Terres Vides, Europe du Nord, Terre 33, XIXème siècle
Lake et Charlotte s’étaient installées autour de la veilleuse à portée limitée. La lampe produisait autant de chaleur qu’un feu de bois tout en permettant de tenir à distance les ténèbres environnantes.
Lake attendit que la jeune fille au teint pâle termine son repas. Il l’observa manger, interdit. Dans le silence froid de la nuit, sa silhouette anguleuse semblait ondoyer auprès des ombres frémissantes que les herbes hautes de la prairie formaient.
Il se rappela soudain un adage de son grand-père « les formes pures naissent parfois des angles ». En regardant cette habitante de la 33ème Terre conquise par la race humaine, Lake comprenait enfin ce que le vieil homme voulait dire. Dans ses rugosités, Charlotte Kingsley existait en parfaite harmonie avec ce monde rond et plat. Elle était pareille à ces rochers hérissés qui parsemaient la plaine. Un angle incongru nécessaire au paysage pour lui donner forme.
Il se demanda si elle penserait la même chose de lui en le voyant dans son monde de dorures côtelés et d’hérédités fastes.
- Probablement.
Il releva son menton aristocratique.
- J’oubliais que tu pouvais lire dans mon esprit chère Charlotte.
En guise de réponse elle lui offrit un sourire contrit. S’emparant de la gourde elle lui tendit l’eau fraîche qu’il déclina poliment d’un geste de la main. Elle haussa les épaules, bu avidement puis croisa les jambes en tailleurs. Posant son regard sauvage sur lui, elle demanda :
- Petit Duc, posez vos questions. Je vous dois des réponses je crois.
Lake avait attendu ce moment très longtemps. Peut-être avant même qu’ils n’atterrissent, lui et l’équipage Lycoris, sur ce nouveau monde.
- Qui es-tu ?
Charlotte s’affaissa légèrement. Le cerveau de Lake enregistra la tension de son visage. Deux tâches d’encre sous ses yeux trahissaient les épreuves récentes. Il l’avait tellement mal jugé. Sous ses airs de princesse autoritaire se cachait une fragilité qu’il n’avait pas vu. Elle lui avait sauvé la vie et maintenant elle semblait le payer de la sienne. Il ne devait pas l’oublier.
Pourtant Lake ne pouvait pas ignorer les manières hautaines de Charlotte. La déférence de Madame Suzanne pour la jeune fille non plus. Et enfin ce message « les enfants de la prophétie ». Lake avait maintenant la certitude que Charlotte Kingsley n’était pas n’importe qui et qu’elle lui cachait des choses.
Elle prit une grande inspiration comme pour chasser les doutes coincés au fond de ses poumons.
- Je suis la lumière de l’ombre. La première graine. La fille du Cristax. Je suis celle censée apporter paix et prospérité à mon peuple. Ici, tout est lié au Cristax. A notre naissance nous sommes choisis ou délaissé par l'enchanteur puis nous suivons des chemins différents. Ceux qui sont à même de faire parler le Cristax sont formés et amenés à devenir des dirigeants, des officiers, enfin tout ce que notre société compte de meilleur. Pour les autres, le chemin est plus long, plus sinueux. Nous sommes triés selon nos aptitudes par le Finistère, le ministère de toutes les fins, pour subvenir aux besoins de cette première couche de la société.
Lake observait attentivement. Elle ne répondait pas immédiatement à sa question comme elle en avait l’habitude. L’histoire d’un peuple si similaire au sien se déroulait devant ses yeux. Une lutte des classes s’opérait en coulisses selon les règles d’un alliage pierreux élevé au rand de divinité. Un alliage dont sa famille avait percé le secret et à qui le monopole commercial appartenait. Le fait même que l’Eminence Impériale ait caché la présence du Cristax à l’état naturel sur cette planète constituait un acte de guerre.
