposer une couverture sur lui pour qu’il ne prenne pas froid. Elle referma le battant doucement en sortant. Il allait pouvoir reprendre des forces. Elle descendit à la cuisine chercher de l’eau fraîche pour mouiller les tempes de l’inconnu et tenter de le faire boire. Avant de remonter dans la chambre du malade, elle pensa même à s’occuper du cheval pour qu’il soit frais et dispos le lendemain matin.

 

La nuit passa lentement jusqu’au lever du jour. Amélie somnola de temps en temps. Elle baignait souvent les tempes de l’inconnu qui restait immobile sous son drap. Son père avait l’habitude de peu dormir. Quand il revint dans la chambre de Louis au petit matin, il ouvrit tout grand la fenêtre pour aérer et lui demanda de préparer un bain. Ensemble, ils portèrent Eugène dans la salle de bain, le déshabillèrent et le plongèrent dans l’eau de la baignoire. Le père frotta le pauvre corps meurtri avec du savon tandis qu’Amélie descendait les vêtements sales et inutilisables. Elle en fit un ballot qu’elle remisa dans la cave avec l’arme défectueuse, dans le cas où l’inconnu voudrait récupérer quelque chose. 

 

Quand elle remonta dans la salle de bain, son père avait sorti l’inconnu de la baignoire et le séchait avec une serviette. 

– J’ai lavé ses cheveux et sa barbe. Il n’avait pas de poux mais il a peut-être des lentes. Il faut les lui couper, dit le docteur.

– Je vais apporter la tondeuse, les ciseaux et le rasoir, répondit Amélie. Nous pouvons l’habiller avec des affaires de Louis, qu’en penses-tu ?

 

Le médecin hocha la tête en signe d’assentiment. Il avait dépassé le stade où vêtir un inconnu avec les habits de son fils mort lui semblait un sacrilège. Il n’avait plus qu’un souhait, que l’homme s’éveille et vive. 

 

– Il a aussi une blessure à la jambe qui a été mal soignée, reprit le docteur. Je l’ai ointe avec un onguent. J’espère que cela arrangera les choses, car en l’état il doit boiter. Il faudra répéter l’opération pendant plusieurs jours. Il a également des difficultés à respirer car il a dû inhaler des gaz toxiques. Ceux-ci ont provoqué une vilaine bronchite chronique qui lui obstrue les bronches. Mais il est jeune. Des promenades en montagne devraient lui faire beaucoup de bien. Il va éliminer les mucosités qui le gênent petit à petit.

– Il a beaucoup de chance que tu sois passé à côté de lui, murmura Amélie.

– Oui, et aussi beaucoup de chance d’avoir une garde malade aussi attentionnée que toi, dit le médecin.

 

Ces mots firent rougir Amélie. Le père et la fille se comprenaient si bien qu’ils avaient à peine besoin de se parler pour se comprendre. La jeune fille quitta la pièce pendant quelques instants. Elle rapporta les instruments pour la coupe de cheveux et une chemise de nuit en lin à plis qu’elle avait trouvé dans la commode de son frère. Ils en revêtirent Eugène, le ramenèrent dans la chambre et l’assirent dans le lit. Amélie lui mit une serviette sur les épaules et commença à couper la chevelure en broussaille avec les ciseaux. Quand ils furent bien courts, elle poursuivit avec la tondeuse. Elle fit de même avec la barbe et la moustache. Aucun soin ne faisait sortir l’homme de son inconscience. Le docteur suggéra qu’il se trouvait probablement dans un état de veille pour pouvoir récupérer. Lorsqu’il eut le crâne presque rasé et qu’il fut devenu imberbe, Amélie et son père furent stupéfaits de constater qu’il était jeune.  

 

– Heureusement, il n’a ni poux ni lentes, dit le docteur en regardant le crâne d’Eugène avec soin. Il n’a pas plus de vingt trois ou vingt quatre ans.

– Il faisait si vieux avec ses cheveux hirsutes et sa barbe, répondit Amélie, fascinée par les traits du jeune homme.

 

La malnutrition avait creusé les joues et les orbites des yeux, mais le visage gardait une beauté juvénile à laquelle le père et la fille ne s’attendaient pas. Comme ils avaient fini la toilette, ils le couchèrent dans le lit, sous les couvertures. Le docteur administra en goutte à goutte directement dans la bouche quelques potions dont un antipyrétique à base de quinine.  

