Sam Wallace, Tulsa
Peu de temps avant le 31 mai 1921
* * * 36 * * *
Nos pensées nous bernent
Notre amour nous dupe
Nos émotions nous trompent
Notre colère nous leurre
Le blues, seul, exprime la vérité de notre âme
Le Roi Serpent
* * *
Beaucoup de trains se sont arrêtés et sont repartis de cette gare. Sam est devenu un vieil homme. Il ne devrait plus travailler, mais que peut-il faire d’autre ? Il a passé sa vie dans sa gare à gérer les horaires, les voyageurs, quelques problèmes techniques, ses employés. Il y était chez lui et ne voulait pas être ailleurs. Et puis, il avait le pressentiment qu’il devait rester ici. Cette idée ne le quittait pas. Alors il attendait Il restait à son poste et attendait.
Quelques mois avant que l’homme en noir n’arrive en ville, la situation à Tulsa s’était dégradée. Sans que Sam ne sache trop pourquoi, les tensions entre les communautés augmentaient jour après jour. Il supposait que c’était depuis l’arrivée de ce nouveau groupe religieux, les « Christian Identity ». Cette nouvelle église prêchait une religion dure et s’était fortement implantée dans la région. Les pasteurs trouvaient dans les textes sacrés des raisons à la haine, des raisons à la ségrégation des hommes.
Les imbéciles !
Cette haine était principalement dirigée vers les noirs et les indiens. Les populations d’origine asiatique étaient laissées en paix. C’était d’autant plus curieux que Tulsa avait été fondée par les indiens à peu près quatre-vingt années plus tôt et que la communauté noire avait été très active dans le développement de cette ville. Sam voyait cette haine comme le résultat d’un remord. Le remord des anciens colons qui avaient construit ce pays sur le sang des indiens, expulsés, éradiqués comme les mauvaises herbes de la prairie et qui s’étaient gavés de celui des africains, importés, déracinés, humiliés comme des bêtes de somme n’ayant comme valeur que celle des heures de travail qu’ils pouvaient fournir avant de crever.
Rapidement les tensions se transformèrent en actes de violence. Avec l’arrivée des « Christians », la ville a vu apparaître des bandes armées qui agissaient couverts d’une cagoule de jute blanche, ouverte juste aux emplacements de la bouche et des yeux. Ces groupes agissaient la nuit, vandalisant les magasins tenus par des noirs, agressant les fêtards nocturnes. Petit à petit la terreur s’était installée en ville. En réaction, les groupes opprimés s’organisèrent pour défendre leurs droits et leurs biens. Ils essayèrent des méthodes pacifiques, tentèrent d’obtenir le support des autorités. Puis en créèrent leurs propres milices, dont la mission était de défendre les quartiers noirs et principalement celui de Greenwood qui était le plus grand et le plus actif des quartiers de Tulsa.
Environ un mois avant l’arrivée de l’homme en noir à Tulsa, il y eut un événement qui mit le feu aux poudres. Un jeune garçon noir, Dick Rowland, fut accusé d’avoir agressé une fille blanche. Sam ne connaissait pas les détails de l’affaire, mais ce nom de Rowland lui était familier. Le jeune Dick était protégé par sa communauté ou en fuite, mais la police et les « Christians » le cherchaient activement. Sa potence était déjà prête.
Cet événement fut le prétexte tant attendu pour agir et justifier l’oppression. Le sheriff organisa un couvre-feu pour les noirs et leur interdit de quitter la ville. Tulsa était alors une prison à ciel ouvert pour toute une communauté qui commença alors à se barricader dans ses quartiers. Certains avaient bien essayé de fuir cette ville qui devenait un enfer. Ceux qu’on rattrapait furent pendus sur le champ.
L’enfer noir et les cagoules blanches s’installaient à Tulsa.
Le soir où le sheriff de Tulsa imposa les restrictions raciales, Sam, comme à son habitude, se trouvait sous son porche. Il se balançait sur son Rocking-chair. Pas de whisky ou de cigarette ce soir. Il était soucieux et ne voulait pas partager cela avec ses esprits de la nuit. Il réfléchissait et observait la lune, gibbeuse, éclatante. Elle suffisait à éclairer la rue et son porche.
