Avril | Chapitre 8

Par Hinata

Au lieu d'ouvrir la porte de son appartement avec les clefs qu'elle tenait, Théo appuya tout bêtement sur la sonnette. Appuyée contre le mur du couloir, elle fit sauter un peu le trousseau dans sa main valide puis ouvrit la bouche, sans doute pour donner à Raphaëlle une explication. Le bruit du verrou derrière la porte la coupa dans son élan. À la surprise de Raph, c'est une silhouette féminine qui apparut dans l'embrasure.

—  Yo Solène, fit Théo en passant le seuil de l'appartement. T'as vu, cette fois j'ai sonné pour vous laisser le temps de vous rhabiller.

La dénommée Solène leva les yeux au ciel avec amusement. Elle avait un visage de chat, avec des joues velouteuses et des yeux en amande. Elle se détourna de Théo, qui disparaissait déjà dans l'appartement, pour accueillir Raphaëlle, restée en retrait sur le paillasson.

—  Enchantée, je suis Solène, la copine d'Arthur.

Elle lui tendit la main mais réalisant que Raph ne pouvait pas la lui serrer avec Jeanne dans les bras, elle lui fit gentiment signe d'entrer et se chargea de refermer la porte derrière elles. Raphaëlle n'eut pas le temps de regarder un peu l'endroit où elle se trouvait. Déjà, Arthur venait à sa rencontre dans le couloir, sa petite sœur trépignant dans son ombre.

—  Bonjour, la salua-t-il avec légèreté.

Il dépassait Théo en taille, mais de peu. Ses cheveux lui tombaient sur le front, frôlant la monture argentée de ses lunettes. Malgré les traits affirmés de son visage, moins amène que celui de sa sœur, son allure toute entière respirait le calme.

—  J'espère que Théo ne t'a pas harcelée pour que tu viennes ici, glissa-t-il avec un regard en biais vers l'intéressée.

—  Arrête d'insinuer des bêtises, protesta Théo.

—  C'est toi qui as commencé, répliqua tranquillement son grand frère. Tu crois que je n'ai pas entendu ce que tu as dit à Solène en arrivant ? Respecte un peu tes aînés si tu ne veux pas te faire charrier.

Ravie d'être défendue, Solène se glissa jusqu'à son copain et passa un bras affectueux autour de sa taille.

—  Forcément, à deux contre un, se plaignit Théo tout en se rapprochant de Raph. Faites gaffe, hein : nous, on est trois !

L'entendre inclure Jeanne aussi naturellement, quoique de façon peut-être un peu prématurée, lui procura un plaisir naïf que Raph savoura discrètement. Elle se raidit toutefois quand Théo passa une main dans son dos. D'une légère pression, elle la poussa simplement plus avant dans l'appartement et Raph se laissa guider.

Le salon d'Arthur et Théo n'était pas bien spacieux, mais très lumineux. Derrière le canapé, un escalier en bois grimpait jusqu'à une mezzanine. Raphaëlle retira son manteau et celui de Jeanne sans cesser d'observer les lieux. Comme chez elle, aucune cloison ne séparait la cuisine de la pièce-à-vivre. Sur un bar qui servait à la fois de frontière et de table, rôdaient les restes d'un déjeuner.

—  Donne, je te débarrasse.

Elle confia leurs vestes à Arthur qui partit les ranger. Un miroir ovale lui rendit malgré elle son reflet. Ses cheveux retombaient platement sur ses épaules, son teint faisait peur à voir et l'assortiment de sa tenue laissait à désirer. La certitude de faire mauvaise impression lui tomba dessus sans prévenir.

— Dis-moi, Théo, s'enquit Solène d'un air un peu taquin, tu ne devais pas chercher du travail aujourd'hui ?

Déjà assise dans un fauteuil, Théo s'y enfonça un peu plus avant de rétorquer :

— Non, c'est mon jour de pause.

— Ah, je vois. Et toi, Raph ?

Plus que d'entendre son surnom dans sa bouche, ce furent les yeux souriants de Solène qui la prirent au dépourvu.

—  Tu fais quoi dans la vie ?

—  Je suis professeure des écoles, répondit-elle sagement en faisant basculer Jeanne sur son autre hanche. Mais je suis en congé parental depuis mi-février.