 

– Nous allons nous relayer à son chevet, dit Amélie. Pendant que tu fais tes visites, c’est moi qui vais prendre le relais.

– Va d’abord nous préparer à manger, pour toi et moi, et je m’en irai ensuite, répondit le docteur.

 

Une demi-heure plus tard, le médecin était reparti sur les routes de montagne et Amélie resta seule avec le malade. Le docteur voulait revoir la mère qui venait de perdre son bébé. Il prit le chemin du village et passa devant l’endroit où il avait recueilli l’inconnu. Cette découverte lui semblait inconcevable. Qui était cet homme perdu dans ce coin isolé des montagnes ? Que lui était-il arrivé pour être dans cet état de décrépitude ? Qu’était-il venu faire là ? Était-il étranger ? En se posant cette question, le docteur s’aperçut qu’Amélie et lui avaient complètement oublié de regarder dans les affaires du soldat s’il n’y avait pas des documents d’identité. 

 

– Je jetterai un coup d'œil ce soir en rentrant, si toutefois il ne s’est pas réveillé, se dit-il. 

 

A ce moment, il arriva dans la ferme où se trouvait la femme accouchée. Elle était bien faible et ne pouvait même pas se lever. Il lui recommanda de manger des fruits frais et de beaucoup boire. Il laissa quelques potions régénératrices à sa famille avant de repartir pour une prochaine visite.

 

Plus bas dans la vallée, Amélie avait pris sa boite à couture. Elle raccommodait de vieux habits de son père en restant assise près du lit de l’inconnu. De temps à autre, elle levait les yeux pour regarder l’homme qui dormait toujours. Sa respiration était devenue régulière et la fièvre était tombée.

 

La jeune-fille cousait machinalement et laissait les images du passé envahir ses pensées. Elle voyait défiler devant ses yeux les temps heureux qui précédaient la guerre. Son frère était un élève doué, il étudiait la médecine pour prendre la suite de son père. Sa présence était lumineuse, il savait apporter gaieté et chaleur autour de lui par ses paroles, ses chants et son rire joyeux. La maison avait été bien vide quand il était parti pour le front. Déjà leur mère avait commencé à déprimer. Elle ne supportait pas l’absence de ce fils qu’elle adorait et qui représentait pour elle l’enfant idéal. Amélie n’avait jamais souffert de cette préférence, elle était bien trop active pour avoir le temps de penser à être jalouse. Lorsque la nouvelle de sa mort était parvenue, tout était devenu noir et sinistre. C’était à peine si sa mère pouvait prononcer deux mots. Elle restait assise toute la journée dans un grand fauteuil devant la fenêtre, guettant par le carreau si son fils revenait. Elle ne s’alimentait plus et tous les soins prodigués par son mari et sa fille n’y purent rien changer.

 

Amélie leva les yeux en voyant remuer le malade. Il ouvrit ses paupières, comme aveuglé par la lumière du jour qui pénétrait par la croisée. Amélie se leva aussitôt pour tirer les rideaux et assombrir la pièce.

 

Alors ce furent des moments de délice. Ce premier regard qu’ils échangèrent transforma toute leur vie. Elle n’avait jamais vu d’aussi beaux yeux vert pâle avec des reflets d’or, une bouche aussi bien dessinée et des cheveux si drus, bouclés et châtains comme les feuilles d’automne. Eugène pensa être mort lorsqu’il vit devant lui cette belle jeune-femme penchée sur son ouvrage qui le regardait. Il ne reconnaissait rien. Où se trouvait-il donc ? Il n’osait pas imaginer qu’il se trouvait au paradis. Lorsqu’Amélie eut recouvré ses esprits, elle se leva brusquement et s’approcha du malade.

 

– Bonjour ! s’écria-t-elle joyeusement. 

– Où suis-je ? demanda aussitôt Eugène.

 

Amélie lui raconta toute l’histoire, depuis la découverte de son corps inanimé sur le chemin jusqu’à son réveil. Elle était si volubile et joyeuse qu’elle ne se rendit pas compte qu’Eugène était encore à moitié comateux. Il ne comprenait qu’un mot  sur deux, mais la voix heureuse de la jeune-fille lui promettait qu’il était bien vivant. Enfin Amélie s’arrêta et réalisa qu’Eugène n’avait pas saisi tout ce qu’elle avait dit. Elle recommença à parler mais lentement, et attendit qu’il pose des questions. Petit à petit, le jeune-homme sembla plus présent.  

