Terres Vides, Europe du Nord, Terre 33, XIXème siècle.
Ils avaient atteint les terres vides sans que Lake ne s’en aperçoive vraiment. Une fois le lien indéfectible établi leurs poursuivants semblait s’être volatilisés. Le Cristax possédait le pouvoir troublant de les rendre invisible à la technologie humaine.
Les terres vides portaient bien leur nom. Ils arpentaient un chemin de terre au milieu de ce que Lake identifiait comme étant une steppe. Une mer d’herbes hautes à perte de vue ressemblant à des nuages filandreux de crasse verte. Ou était les palais de verre d’Elabora ? Loin, très loin. Alors qu’il observait le dos cahotant de sa Lame, Lake se sentit submergé par un sentiment de vide absolu. A l’image de cette prairie, il se sentait comme une plaie ouverte ballotée par les vents des terres vides.
Parfois, des rocs hirsutes se dressait comme des furoncles agonisants au milieux du paysage. Lake avait pris l’habitude de les caresser d’une main distraite lorsque lui et Charlotte les longeait. Il aimait sentir le contact froid de la roche sur sa main. Cette sensation lui suffisait pour continuer à marcher. Il se rappelait soudain où il était et pourquoi. Il avait fait un choix. Celui de renier un père et un héritage qu’il ne reconnaissait plus pour découvrir qui il était. Il ne voyait qu’une seule solution : avancer encore et toujours.
Du reste, il aurait pu plus mal tomber. Sa compère était dotée d’un instinct de survie que l’on ne trouvait plus sur Terre. Enfin sur sa Terre originelle à lui. Il commençait à se douter que sur les autres colonies de nombreux habitants devaient faire preuve des mêmes talents. Ils voyageaient léger. Deux couvertures, quelques biscuits au beurre, une boussole et des outres d’eau. Charlotte utilisait du polyglu pour purifier l’eau lorsqu’ils croisaient un ruisseau et chassait leur nourriture elle-même. Lake avait proposé de faire l’impasse sur la viande pour qu’ils puissent avancer plus vite, ce qu’elle avait immédiatement refusé. Sans protéine – qu’elle salait systématiquement avec un petit sachet qu’elle conservait dans sa poche – elle n’avancerai pas. La jeune fille s’absentait et revenait peu avant l’aube avec des rongeurs et oiseaux endémiques. Lake avait ainsi goûté pour la première fois, de la marmotte, des souris nommées souslik, du lièvre, de l’étourneau et de l’outarde. Comment Charlotte chassait-elle et avec quoi ? Il n’en avait pas la moindre idée. Ils ne possédaient aucune arme.
Elle excellait maintenant à se dissimuler. Depuis le pacte, elle semblait maitriser des facultés qui dépassait complétement Lake. Elle ne l’impliquait plus systématiquement dans ses émotions et ses débordements d’énergies. Son calme, contrastant si fortement avec son comportement dans la maison de Madame Suzanne, inquiétait Lake. Il se doutait que le pacte qu’ils avaient passé y était lié mais il ne comprenait pas comment et il n’était pas certain de vouloir le savoir.
Une bourrasque s’engouffra soudain dans sa parka thermique. Charlotte frissonna à sa place mais ne broncha pas. Il s’empressa de resserrer le cordon qui maintenait le vêtement contre son corps. Toutes les sensations désagréables de la vie de Lake était dorénavant ressentit par sa Lame. Lake n’avait pas connu la soif, la faim, le froid ou même la fatigue depuis deux semaines. Il observait simplement ces sentiments se faire aspirer par la jeune fille. Elle endurait. Elle n’y faisait jamais mention. Lake avait compris cette situation par lui-même. Il gardait les moments heureux et recyclait le reste à son réceptacle. Le Cristax fonctionnait de façon mesquine. Tout, dans cette étrange photosynthèse tordue favorisait le Contractant, petit roi dans cet échange inéquitable. Le réceptacle devait tout faire pour garder son contractant heureux s’il souhaitait lui-même pouvoir l’être.