—  Ah oui, pour t'occuper de… Jeanne, c'est ça ?

Raph hocha la tête. Cette fille avait une bonne mémoire des prénoms. Est-ce que Théo avait parlé d'elle suite à leur premier rendez-vous, ou bien seulement avant de les faire venir ?

— Et toi ? osa-t-elle demander en retour.

— Je suis web designer en free-lance, expliqua Solène. Je travaille depuis chez moi mais quand Arthur a une journée de libre, j'en profite pour bouger ici.

— Heureusement, Arthur n'a pas beaucoup de journées de libres, l'asticota Théo.

À en juger par la complicité entre ces deux-là, Solène et Arthur devaient se fréquenter depuis un certain temps.

— Tu veux que je jette un œil à Jeanne tout de suite ? déclara le timbre grave d'Arthur dans son dos.

S'il n'avait pas parlé aussi posément, Raph en aurait sursauté. Elle hocha timidement la tête.

— Hé Théo, intervint Solène, on allait se caler sur la console. Ça te dit une petite partie ?

Elles grimpèrent sur la mezzanine, leur laissant le salon. Arthur invita gentiment Raphaëlle à s'asseoir. Calée dans le fauteuil, Jeanne installée sur ses genoux, Raph se sentit déjà plus à l'aise. Arthur alla chercher une petite trousse à pharmacie. Tout en l'ouvrant, il commença par simplement lui poser des questions. Raph s'efforça de répondre le plus précisément possible, encouragée par les hochements de tête attentifs d'Arthur. L'infirmier ne se laissa pas trop déconcerter par les protestations de Jeanne tandis que sa main gantée examinait l'intérieur de sa bouche. Quand il eut fini, sa nièce eut tout de même le droit à des félicitations tranquilles, ce qui ne lui fit pas plus apprécier la suite de la consultation. Sous les yeux inquiets de Raph, Arthur observa ses pupilles, ses oreilles et prit sa température. Quand il s'employa finalement à ranger ses affaires, Raph n'y tint plus et demanda :

—  Et alors ? Elle a quoi ?

—  Mal aux gencives, et on dirait aussi une petite otite à l'oreille gauche.

— Les bébés peuvent avoir des otites ? s'alarma Raphaëlle.

—  Oui, et elles ne sont pas toujours faciles à repérer.

— Il y a un traitement ? Qu'est-ce que je dois lui donner ?

Arthur la rassura aussitôt : il existait des médicaments pour la soulager, et de toute façon, il avait bien l'impression que le pire était passé, son état était déjà en train de s'améliorer. Bien sûr, si son état avait l'air d'empirer dans les prochaines vingt-quatre heures, il l'encourageait à emmener Jeanne chez le médecin. En attendant de passer à la pharmacie, ils pouvaient déjà mettre deux ou trois gouttes d'eau tiède dans son oreille et la nettoyer un peu pour apaiser l'infection. C'est ce qu'ils firent donc sans perdre de temps. Jeanne pleura pendant la manœuvre mais eut l'air ensuite légèrement soulagée. Pour l'aider à se remettre de toutes ces émotions, Raph lui sortit un gâteau de son sac.

— Je te sers quelque chose à boire ? proposa Arthur.

Assis au bar de la cuisine, ils entamèrent leur première discussion autour d'un sirop. Contrairement à ce qu'elle redoutait, Arthur ne lui posa aucune question ni ne fit aucun sous-entendu sur sa relation avec Théo. Ils conversèrent allègrement de choses et d'autres, notamment du travail d'Arthur en maison de retraite. Leur fond sonore se composait principalement des mastications de Jeanne, mais aussi du jeu vidéo et des exclamations de Solène et Théo, et parfois des coups de klaxon dans la rue, peu surprenants à cette heure de la journée.

— Ah, il est déjà tard, nota d'ailleurs Arthur au bout d'un moment.

Il se plaça en contrebas de la mezzanine pour appeler :

— So ! Ça te dit de descendre à la pharmacie avec moi ? Comme ça on passe prendre de quoi dîner au passage.

Solène donna aussitôt son approbation. Une fois en bas de l'escalier, elle fit signe à Raphaëlle :

— Théo t'attend là-haut pour prendre ma relève.