Les Lycoris avaient toujours maîtrisé l’énergie du monde civilisé. Si l’Eminence y avait également accès, les cartes du pouvoir stellaire en seraient à jamais redistribuées. Mais alors pourquoi avoir nommé son père Rouage des Temps ici ? Pourquoi servir cette information sur un plateau d’argent aux individus les plus susceptibles de l’utiliser contre lui ? Quelque chose lui échappait.
Charlotte reprit son récit, le regard perdu dans la lumière tremblotante de la lampe :
- J’aurais dû suivre une formation de pilote et intégrer les forces aériennes de l’Alliance. Mais le jour de mon affectation j’ai été choisi par le Cristax. Ca n’était jamais arrivé et selon les écrits sacrés, cela n’arrivera plus jamais. Je n’ai pas connu mes parents mais tous les enfants de l’orphelinat sont testés à leur arrivée. Je n’ai jamais été choisi par le Cristax avant l’âge de raison.
Lake n’osait pas parler. Il n’avait jamais entendu Charlotte prononcer autant de mots. Alors elle n’aurait jamais dû être liée au Cristax ? Quelle étrange histoire… Chez lui, le Cristax ne choisissait personne. L’argent permettait aux plus fortunés de l’utiliser pour allonger leur espérance de vie, soigner, créer des armées. Lake avait toujours pensé que les Humains utilisaient l’alliage, pas l’inverse. Ici, le Cristax apparaissait doté d’une volonté propre réduisant une civilisation entière à l’expression d’un choix décisif à leur naissance.
Lake n’était pas dupe. Il comprenait les implications politiques de la découverte d’une ressource comme le Cristax. Réagissant uniquement à une tranche de la population, il en découlait soit la suprématie soit la marginalisation. Sur Terre 33, des petits malins avaient mis à profit l’instrumentalisation du Cristax pour le sacraliser. Lake ne doutait pas que des agents infiltrés de l’Eminence Impériale étaient derrière cette manoeuvre. Les précédents Rouages du Temps avaient exécuté leur mission à la perfection, laissant le futur de la planète dans une dépendance maladive de la pierre. Seulement, l’Empereur ne possédait pas le monopole du Cristax, les Lycoris oui. Qu’espérait l’Empereur Aristomel III ? Annexer la planète pour s’approprier les ressources cristasiennes ? C’était trop risqué. L’Ordre des Initiateurs ne se rangeraient jamais du côté de l’Empereur. Lake ne comprenait pas. Tout ceci profitait uniquement à son père et il ne pouvait pas être au courant d’une telle manoeuvre.
La quatrième lune de Terre 33 venait de faire son apparition dans le ciel. Alignées ainsi, les quatre astres donnaient à la scène des allures prophétiques qui ne plaisaient pas à Lake. L’air se chargea d’humidité et Lake transféra instinctivement son surplus de fatigue à Lumen. Un bref instand, il crut voir les cernes s’accentuer sous ses yeux d’acier. Elle encaissa, resserrant légèrement ses mâchoires. Malgré elle, la douleur teinta sa voix d’amertume.
- Une fois choisie, notre présidente Aria Carilus m’a amenée loin de mon avenir de pilote. Du jour au lendemain j’ai été anoblie. Je n’étais plus une simple roturière, j’avais acquis le titre de Princesse de la Congrégation des Etats. Je ne m’appartenais plus. On m’a entrainée à parler comme toi, à bouger comme toi, à mentir comme toi.
- D'où ton dégoût de l’aristocratie.
Lake parla avec toute la sagesse dont il était capable. Il voulait que cette fille le respecte, c’était vital. Pourquoi ? Et bien il éviterait de se poser cette question aussi longtemps qu’il le pourrait. Elle répliqua vivement, ce que Lake avait maintenant comprit, était toujours chez elle le signe d’une grande honnêteté.
- Non tu te trompes Petit Duc, je ne dédaigne pas l’Aristocratie, je… je ne comprends pas cette résignation de s’enfermer dans un destin. Les chemins de la vie sont multiples et changeants, je trouve que perdre le contrôle de sa vie pour régner c’est trop cher payer. Pour moi, le véritable pouvoir c’est vivre libre.
