Palais Lycoris, Lune Sandra aux abords de Terre 33, 3125 ap.G.-T.
Len Clark entra dans la salle d’audience avec prudence. Il se savait un des hommes les plus dangereux de l’Empire mais pas plus que la masse sombre avachie qui lui faisait face. L’immense trône en marbre blanc dominait la pièce tel un écrin pour la crasse. Une jambe par-dessus l’accoudoir fuselé et le menton rugueux d’une barbe de deux jours appuyé contre son poing, le Duc Lycoris leva un regard hagard vers le cavalier stellaire. Len vit immédiatement qu’il était ivre.
Clark posa un genou à terre, sa cape blanche glissa doucement sur son dos musclé. A les voir tous les deux ainsi on aurait pu croire qu’un loup prêtait allégeance à une brebis. Le décor ne s’y prêtait pourtant pas. Deux enfilades de colonnes jalonnaient la longueur de la salle d’audience. Un serviteur posté entre chacune d’elle observait silencieusement la scène. Au-dessus d’eux se trouvait la célèbre peinture écarlate de Jean de Vis offert aux Lycoris lors de la vengeance du troisième Duc envers la famille Arcadienne. On y voyait Arius Lycoris poser un pied triomphant sur son ennemi en train d’agoniser sur le sol terreux, alors que les armées lycoriennes décimaient une nature déchue. De nos jours, un tel écocide pouvait valoir la prison, peut-être la principale raison pour laquelle cette image se trouvait dans une résidence annexe sur une lune oubliée loin de la Terre mère.
Le Duc siffla méchamment aux serviteurs :
- Laissez-nous et verrouillez les portes hermétiques.
- Monrouage, je..
Un geste agacé du Duc réduisit le chevalier au silence.
- LiA ! Apporte-moi un verre de Petrus !
Un verre en cristal se matérialisa dans la main du Duc. Il n’offra rien à son hôte. Clark l’observa silencieusement s’enivrer d’un vin qu’il croyait disparut. Un véritable gâchis dans les papilles de ce tyran. Presque goguenard, le Duc articula pourtant parfaitement lorsqu’il prit la parole.
- Bien. Monsieur Clark que me vaut le plaisir ?
Len répondit brièvement comme on s’il s’adressait à un général.
- Nous n’avons pas retrouvé le prince. Nous avons de fortes raisons de croire qu’il a scellé un pacte avec une Lame.
- Monsieur Clark vous m’aviez assuré que le garçon constituerait une arme de choix pour ma famille et qu’elle mettrait les Lycoris sur un pied d’égalité avec l’empereur. C’est pourquoi j’ai fait une donation considérable à votre ordre et épargné la vie de cet avorton. Et maintenant vous me dites qu’il est dans la nature ?
Un ange passa. Len Clark devait être un des rares hommes dans l’univers connu à ne pas craindre le Duc Lycoris. Néanmoins, laisser cet homme penser qu’il n’avait aucun pouvoir sur lui aurait été trop dangereux pour l’Ordre. Il baissa les yeux et répliqua faussement soumit :
- Tout ce que nous savons c’est qu’il se sont dirigés vers le Nord. Ils avancent très vites.
- Foutaises, mon fils ne saurait même pas enfiler un fil dans une aiguille !
- Sa Lame semble être un allié de choix Monsieur. Elle ne laisse aucune trace et ils n’ont fait aucune rencontre sur les réseaux pistés pour l’instant. Nos moyens Techniques sont vains ici. Le Cristax solide empêche toutes communications.
L’araignée rouge avala goulument une gorgée de la relique liquide qu’il tenait en main et sourit sournoisement. Ses lèvres découvrirent des gencives rouge sang comme s’il venait de se repaitre de la chair de quelques-uns de ses gens :
- Au XXXIIème siècle après notre Grande Technique vous voulez me faire croire que deux gamins échappent encore à un télescope spatial de la taille d’une planète !
- Monrouage, la lame n’est pas n’importe qui. Il s’agit d’une éminence sur Terre 33. Si l’on en croit la culture indigène, elle est une Elue du Cristax.
Clark laissa ses paroles décanter un instant dans l’esprit du Duc. Toutes les personnes d’influence à Elabora avaient entendu parler au moins une fois des Elus du Cristax. Ils constituaient la plus grande réserve de Lames de l’univers. Terre 33 était la seule planète à accueillir le Cristax dans son état naturel et à choisir des individus locaux pour transmettre son énergie. En cela ils n’étaient plus vraiment humains. Cette Terre façonnait leurs sens différemment. Voilà pourquoi il était si difficile de se mesurer à une Lame natale de cet endroit qui plus est, évoluant dans son environnement naturel. Le Cristax présent à l’état rocheux sur la planète protégeait jalousement ses Elus.
