L’homme en noir, Tulsa, au bar du Blacksnake
31 mai 1921
* * * 37 * * *
Des armes bleues comme la terre,
Dès qu’il faut se garder au chaud au fond de l’âme,
Dans les yeux, dans le cœur, dans les bras d’une femme,
Qu’on garde au fond de soi comme on garde un mystère.
Des armes
Léo Ferré
* * *
Je termine ma dernière tasse de café et j’ai le sentiment de sortir d’un songe, le regard hagard. Je reprends la parole avec une voix grave, posée.
– Ensuite, Johnny, j’ai continué à tuer.
Lors d’une tournée, nous nous sommes arrêtés dans une ville minière. Après le concert, dans un bar, je jouais aux cartes avec quelques gars du coin. Visiblement ces gars n’aimaient pas la musique et les musiciens et je sentais bien qu’ils voulaient en découdre. La tension à la table était intense. Évidemment j’avais bu et je perdais souvent. Régulièrement je me rendais aux toilettes pour y prendre quelques cachets d’amphétamine pour m’aider à tenir et à me concentrer. J’avoue que j’ai perdu le fil de la partie et tout se mélangeait dans ma tête. A force de perdre, j’ai soupçonné le gars en face de moi de tricher. Le ton est monté, nous sommes empoignés mais rapidement, les serveurs m’ont attrapé et m’ont mis dehors. Ensuite, je me souviens seulement que j’errais sans but dans cette ville triste écrasée par la nuit. Je me suis retrouvé face à trois type qui me bloquaient le passage. Je reconnu le joueur que j’avais accusé de tricher, les autres gars ne ma rappelaient rien. Je jeta un regard rapide autour de moi, mais il était tard, le rue mal éclairée et complètement vide, à part moi et ces trois types.
Sans dire un mot, la gars avec qui je m’étais battu sorti un flingue de sa veste. Ce n’est pas tant que je tenais à la vie, mais par reflexe, je me suis jeté sur le type et nous nous sommes roulés au sol. Ses deux complices essayaient de me ceinturer et de libérer mon agresseur.
Et puis, le coup est parti. Tout s’est figé. Les deux complices restaient immobile, essayant de comprendre ce qui venait de se passer. Je n’ai pas eu peur, je n’avais pas de douleur. Mais si je devais mourir sur ce trottoir, cette nuit, ce ne serait pas pire que de mourir dans mon lit. J’étais encore allongé sur mon agresseur et malgré la faible luminosité, je voyais le sang s’étaler sous son corps. Je l’ai regardé dans les yeux et j’ai vu la vie s’en échapper. Avant que toute vie ne disparaisse, il a eu le temps de me murmurer : « Avec les compliments du diable ! ».
J’ai été arrêté sur le champ et jugé le lendemain matin. A ce moment-là, je n’avais aucun remord. Je devais être encore soûl au moment du procès.
Et là, Johnny, je n’ai rien compris ! Ils m’ont libéré et m’ont demandé de quitter la ville.
Je n’ai pas payé !
Après avoir terminé mon histoire, la vieille horloge graisseuse au-dessus du bar, m’indique qu’il est déjà le milieu de l’après-midi. Je ne me rends pas compte du temps qui passe. La journée est déjà bien avancée et je n’ai pas encore bu une goutte d’alcool. Pourtant face à moi se trouvent, posées, bien alignées, toute une collection de magnifiques bouteilles, qui ne demandent qu’à être ouvertes et partagées. Peut-être qu’ici, dans ce monde, je n’ai pas emmené mon ombre, ma peine. Peut-être que dans ce monde, dans ce bar, je n’ai pas besoin de me noyer, je n’ai pas besoin de me perdre et de chercher la mort.
Peut-être est-ce cet endroit hors du temps qui absorbe mes tourments ? Peut-être est-ce Johnny, sans âge, qui attend quelque chose de moi ? Peut-être est-ce ce bar, qui attend quelque chose de moi.
Je me retourne et regarde la salle qui est toujours vide. Je suis toujours seul avec Johnny qui m’écoute.