Charlotte ne s’en plaignait pas. En fait, pour être plus précis, elle ne communiquait presque pas. Sauvegardait-elle ses forces ? Le haïssait-elle en silence ? Si c’était le cas, c’était bien dommage car cette déception qu’elle forgeait en Lake ne blessait qu’elle par le tour pervers du Cristax. Lake avait du mal à comprendre comment la civilisation de Charlotte avait pu se construire sur une adoration du dit métal. Conférer une entité divine à un alliage qui créait des conditions de vie aussi injustes semblait bien cruel. Lake eut une image furtive de lui enfant assis sur les genoux de son grand-père. Ils lisaient ensemble une histoire de magicien. Le jeune prince ne devait pas avoir plus de huit ans. Il se souvenait avec chaleur comment le concept de pouvoirs surnaturels l’avait séduit. Maintenant, il n’était plus si certain d’avoir envie d’être le protagoniste d’une histoire de magiciens. La responsabilité qui pesait sur lui n’était pas suffisante pour justifier des dons qui le plaçait à la marge des autres.
Le glatissement strident d’un faucon retentit dans la plaine. Charlotte s’arrêta soudain et demanda à Lake de façon très directe :
- Tu peux localiser le faucon pour moi ?
Lake ajusta sa nouvelle vision et repéra sans mal l’oiseau venant de la direction dans laquelle ils se rendaient. Il lui répondit avec assurance :
- Faucon sacre, male volant à cent-vingt kilomètres-heures, cinquante centimètres, sept-cent trente grammes, brun et blanc, portant un message à la patte gauche.
- Quelle couleur le message ?
- Jaune.
Charlotte arracha sans ménagement un drôle de végétal en forme de crayon troué. Elle le porta à ses lèvres et siffla doucement. Une mélodie étrange en sorti, un sifflet joyeux contrastant avec l’humeur maussade de la plaine.
Le faucon fondit sur Charlotte à la vitesse hallucinante de trois-cents – douze kilomètres-heures. Comment une telle vitesse pouvait-elle émerger d’un être fait de chair ? Cette réflexion soutira un rictus à Charlotte qui leva majestueusement son avant-bras à la rencontre de l’oiseau. Lake crut qu’il s’écraserait à cette vitesse mais usant le vent, la bête blanche tachetée de brun se posa délicatement sur le perchoir offert par le gant en cuir de Charlotte. Lake vit Charlotte sourire pour la première fois depuis quinze jours. Elle gratta la bête sous le bec et s’empara du message doré. A la surprise de Lake, elle le lui tendit.
- Qu’est-ce que ça dit ?
Lake brisa rapidement un sceau noir pendant que Charlotte donnait des morceaux de viande séchée à l’animal. Lake analysa tout avant de communiquer le message à sa Lame : la calligraphie, la taille, le type de papier et d’encre. Surement parce que son cerveau maintenant habitué à tout comprendre très vite se sentait frustrait de ne pas pouvoir extirper du sens de ces lettres inconnues.
- Je ne comprends pas cette langue.
Charlotte ne leva même pas les yeux au ciel.
- Tends ton bras.
Comprenant immédiatement ce qu’elle avait en tête, il recula.
- Non, non, je ne porterai pas l’oiseau.
- Pourquoi ?
- Je ne le sens pas.
La jeune fille le dévisagea avec incrédulité puis émit un rire cristallin.
- Sérieusement ?
- Sérieusement.
- Je dois leur répondre, je ne peux pas encore le relâcher. Tu me prêterais ton corps ?
Lake s’étrangla à moitié :
- Quoi ?!?
- Il faudra que je te trouve un précepteur tu ne connais vraiment rien au Cristax.
Il la coupa :
- Tu n’as qu’à m’apprendre.
- Non je ne crois pas, ce n’est pas mon rôle. Je pourrai faire ça mal.
- Pourquoi ?
- C’est compliqué, tu demanderas à ton précepteur. Pour le corps il s’agit d’un échange spatial standard mais tu te déplaces sur une courte portée et dans le corps de ta lame.
- Je ne comprends rien de ce que tu dis.