Il entendit quelque chose qu’il n’avait pas entendu depuis bien longtemps. Un vacarme assourdissant ! Il reconnut ce bruit, tout d’abord parce qu’il savait maintenant ce qu’était une automobile car il commençait à y en avoir quelques-unes en ville, mais surtout parce que ce bruit le ramena cinquante ans en arrière, un soir de gibbeuse rouge.
Il vit alors la Cadillac Deville modèle 1959 s’arrêter devant sa maison. Cette Cadillac ressemblait bien à une automobile, mais elle n’avait rien de comparable avec les voitures sommaires que Sam pouvait voir en 1921. Sam se leva et avança vers l’entrée de son porche. La grande porte à vitre fumée de la Cadillac s’ouvrit et Hope en sortit tout doucement, comme un vieil homme, suivi de ses deux blacks mastards.
Sam eut un choc et se leva d’un bond ! Tout comme la Cadillac noire, Hope et ses mastards n’avaient pas changé. Sam était devenu un vieil homme depuis leur première rencontre et eux n’avaient pas été atteints par les années. Finalement, Sam regretta de ne pas avoir pris de whisky ce soir.
Tranquillement, Hope s’approcha de la maison et grimpa les quelques marches qui l’amenèrent sous le porche, tout près de Sam. Les blacks mastards restèrent près de la voiture.
– Bonjour Sam (la même voix grave qu’il y a cinquante ans) est ce que je peux m’asseoir avec toi ?
Sans attendre de réponse, Hope s’installa dans un fauteuil blanc posé dans un coin du porche et regarda Sam du même air malicieux qu’autrefois. Sam, qui n’avait pas encore dit un mot, se rassit dans son rocking-chair.
L’homme, si on pouvait appeler Hope un homme, n’avait pas changé, pas pris une ride. Perdu dans son costume noir à larges rayures, il croisa les jambes, ce qui révéla des chaussettes noires avec des étoiles blanches assorties à sa cravate, également étoilée. Les lunettes noires étaient plus modernes et son chapeau, toujours un Stetson Homburg noir en feutre, n’avait pas subi les affres du temps. Il ressemblait à un dandy qui aurait vieilli dans son costume de play-boy.
Sam n’osait pas rompre le silence, mais Hope était certainement revenu pour une bonne raison et Sam attendait.
– Tu te souviens de notre première rencontre, Sam ? Commença Hope.
– Bien sûr que je m’en souviens, répondit Sam sans agressivité, sans animosité. Comment pourrais-je oublier ?
Nouveau silence. Il y avait quand même une question qui lui brûlait les lèvres, alors il se lança.
– Marie ? Est-ce vous qui avez pris Marie ? Est-ce que c’était le prix à payer pour l’avoir quelques temps avec moi ?
– Non, je n’y suis pour rien Sam. Parfois la fatalité choisit elle-même nos destins. On n’y peut rien. Ce que je voulais, c’est que tu sois là où tu es maintenant, Sam. C’est ça dont j’avais besoin et j’ai juste fait ce qu’il fallait pour que tu y sois.
Sam eu peur du sous-entendu de cette réponse.
– Vous voulez dire que vous m’avez fait rencontrer Marie pour que je reste à Tulsa ?
Dans un petit rire, Hope répondit :
– Ca, Sam, tu ne le sauras jamais ! Et si maintenant tu nous servais ce whisky que tu gardes dans ton buffet, nous pourrions continuer cette conversation.
Sam se leva, entra dans sa maison et revint avec sa bouteille de whisky irlandais et sa blague à tabac. Il servit deux verres de cinq centilitres chacun et commença à rouler deux cigarettes. Pendant qu’il s’exécutait, le silence les enveloppait. Hope était toujours assis en face de lui, silencieux. Les deux blacks mastards étaient toujours debout, de part et d’autre de la porte de la Cadillac qu’ils avaient refermée, les bras croisés devant eux. Ils n’avaient pas fait un mouvement, pas dit un mot depuis qu’ils étaient arrivés.