Lake soupesa cette notion et ce qu’elle impliquait. Les rouages magistraux de son cerveau orchestré par le Cristax lui confirmèrent ce que son instinct lui dévoilait à demi. Cette pensée était dangereuse pour l’Empire stellaire tel qu’il avait été conçu. Pour ces gens, la liberté valait plus que le pouvoir. Quelle idée saugrenue et terrible. Lake n’était même pas certain que dans son monde cette réflexion ne puisse pas être taxée de trahison. Il ne souleva pas le sujet avec Charlotte.
Il se contenta d’écouter ce qu’elle avait à dire. Mais elle ne dit plus rien et il s’en voulu d’avoir interrompu son récit. Ils restèrent un moment perdus dans leurs pensées et Lake sentit que le mur qui les séparaient déjà, s’agrandissait. Il abandonna son maintien et s’allongea sur l’herbe humide. Son regard se perdit dans les cieux ornés de quatre boules jaunâtres. L’héritier Lycoris se sentit soudainement minuscule face à cette immensité. Avec uniquement ses deux yeux face aux quatre globes lunaires, il se sentait mal armé pour affronter ce nouveau monde. Il osa une question plus pratique :
- Cette prophétie dont parlait le message, qu'est-ce que c'est ? Ca nous concerne je crois. Et ces grottes où tu nous emènes ?
Il ne pouvait plus voir Charlotte. Mais cela ne changeait rien. Il avait déjà perdu la vue depuis un moment et la fille était partout. Lake pouvait sentir un changement de rythme dans sa respiration ou même une augmentation de pression sanguine dans son corps. Ils étaient liés dans une symbiose étrange dont il n’était pas certain de vouloir. Elle était à sa merci, il le sentait. Mais il ne lui ferait rien. Parce qu'elle était en train de devenir une partie vivante de son propre organisme. Sa main, sa Lame. Il se demandait même comment il avait pu vivre sans avant.
Soudain, l’herbe frémit non loin de lui, elle venait de s’allonger. Il pouvait ressentir la fatigue parcourir les muscles de la jeune fille. Ses battements de coeur ne s’altérèrent pas, comme un marteau frappant inlassablement la même enclume. La rosée se déposait lentement sur les brins d’herbe et Lake sentit l’odeur de la terre humide envahir ses narines. Près de lui, elle serra les poils verts de la plaine dans ses mains comme pour à se raccrocher à la réalité.
- Je ne peux pas raconter les mots sacrés de la prophétie, seuls les Conteurs de la Légende le peuvent. Nous en rencontrerons peut-être un à Septria. Il s’agit d’un endroit à l’écart du monde, habité par une communauté de moines. On dit qu’ils y gardent les secrets de notre terre depuis des millénaires. L’Ordre les révère mais c’est un groupe très secret, jaloux de son savoir sur la marche du temps. Le fait de connaître leur existence est rare, qu'ils nous accueillent dans leur sanctuaire relève du miracle. Nous sommes poursuivis par les hommes de ton père et l'Ordre, c'est notre seule option viable.
Lake ne pouvait que lui faire confiance. Il ne connaissait pas ce monde ni ses habitants. Et savoir mesurer la température de l’air ou pouvoir attraper une mouche en plein vol ne l’aidait pas vraiment. Les moines de l’ancien temps - d’avant la Grande Technique - étaient des individus pacifiques et lettrés. Avec un peu de chance ils ne craignaient rien.
- Je vais dormir maintenant, nous ne sommes plus qu’à une demi-journée de marche du Temple Septria. A demain.
Le jeune Héritier ne lui répondit pas. Il la sentit glisser paisiblement dans les bras de Morphée tandis qu’une voix suave lui susurrait :
« …pas Charlotte Kingsley…pas Charlotte Kingsley…Elle n’est pas Charlotte Kingsley »