- Je vais dans ton corps et toi dans le mien. Dans mon corps tu ne craindras pas l’oiseau, j’ai grandi avec des animaux depuis toute petite mon corps est habitué.
Lake mit bien une demie seconde à enregistrer l’information. Il répondit d’un ton sans appel :
- Non ça c’est clair que non.
- Ok alors mets ta main sur mon épaule on va essayer autre chose.
Il s’approcha de Charlotte pour poser sa main sur son épaule. Le faucon sacre émit un cri strident.
- Ola tout va bien c’est un ami tu vois.
Lake croisa le regard meurtrier de l’oiseau tandis que Charlotte lui lissait nonchalamment les plumes. Un frisson parcouru son échine au contact de sa lame. La jeune fille ne réagit pas. Elle se mit à fredonner doucement tandis que sous la paume de Lake une lueur jaunâtre naissait. Son esprit s’éloigna lentement du chant de Charlotte pour se retrouver dans la lumière du Cristax. Il se sentit vaciller légèrement puis sa main se crispa sur le vêtement de Charlotte. L’oiseau cria encore plus fort.
- Maintenant lis la lettre Petit Duc.
Lake inspecta à nouveau le morceau de parchemin qu’il tenait encore dans son autre main. Les symboles jusqu’alors inconnus prirent soudain sens sous ses yeux ébahis.
- « Sous les étoiles du nord vous avez conduit votre périple et celles-ci accueilleront les enfants de la prophétie ».
- Maintenant fait une entaille d’un centimètre et demi dans le coin supérieur droit du parchemin et rend le moi.
Lake s’exécuta. Charlotte noua à nouveau le parchemin autour de la patte du faucon et lui parla dans une langue que Lake ne comprenait pas. L’oiseau bâtit pompeusement des ailes et pris appui sur le bras de la jeune fille pour se propulser à nouveau dans les courants d’air.
Charlotte se retourna vers Lake visiblement satisfaite de la tournure que prenaient les événements.
- Quelle prophétie Charlotte ? Ça fait des jours qu’on marche ensemble et tu ne me dis rien.
Elle sursauta :
- Tu veux savoir ?
- Ce qui m’arrive et ce que je fais ici avec toi au milieu d’une plaine déserte oui je crois que oui !
Il arrivait rarement à Lake de perdre son sang froid mais il se sentait épuisé par toutes ces choses qu’il ne comprenait pas. Les trois larmes que Lake aurait dû verser coulèrent sur les joues de Charlotte rosies par le froid. Elle porta la main à ces larmes et un intense sentiment de compassion naquit sur son visage.
- Je suis désolée je n’avais pas compris.
Il la crut. Ils venaient de deux planètes différentes littéralement. Elle ne savait peut-être pas comment interpréter ses sentiments à lui. Et apparemment il n’était même pas un être humain et elle encore autre chose. Lui montrait-elle de la compassion pour ne pas avoir à souffrir de ses sentiments à lui ? Cela faisait trop de nouvelles informations. Trop de secrets, de tromperies et de sentiments pour que Lake puisse tenir encore une seconde de plus dans cet étau que devenait son propre corps. Un flot de larmes coulait maintenant sur le visage de la jeune fille et Lake s’aperçut qu’elle saignait abondement du nez.
- Ton nez…tu…
Elle agrippa la main qu’il tendait vers son nez et plaqua son corps contre le sien. Elle l’enlaça en sanglotant :
- Je suis tellement désolée, tellement désolée…
Lake lui rendit son étreinte, s’accrochant à elle comme si le monde s’effondrait et qu’elle en constituait le dernier pilier. Les semaines de crispation disparurent instantanément et ils se détendirent. Lake sentait sur lui les sanglots de la jeune fille. Tout ce qu’il souhaitait sur cette terre et les autres c’était qu’elle se sente bien.
Elle se détacha lentement de lui avec un sourire.
- Nous atteindrons la Grotte Septria demain. Des alliés nous y attendent. Pour le moment cherchons un endroit où dormir. Je vais répondre à tes questions.