 

– Mais alors, dit-il, votre père m’a sauvé de la mort ? 

– C’est bien possible, fit-elle, car qui d’autre que lui vous aurait sauvé en pleine nuit dans la montagne ? Vous seriez bel et bien enterré s’il n’était pas passé par là ce soir-là. Et puis il a guéri votre blessure à la jambe, vous ne boiterez plus. Il s’est aussi occupé de vos problèmes respiratoires, ils vont s’améliorer avec le bon air de la montagne. 

 

Cette réponse rendit Eugène songeur. Il se remémorait le visage de sa mère et celui de Joséphine et la haine avec laquelle elles l’avaient chassé de sa maison. Et étrangement, il se trouvait maintenant dans un lit confortable et dans une jolie chambre, soigné par une jeune-femme souriante qui paraissait vouloir lui ouvrir les portes de la vie. Un médecin l’avait trouvé agonisant sur le chemin. C’était un miracle qui lui faisait penser qu’un ange gardien veillait sur lui. Grâce à sa protection, il avait échappé à la mort pendant la guerre et suite au rejet de sa famille. Une nouvelle voie s’ouvrait devant lui et il ne pouvait pas renoncer.

 

Amélie lui apporta à manger car il avait soudain très faim. Elle s’assit à côté de lui dans le lit et l’aida à avaler un bol de soupe épaisse et du pain. Il fut plus bavard une fois qu’il eut repris des forces. Ils parlèrent tous les deux jusqu’à la fin de l’après-midi. Eugène raconta sa triste expérience de la guerre et Amélie évoqua la vie à la maison avant la disparition de son frère et de sa mère, et le dévouement de son père. 

 

Quand le médecin arriva dans la nuit, Amélie courut pour lui ouvrir la porte et lui dire la merveilleuse journée qu’elle avait passée. Grâce à son extrême sensibilité, son père comprit immédiatement que l’engouement de sa fille pour le blessé était profond. Elle avait perdu son frère et sa mère et la présence de ce jeune-homme remplissait la maison de bonne humeur et d’avenir. Encore indécis, il monta lourdement les marches vers la chambre pour aller voir Eugène. Il voulait constater lui-même l’amélioration de l’état de santé du malade. Eugène était rouge de confusion. Il ne cessa de se confondre en remerciements. Le médecin avait une voix calmante et profonde et il ne tarda pas à rassurer Eugène. Il l’examina sans hâte, cherchant à répondre à ses propres questions sur la personnalité de ce jeune-homme à qui il avait ouvert sa porte et qui approchait sa fille.

 

Quand le médecin fut satisfait de ses conclusions, il se retira avec Amélie et ils refermèrent le battant de la chambre derrière eux, laissant Eugène seul et tourmenté. Un moment passa avant que la porte ne s’entrouvrit à nouveau. Eugène avait les yeux mi-clos mais il distingua nettement le visage et les cheveux d’Amélie en contre-jour de la lumière du couloir. Alors il soupira. Il devina qu’il avait gagné le droit de rester encore un peu. Il ferma les yeux et s’endormit tout à fait. 

 

Avec les jours suivants vinrent de nouvelles promesses. Eugène qui était bien soigné se remit doucement de sa fatigue et de ses privations. Amélie passait ses journées à s’occuper de lui. Elle l’aidait à descendre au jardin pour lui faire prendre le soleil sous une couverture, lui préparait des bons petits plats pour le nourrir, lui apportait des livres pour qu’il ne s’ennuie pas et ne savait pas quoi inventer pour le distraire. Ils jouaient parfois aux cartes ou à toutes sortes de jeux de société. Ou bien Eugène lisait tout haut pendant qu’elle cousait. Les jours passaient à grande vitesse et la convalescence d’Eugène était bien avancée.

 

Le médecin rentrait plus tôt le soir désormais. Il voulait être certain que tout se passait bien et il trouvait que sa maison avait retrouvé une atmosphère familiale. Il était même fréquent que de bonnes odeurs de gâteaux ou de brioches envahissent la cuisine quand il arrivait. Lorsqu’Eugène eut repris suffisamment de forces, il proposa de faire des travaux dans la maison pour remercier ses hôtes. Il pouvait couper du bois pour l’hiver, effectuer des réparations, s’occuper du cheval. Le médecin comprit qu’Eugène avait besoin de compenser toutes les bontés qu’il recevait et autorisa le jeune-homme à remplir quelques tâches, mais en prenant bien soin de ne pas s’épuiser car il était encore faible. A travers ses questions fréquentes et pertinentes, il se rendit rapidement compte qu’Eugène était intéressé par son métier. Il commença à lui enseigner quelques pratiques. Amélie qui les connaissait aussi était ravie d’aider le malade à apprendre. Les jours passaient paisiblement dans la maison. 

