Little Louis, New Orléans
1976, un peu avant
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Faut qu'au poste je reste fidèle,
en prêchant le blues ou le gospel.
Son House
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Au petit matin, la taverne des Deux Coupoles de la Nouvelle Orléans commençait à se vider. Little Louis crevé, mais la tête pleine de musique et d’envie de liberté, il quitta le bar et prit la direction de la gare. La ville qu’il traversait ce matin-là ne ressemblait pas à la ville qu’il avait parcourue la veille. Ses impressions étaient confuses, mais tout dans cette ville encore somnolente semblait suranné, comme sortit d’un vieux film. Little Louis mit cette ambiance sur le compte du dépaysement et de la fatigue.
Arrivé à la gare, Little Louis vit que le prochain train pour rallier Tulsa, partirait à six heures trente. Il avait un peu d’avance, alors il déambula dans la gare, sur les quais, entre les machines. La plupart des quais étaient encore vides, comme si le prochain train n’attendait que lui.
Quand l’heure approcha, Little Louis se dirigea vers son quai. Quelle surprise quand il découvrit le train qui l’attendait. Tous les trains qu’il avait observés étaient des machines modernes. Dans les années soixante-dix, les Etats-Unis étaient capables de fabriquer des merveilles de technologies. Mais ce train sortait tout droit d’un western en noir et blanc.
Little Louis fut impressionné par la locomotive. L’engin était old school, mais magistral. Cette machine était une Big Boy, une des plus grosses locomotives à charbon qui n’ait jamais été construite. Un engin de quarante mètres de long avec un poids de cinq cent quarante tonnes à pleine charge. Une fois bien préparée, elle pouvait développer une puissance de huit milles chevaux. Bien qu’elle se nomme Big Boy et qu’elle soit capable d’une formidable puissance, cette machine était majestueuse, si bien que Little Louis l’imagina plutôt comme une dame, une mère qui allait lui montrer le chemin et le protéger pendant son voyage. Bien qu’elle soit une machine à vapeur, la locomotive était rutilante. Sa peinture noire absorbait la lumière du jour qui se levait. Les mécaniciens avaient commencé à la faire chauffer et une fumée grise s’échappait de sa cheminée principale. Parfois la grande dame s’ébrouait et soufflait comme si elle était impatiente de commencer son voyage.
Little Louis regarda de chaque côté du quai. Il s’aperçut qu’il serait le seul voyageur à monter dans ce train. Étrange, mais son état de fatigue, à la suite de sa nuit blanche, endormit sa méfiance.
Il n’avait pas de billet. Bien qu’il ait gagné quelques billets pendant son voyage en cargo, il préférait garder son pactole pour les urgences. Ce train allait rouler de toute façon, un ticket en plus ou en moins ne ferait pas de différence. A quelques voitures de Big Boy, Little Louis choisit un wagon de marchandise dans lequel étaient entreposées quelques caisses assez grosses pour se cacher. Après un regard à droite et à gauche, Little Louis vit qu’il n’y avait toujours personne sur le quai. Il jeta son sac dans le wagon et s’y engouffra rapidement. Le wagon était propre, il sentait la poussière et la paille. Il observa les caisses et comprit qu’il allait voyager avec un stock de bourbon. Le voyage s’annonçait bien. Little Louis se trouva un coin caché entre les caisses et installa son sac et sa couverture. Quand la nuit est vivante, la journée doit être reposante.
Avant de sombrer, Little Louis pensa à ses amis Cy et Jesse. Il était le dernier des trois et ressentait que le « Little Louis » qui entreprenait ce voyage n’était plus le « Little Louis », lycéen de Paname qui rêvait de poésie. Ce nouveau Little Louis était une osmose des trois amis. Il les emmenait dans ce voyage initiatique. Il les emportait, ils étaient maintenant une part de lui-même.
Quand ses yeux commencèrent à se fermer, Little Louis sentit la locomotive vibrer de plus en plus fort. Elle se mit à trembler et avec un léger rugissement mécanique, le convoi se mit à bouger. Le rythme des claquements de roues sur les jonctions de rails finit d’endormir Little Louis.
A la Nouvelle Orléans personne ne se souviendrait de ce convoi, tracté par une dame nommée Big Boy.