— Vous restez dîner ici avec nous ? l'interrogea Arthur qui se préparait déjà à partir.

La voix de Théo s'éleva depuis la mezzanine :

— Oui !

— Ce n'est pas à toi que je demande, maugréa son frère en se pinçant l’arête du nez par-dessous ses lunettes.

Raphaëlle se félicita d'avoir emmené avec elle le biberon de Jeanne et une dose de lait en poudre.

—  On reste, confirma-t-elle.

—  Super ! se réjouit Solène. Allez, soyez sages, on revient vite.

Le couple disparut dans le corridor et une seconde plus tard, la porte de l'appartement claquait derrière eux. Raphaëlle prit le temps de débarbouiller rapidement les mains et la bouche de Jeanne, avant de grimper prudemment avec elle les escaliers de la mezzanine.

Théo l'attendait sagement, assise en tailleur sur une banquette à même le sol qui avait l'air d'être aussi un lit. Elles ne s'étaient même pas quittées une heure, pourtant Raph était bêtement heureuse de la revoir.

— Bienvenue dans mon royaume, les accueillit-elle avec un large sourire.

Le plafond était juste assez haut pour que Raphaëlle ne ressente pas le besoin de se baisser. De chaque côté de l'écran de télévision, des étagères improvisées ployaient sous des piles de livres où pointaient ça et là quelques figurines. Tout au fond, une penderie abritait une partie de sa garde-robe. Le reste gisait sur un petit fauteuil qu'on devinait à peine sous la montagne de vêtements.

— C'est quel jeu ? demanda Raph en prenant place à côté de Théo sur la banquette.

— Le meilleur du meilleur, répondit-elle en lui tendant une manette.

La présence de Jeanne et l'absence de ses lunettes servirent fréquemment d'excuses pour la performance déplorable de Raphaëlle. Théo eut la courtoisie de ne pas faire remarquer qu'elle était aussi largement handicapée par son bras. Après quelques parties, elles abandonnèrent de bon cœur la console pour accorder à Jeanne l'attention qu'elle réclamait. Le bruit de la porte d'entrée rompit finalement la bulle paisible qui s'était construite autour d'elles. 

— C'est nous, chantonna Solène. Rhabille-toi, Théo !

Théo lui renvoya un rire cynique par-dessus la rembarde. Raphaëlle se leva sans grand entrain. Elle serait bien restée quelques heures de plus sur cette mezzanine coupée du monde. Heureusement, une vue des plus réjouissantes les attendait sur la table de la cuisine : en plus du petit sachet de pharmacie, Solène et Arthur avaient ramené un véritable festin de sushis. 

— J'ai faim ! s'exclama joyeusement Théo en louchant sur les palettes colorées. Y a des makis végé ?

— Une tonne, lui assura Solène.

Raphaëlle alla chercher dans son sac le biberon et le lait de Jeanne.

— Il te faut de l'eau chaude ? s'enquit Arthur à l'adresse de Raph qui acquiesça.

— Oh non, je voulais trop lui faire goûter des sushis, déplora Théo.

— Il va falloir attendre encore un ou deux mois, sourit Raphaëlle.

Puisqu'on lui refusait une initiation culinaire, Théo se porta volontaire pour lui donner son biberon. Raph lui fit d'abord avaler le médicament à base de paracétamol qu'Arthur et Solène avaient rapporté, puis elle aida Théo à installer Jeanne sur ses genoux. Comme d'habitude, son plâtre eut un grand succès auprès de la petite. Tenant avec application le biberon dans sa main valide, Théo se jeta enfin à l'eau. Ce fut un peu difficile au début. Jeanne détourna obstinément la tête à chaque fois que la tétine faisait mine de l'approcher. Au grand effroi de Théo, elle commença même à pleurer. Arthur se moqua d'elle, prétendant qu'elle lui faisait peur parce qu'elle avait un sourire idiot et parlait trop vite.

— Je ne vais pas tirer la tronche et lui parler comme à une débile, se défendit Théo.