 

Eugène n’avait cependant pas oublié le regard de sa mère qui le hantait sans cesse, mais il s’était habitué à la bonté d’Amélie et de son père. Il leur avait avoué un soir de confidences autour du feu que sa famille l’avait chassé de la ferme et qu’il ne voulait jamais y retourner. Une fois totalement guéri, il lui faudrait trouver un métier et travailler pour gagner sa vie. Il descendrait en ville. Il ne pouvait pas rester éternellement à la charge du docteur.  Amélie s’était révoltée en entendant que la famille d’Eugène avait fait preuve d’une pareille méchanceté. Elle ne comprenait pas qu’on lui fit du mal alors qu’il était un homme si bon et si prévenant. Elle semblait bouleversée lorsqu’elle réalisa que le jeune-homme partirait un jour. Eugène était devenu indispensable à la vie quotidienne de la maison. Il cherchait sans cesse à se rendre utile et soulageait beaucoup le médecin. Il avait appris à préparer de nombreuses substances et médicaments que le père d’Amélie emportait dans ses tournées pour soigner les malades.

 

On commençait à jaser dans le village sur la présence de ce jeune-homme chez le médecin. Aussi celui-ci fut-il heureux de présenter Eugène comme son futur assistant. Le jeune-homme était intelligent et travailleur et ne se décourageait jamais. Il semblait attiré par la profession de docteur. Alors une idée fit son chemin dans l’esprit du médecin. Il proposa à Eugène de l’envoyer dans la vallée apprendre son métier à l’école de médecine. Eugène accepta mais exigea de rembourser tous les frais avancés une fois qu’il serait diplômé et qu’il exercerait. 

 

Le médecin mit son projet à exécution. Peu de temps après, Eugène, bien remis de ses faiblesses, prit le chemin de la ville où il s’inscrivit comme étudiant. Passionné par le sujet qu’il avait choisi malgré lui, Eugène progressait dans sa connaissance de la science médicale. Il avait décidé de faire de nombreux séjours à l’hôpital pour mettre en pratique les enseignements prodigués. Il y rencontra des soldats blessés qu’il soigna avec plus d’application que nécessaire. Quand il voyait ces pauvres compagnons abîmés par les combats, souffrants, déformés et inadaptés à la vie normale, il mesurait la chance infinie qu’il avait eu d'être sauvé par le père d’Amélie. Il avait tant à faire au quotidien qu’il avait oublié la ferme. 

 

Amélie et Eugène s’écrivaient des lettres plusieurs fois par semaine. Eugène revenait régulièrement dans la grande maison pour quelques jours de repos. Il apportait pour le médecin des revues médicales, des comptes-rendus d’expériences, des ordonnances de médicaments, des descriptions de nouvelles techniques qui n’avaient pas encore fait leur apparition dans les montagnes. Le père d’Amélie était enthousiasmé par la présence de ce garçon qu’il aimait comme un fils. Pendant un court séjour d’Eugène, il suggéra à ce dernier qu’il pourrait l’accompagner lorsqu’il serait prêt à être médecin, et un jour prendre sa suite. Eugène comprit que celà signifiait qu’il pouvait demander la main d’Amélie. La célébration de ce mariage était bien évidemment une certitude qu’ils partageaient tous les trois en secret depuis longtemps.

 

Amélie et Eugène se marièrent dès qu’Eugène eut obtenu son diplôme. Il vint s’installer dans la maison et les habitants de la vallée furent ravis de la présence de deux docteurs au lieu d’un seul.  Le médecin et son gendre parcouraient tous les deux les sentiers de montagne pour aller soigner les habitants. La vie sociale s’était développée depuis la fin de la guerre, et la famille participait aux événements du village, du bourg dans la vallée et de la ville du bord du lac. Elle circulait sur les routes dans une voiture à cheval. Amélie fut bientôt enceinte et mit au monde un garçon. Ils l’appelèrent Louis, du nom du frère défunt d’Amélie et du père d’Eugène. 