En roulant nerveusement son tabac de Virginie, Sam se demandait ce qu’il allait se passer. A quoi rimait ce nouveau rendez-vous, cinquante ans après le premier ? Qui était ce Hope ? Certainement pas un homme. Un homme ne pourrait pas vivre aussi longtemps. Il était inquiet, il avait peur. Mais à son âge, plus de soixante et onze ans maintenant, la peur n’est plus un sentiment effrayant. La peur est une sensation quotidienne, avec laquelle il faut apprendre à vivre, une sensation qui vous rappelle que vous êtes vivant et que vous avez quelque chose à perdre. Sam ne craignait plus grand-chose. Il ne craignait pas la mort. Il ne craignait pas Hope, quoi qu’il soit. Il ne craignait qu’une chose : ne pas retrouver Marie, une fois au paradis. Son verre à la main et sa roulée au bec, Hope rompit le silence.
– Sam, si j’ai fait ce pacte avec toi il y a cinquante ans, c’était pour que tu fasses quelque chose pour moi, ici, dans cette ville. Maintenant.
Sam l’observait en silence.
– Sam, tu dois voir ce qu’il se passe à Tulsa en ce moment ? Ces salopards de « Christians » se préparent à un massacre. Ces « Christians » n’ont rien de chrétiens, Sam, rien du tout ! Je connais la bible Sam, je la connais très bien et rien ne dit dans la bible que des frères de couleurs différentes doivent se combattre. On peut tous écouter la même musique, aimer les mêmes femmes et s’accouder au même bar !
Sam fut surpris de cette tirade à mille lieux du discours religieux qu’il pensait entendre. Hope continua.
– Maintenant, j’ai besoin de toi Sam. J’ai fait ma part du marché, tu as eu cette fille, maintenant tu dois remplir ta part.
Sam reçut comme un coup de poing dans l’estomac. Il avait bien remarqué que Marie avait accepté de le revoir juste après cette fameuse nuit rouge, mais le temps passant, il avait préféré oublier ce doute et penser qu’il avait séduit Marie par le simple fait de ses qualités. Hope sentit son désarroi et le rassura.
– Elle t’a aimé Sam, vraiment aimé. Je n’ai fait que faciliter le destin. J’ai simplement mis un carrefour sur vos routes.
– Qu’attendez-vous de moi dans ce cas ?
– C’est très simple Sam, très simple ! Beaucoup de nos frères doivent se cacher dans cette ville pour ne pas y mourir. Ils ne peuvent pas s’enfuir. Toi, tu as les moyens de les aider Sam. Oui, tu peux les aider.
– Mais … comment ? S’inquiéta Sam.
Hope avait terminé son verre et sa cigarette était partie en fumée. Il se leva du fauteuil blanc, descendit les quelques marches en bois en disant :
– Tous les jours des trains quittent ta gare avec des wagons vides, Sam. Utilise les, Sam ! Utilise-les.
Une fois que cette idée avait fait le tour de sa vieille caboche, elle paraissait évidente et Sam se demandait pourquoi il n’y avait pas pensé tout seul. Peut-être n’avait-il pas conscience de l’urgence de la situation, peut-être n’avait-il jamais pensé qu’il pouvait passer d’observateur à acteur.
– Hope ! Héla Sam. Et si je refuse de faire ce que vous me demandez ?
Sans se retourner et en continuant à avancer vers sa Deville cinquante-neuf, Hope répondit :
– Tu ne peux pas refuser Sam, tu sais très bien que tu ne peux pas refuser.
Puis Hope monta dans sa Cadillac. Les blacks mastards le suivirent et fermèrent la porte. Le moteur de trois cent vingt-cinq chevaux se mit à vrombir et la Cadillac disparut.
Sam attendit quelques secondes que le calme retombe et que ses idées se remettent en place. Il se retourna pour rentrer chez lui quand il aperçut, du coin de l’œil, un homme noir, jeune, en costume rayé avec le rouge incandescent d’une cigarette allumée posée à ses lèvres. Il était dans l’ombre, accoudé à un arbre de l’autre côté de la rue. Sam se retourna brusquement pour faire face et observer cet homme, mais il avait disparu. Il n’y avait plus personne. Il était troublé, il lui semblait avoir reconnu cette ombre, cette allure, cette forme de visage. Il lui semblait avoir reconnu Dude, toujours jeune. Mais c’était impossible.