Charlotte Kingsley était une légende sur Terre 33. Elle était connue pour être la seule à avoir développé cette affinité avec le Cristax au cours du temps. Elle n’était pas née comme ça, mais le Duc n’avait pas besoin de la savoir.
Lycoris émit un claquement de langue agacé. Il se redressa légèrement et en profita pour renverser quelques gouttes du vin inestimable sur ses magnifiques habits de soie rouge et or. Le chevalier réalisa soudain que la seule parure de cet homme était sa grossièreté.
- Donc quel est votre plan pour rattraper mon arme ? Mon fils je veux dire. Vous savez qu’il est indispensable à mon plan. Je veux que l’empereur comprenne que celui qui contrôle le Cristax contrôle l’univers, pas un petit pantin dégénéré dont les seules ambitions sont héréditaires.
Len réprima le frisson glacé qui courut le long de son échine. Cet homme parlait de son empereur avec tant de mépris. En ce moment précis, le cavalier regrettait ses pouvoirs de Contractant, sans eux, il se sentait nu. La lumière artificielle des immenses vitraux latéraux diffusait un simulacre de couché de soleil. Les ombres filiformes des colonnes prenaient peu à peu des allures de barreaux de prison. Clark sentait le contact glacé du carrelage rosé sur ses genoux, le Duc ne lui avait pas permis de se redresser.
- Le chevalier Rouge Karnik est à leur recherche. En ce moment même nous sommes en train de constituer une équipe de traqueurs cristasiens afin de les retrouver. Le Cristax laisse des traces Monsieur. Dès qu’ils se serviront de leur magie nous saurons où les trouver.
- Parfait, j’aime ce Rouge il m’inspire une grande confiance. Une main de fer dans un gant de velours.
Len Clark n’en douta pas une seule seconde. Rouge était au moins aussi corrompu que l’araignée. Moins intelligent certes mais trois fois plus cruel, ces deux -là étaient fait pour s’entendre.
- Une fois récupérés nous pourrons les conduire à l’Ordre pour qu’ils soient élevés dans la Voie selon vos ordres.
- La Lame aussi ?
- Nous ne pouvons plus les séparer. Leur rencontre résulte de la volonté du Cristax, c’est une union indéfectible scellée par un pacte volontaire.
- Nous pourrions la tuer.
Clark se redressa dans un geste instinctif. La cicatrice lunaire sur la partie gauche de son visage brilla. Il fronça ses lourds sourcils et assena :
- Nous pourrions, mais ce serait une erreur d’une grande bêtise. Les indigènes vénèrent la petite au moins autant que la Caster Alia. Vous entreriez en guerre avec le peuple de Terre 33, l’Ordre et l’Éminence impériale. Monsieur, la seule chose que vous gagneriez c’est un Contractant qui vous est acquis mais affaibli et qui ne pourra plus jamais atteindre la totalité de son potentiel magique. Ce serait comme troquer un pistolet pour un bâton de bois.
- Il ne m’est pas acquis.
- Monrouage ?
- Cette raclure qui me sert d’héritier n’éprouve absolument aucun sentiment d’allégeance pour sa maison. Il a été conçu pour devenir ma chose, trop de puissance pourrait lui monter à la tête. Et la gamine comment est-elle ? Docile ?
Len baissa la tête en une légère révérence afin de dissimuler l’amusement certain naissant sur ses lèvres. Ça non, Charlotte Kingsley était tout sauf une jeune fille docile. Mais au moins elle n’était pas habitée par une colère sourde comme le garçon. Len décida de dire la vérité.
- Elle fera ce qu’il faut pour survivre.
- Très bien. Grande Technique ! Qu’il est bon de sentir un plan prendre forme. Même ce vin ne m’apporte pas autant de jouissance que mon esprit.
Len réitéra sa brève révérence et fit volte-face. Il allait atteindre les portes blanchâtres bordant la salle d’audience quand la voix du Duc tonna dans l’immensité du vide qu’il avait exigé au début de leur entretien :
- N’oubliez pas, mon cher Len, que votre trahison envers l’Eminence impériale ne vous autorise aucun échec. Retrouvez mon fils ou je me ferais personnellement un plaisir de torturer vos enfants cristasiens en leur retirant leurs atomes un par un.
Clark s’arrêta net. Cette torture existait, la lignée des Lycoris portait la terreur dans son sang. Le cinquième Duc l’avait mise au point pour punir l’une de ses maîtresses. Les rumeurs disaient qu’il n’existait pas plus grande douleur. On se faisait dévorer par petit bout puis mélanger comme un potage. La version finale n’était jamais la même que l’originale. La mâchoire serrée il parvint difficilement à articuler entre ses dents :
- Bien Monrouage.
Le Duc Rouge partit d’un rire hystérique. Len s’éloigna, tentant de se rappeler les raisons qui le forçait encore à comploter avec ces aristocrates dégénérés.