 

Eugène avait oublié ses origines. Il ne pensait plus que rarement à sa mère et à sa belle-soeur. Avec le temps, il aurait presque pardonné leur cruauté envers lui. Il n’avait jamais revu ni la ferme ni son frère Théodore. Ces gens-là, si fiers et si pauvres, ne faisaient jamais appel au médecin. 

 

Pourtant un jour, Eugène reçut un message. Il devait se rendre à la maison de ses parents où un jeune enfant très malade avait besoin de soins. Son beau-père étant parti pour une autre vallée, Eugène prit son cheval et se dirigea vers la ferme, des années après son retour de la guerre. Il avait une boule dans la gorge mais il avait suffisamment confiance en lui pour ne rien laisser paraître. Il avait évité de parler de cette visite particulière à Amélie pour qu’elle ne s’inquiète pas.

 

Lorsqu’il parvint en haut de la rampe qui descendait vers l’entrée de la masure, il aperçut Joséphine debout sur le seuil. Elle ne le reconnut pas. Comment aurait-elle pu penser que le beau médecin qui venait s’occuper de son enfant mourant était le pauvre soldat qu’elle avait chassé de chez elle ? 

 

Elle fit passer le docteur devant elle et le guida vers la misérable paillasse. Eugène s’aperçut aussitôt que l’enfant agonisait et qu’aucun soin ne pourrait le sauver. Il lui administra des calmants contre la douleur pour adoucir ses dernières heures. 

 

Sa belle-soeur expliqua alors la malédiction qui s’était abattue sur la famille. Son époux Théodore était mort deux ans auparavant. Il s’était blessé en fauchant les champs et la blessure s’était infectée. C’était allé si vite qu’ils n’avaient pas eu le temps de faire appel au médecin. Puis les enfants qu’elle avait eu avec Théodore étaient morts les uns après les autres, de maladies. Celui-là était le dernier. Eugène écoutait avec horreur la cruauté dont témoignait cette femme. Il voyait que l’enfant était mal nourri, couvert d'ecchymoses, qu’il manquait d’hygiène et devait avoir travaillé à la ferme comme un homme. Il était complètement épuisé et respirait avec peine.

 

Il sentit derrière lui un souffle rauque et se retourna. C’était la mère. Elle le reconnut aussitôt et le scruta d’un regard dur. Eugène resta avec les deux femmes jusqu’à ce que le petit expire. Il comprit que les deux femmes se haïssaient mais qu’elles étaient obligées de se supporter et de vivre ensemble dans la ferme. C'était la seule demeure qui leur restait.

 

Rien n’avait changé dans la pièce, mais il n’entendait pas dans l’étable les bruits des bêtes. Il en déduisit qu’il n’y en avait plus. Il ne savait pas de quoi ces deux femmes vivaient. Quand l’enfant mourut, il signa le certificat de décès et Joséphine fit glisser le drap sur le visage exsangue du petit. 

 

– Nous n’avons pas de quoi vous payer, dit-elle. Vous pouvez partir, nous nous occuperons de l’enterrer.

 

Eugène prit son gros sac de médecin et quitta la maison. Son cheval paissait l’herbe pauvre de la cour. Il grimpa sur sa monture et s’en fut, remontant la pente de la rampe vers le chemin. Au premier tournant se tenait sa mère, raide et vêtue de noir. Elle tenait dans ses bras un petit corps immobile.

 

– Sauve-la celle-là, dit-elle. Joséphine ne la regarde même pas. Elle ne voulait pas de filles.

 

Elle tendit l’enfant vers Eugène qui l’attrapa et la posa devant lui sur le cheval.

 

– Tu as un petit-fils, fit-il. Il s’appelle Louis, comme le père. Celle-ci sera sa soeur, je te le promets. 

 

La vieille femme lui tourna le dos et reprit le chemin de la ferme. Eugène la regarda un instant et mit son cheval au pas. Il s’aperçut que sa mère ne lui avait même pas donné le nom de la petite fille.

 

Lorsqu’il arriva chez lui, Amélie se précipita pour lui souhaiter la bienvenue. Eugène lui raconta tout. Amélie n’avait jamais oublié que son époux venait d’un village de montagne et que sa famille l’avait rejeté après la guerre. Lorsqu’elle vit la petite fille amaigrie et malade, elle la prit dans ses bras et l’emmena vers la maison.

 

– Nous l'appellerons Ancolie, dit-elle. N’est-ce pas un joli prénom pour une fleur de montagne ?  

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