Perturbé, Sam rentra chez lui et sentit une sensation sur la poitrine qu’il n’avait pas ressentie depuis longtemps, depuis cinquante ans. Il courut vers son miroir le plus proche et s’arrêta net. Il n’eut pas besoin d’ouvrir sa chemise car il vit dans le haut de son cou, la tête du serpent noir, qu’il avait vu tatoué sur sa poitrine lors de cette première rencontre avec Hope. Ce serpent noir regardait Sam de façon persistante, glaçante. Avant même qu’il puisse réagir, le serpent noir glissa furtivement à l’intérieur de sa chemise.
Extenué par cette soirée et sentant que son destin lui échappait, Sam n’eut pas le courage d’ouvrir sa chemise. Il se dirigea vers l’extérieur, pour prendre l’air.
Quand il arriva sous son porche, l’ambiance avait changé. La lune, gibbeuse, était devenue rouge, complétement rouge et elle devrait le rester un moment.
Sam se réveilla le lendemain pour le premier jour de sa nouvelle vie. Finalement ce que lui avait demandé Hope lui semblait évident. Il avait toujours vécu nourri des cultures et des voyages des autres, et il ne voulait pas se retrouver dans le camp des extrémistes et des suprématistes blancs qui se cachent derrière des cagoules pour appliquer leurs idées infectes et faire leurs sales boulots.
Assis devant son premier café, il était décidé. Il savait pourquoi il s’était toujours senti à sa place dans cette ville et dans cette gare. Il devait être ici pour ce qu’il allait faire maintenant, pour ce qu’il devait faire maintenant.
Une fois son café terminé, il se dirigea vers son cabinet de toilette. Torse nu, il observa quelques instants le serpent noir, tatouage immobile. Ce serpent était maintenant une partie de lui, il ne lui faisait plus peur, il était son ange protecteur.
Ce jour-là, Sam rendit quelques visites à ses meilleurs amis en ville. Tous étaient des personnes de confiance. Il y avait des amis de la bibliothèque et de son club de lecture, quelques commerçants avec qui il avait tissé des liens. Tous étaient chargés de prendre contact avec leurs connaissances de la communauté noire pour faire passer le mot qu’une porte allait s’ouvrir.
Avec deux de ses collègues, qui partageaient ses opinions sur les cagoulés, il organisa la fuite de ceux qui voulaient quitter Tulsa. Tous les deux jours, un train arrivait à Tulsa avec un convoi de céréales et des wagons citernes vides. Ces trains repartaient vers Oklahoma City, avec les citernes pleines de pétrole et les wagons de céréales vides. Ces wagons allaient vivre une nouvelle vie.
Sam avait chargé un ami fiable qui travaillait au dépôt de la gare d’Oklahoma City d’aider les réfugiés à quitter la gare. Et les deux fils de Sam devraient s’occuper de trouver un logement et un emploi à ceux qui le désiraient. Ils aideraient ceux qui voulaient continuer le voyage, légalement cette fois-ci, à repartir vers une nouvelle destination.
L’après-midi qui précédait chaque départ, un des employés de Sam, dit le passeur, irait chercher les volontaires à l’exode, pendant que le second, appelé le convoyeur, préparerait le wagon et vérifierait que les parages étaient bien déserts. Durant la journée, le passeur récupérerait les fuyards à des lieux de rendez-vous discrets et les amènerait un par un dans un junk point suffisamment tôt pour éviter le couvre-feu. Quand le groupe serait constitué, ils attendraient que la nuit tombe et resteraient enfermés quelques heures après la fermeture du bar. Une fois la ville endormie, le groupe quitterait le junk-point, pour rejoindre la gare et le wagon libérateur qui les attendrait.
Depuis, toutes les deux nuits, une bande de fantômes traversait Tulsa, d’ombre en ombre sous une gibbeuse rouge.