Tout en enfournant des sushis les uns après les autres, Raphaëlle s'amusait bien de leurs gamineries. Récompensant la persévérance admirable de Théo, Jeanne finit par se laisser amadouer et accepta son biberon. Occupée à la regarder boire goulûment, Théo en oublia pratiquement de se nourrir elle-même. Le repas s'éternisa dans une langueur agréable, favorisée par la bière japonaise qu'ils s'étaient partagée. C'est Arthur qui évoqua en premier l'heure affreusement matinale à laquelle il devrait se lever le lendemain. Solène fit la moue en se plaignant que son sommeil soit interrompu par son départ aux aurores.

— Tu n'as qu'à dormir avec moi, la taquina Théo,  je compte bien faire la grasse-matinée.

— T'es pas mon genre, trésor. Fais-toi une raison.

Raphaëlle s'efforça d'ignorer le regard en coin que Solène laissa tomber dans sa direction. La question de Théo lui offrit une distraction bienvenue :

— Tu veux que je te raccompagne ?

— Oh, euh, ça te fait un peu loin, quand même.

— Non, pas du tout.

Le clin d'œil complice que Solène échangea avec Arthur acheva de la convaincre et Raphaëlle céda avec plaisir. Leur trajet en métro se déroula bien plus calmement qu'à l'aller. Moins de monde circulait sur la ligne et Jeanne se montra surtout beaucoup plus agréable. En arrivant devant son immeuble, Raphaëlle trouva difficile à croire que l'enfer qu'elle avait vécu là-haut remontait à quelques heures seulement. Une angoisse sourde pointa le bout de son nez à l'idée que la nuit se déroulât comme la précédente. Les paroles d'Arthur lui revinrent à l'esprit et la rassurèrent quelque peu.

— On y est, lâcha Théo.

Raph agrippa nerveusement la lanière du porte-bébé où Jeanne somnolait à moitié. C'était le moment où jamais de poser à Théo la question qu'elle avait ruminée toute l'après-midi. Mais était-ce vraiment une bonne idée ? Elle devrait peut-être en discuter d'abord avec Daya, mais ensuite il serait peut-être trop tard pour s'organiser. Allez, qu'est-ce qu'elle risquait ?

— Euh, est-ce que tu vas être occupée le mois prochain ?

Théo eut l'air un peu embêtée. Raph mourut d'envie de se raviser tout le temps que dura son hésitation, mais elle tint bon.

— Oui et non, déclara enfin Théo. Disons que j'ai l'intention de claquer la porte de mon travail actuel dès que mon congé maladie se termine. Et je suis censée en trouver un autre un jour si je veux pouvoir continuer de payer ma part du loyer à Arthur. Donc techniquement, à part enlever mon plâtre, je n'aurai pas trop d'obligations, non. Pourquoi ?

Allez, Raph.

— Je vais partir passer deux semaines avec Jeanne chez mes parents, dans le sud de l'Italie.

Théo se réjouit aussitôt pour elle.

— Oui, c'est super, concéda Raph. Et en fait, je voulais te proposer, si tu veux… Enfin si ça te dit… Est-ce que tu veux venir avec nous ?

Les yeux brillants de Théo s'écarquillèrent. Raph détourna aussitôt les siens, intimidée par sa propre audace.

— Tu me proposes de passer deux semaines avec toi et Jeanne, chez tes parents, dans le sud de l'Italie, au mois de mai ?

— Non, tu as raison, c'est complètement idiot. On se connaît à peine. Tu as des choses à faire à Lyon…

Théo fit quelques pas en avant pour prendre affectueusement ses mains dans les siennes.

— Non, bien sûr que non. Je suis carrément partante.

Son regard brûlant avait l'air de dire beaucoup d'autres choses et Raph sentit le rouge lui monter aux joues. Puis un goût amer l'envahit. Sentant ses paumes devenir dangereusement moites, elle les libéra doucement de l'emprise de Théo et les enroula autour de Jeanne.

— Dans ce cas, il y a autre chose que je dois te dire. C'est encore difficile pour moi d'en parler, mais c'est important que tu le saches.

Même les yeux baissés sur Jeanne, elle percevait Théo l'écouter avec attention.

— La mère de Jeanne s'appelle Emma. C'est ma petite sœur. Elle a vingt-deux ans. Et le treize février, elle… Elle… Il y a eu un accident. Une voiture l'a renversée et… Elle n'a pas… Elle est morte.

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